Russes et Russie

 

“La représentation des Russes et de la Russie chez Gabriel Osmonde”, dans Représentation des Russes et de la Russie dans le roman français des XX et XXI siècles, Murielle Lucie Clément (ed.), Editions Universitaires Européennes, 2012

Gabriel Osmonde est un nom de plume de l’écrivain franco-russe Andreï Makine. Nous avons montré ailleurs[1] quelques passerelles entre les différents romans des deux auteurs et il n’est pas dans notre propos d’y revenir. Toutefois, on ne saurait trop insister, selon nous : ces deux écritures offrent encore plus de dissemblances que d’affinités et, si Andreï Makine a choisi de signer d’un autre nom certaines de ses fictions, cela n’est pas sans raison. Il serait trop facile de faire l’amalgame entre les deux auteurs sous prétexte qu’ils sont réunis dans la même personne physique, mais force est de reconnaître que certains traits des fictions de l’un se retrouvent dans celles de l’autre. Le sujet de notre présent article nous permet cependant de laisser de côté cet aspect et de nous concentrer – majoritairement mais non uniquement – sur deux fictions signées Osmonde – que, par ailleurs, nous traitons comme un auteur indépendant – Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de vieillir (2001)[2] et Alternaissance  (2011)[3].

Les romans de Gabriel Osmonde

Gabriel Osmonde est l’auteur de plusieurs romans qui ont tous en commun de mettre en scène des personnages principaux possédant une grande conscience philosophique : Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de vieillir, suivi par Les 20.000 Femmes de la vie d’un homme (2004)[4], de L’Œuvre de l’amour (2006)[5] et du dernier en date, Alternaissance, quatrième roman signé Osmonde.

Le lecteur étant encore peu familier avec l’œuvre d’Osmonde, nous en faisons ici une brève présentation[6]. Dans Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de vieillir, Laura Baroncelli est sur le point de se suicider en se tailladant les veines des poignets allongée dans l’eau chaude de sa baignoire, lorsque la vue de l’empreinte d’un pied nu masculin sur le carrelage la surprend. Femme d’action, elle remet à plus tard son passage à l’acte et entreprend une enquête pour élucider la présence des traces chez elle. Le lecteur apprend à la connaître au cours des pages suivantes révélant sa vie antérieure et les possibilités d’abstraction de son regard philosophique sur l’existence.

Laura Baroncelli métaphorise le principe proustien où un événement, parfois mineur et singulier, devient un moment clé de réminiscence pour une ouverture sur le réel. L’évocation de la neige et de la voltige des flocons se substitut à la madeleine et entraine l’héroïne dans une succession de pensées. Le lecteur peut alors suivre le fil de ces pensées et découvrir la personnalité de Laura, tant il est vrai que l’humain existe par l’élaboration de sa réflexion et l’activation de sa mémoire.

Le projet d’Osmonde reconstruit Laura sous les yeux du lecteur par le cheminement de sa réflexion depuis son époque estudiantine jusqu’au moment fatidique de la décision du suicide que seule la vision de l’empreinte du pied l’empêche de mettre à exécution. Le lecteur se voit au début du récit confronté à l’horreur de la tentation mise en place. Osmonde cerne de façon fictionnelle l’indicible de l’effroi augmenté par la rationalité de l’héroïne. C’est un effroi extraordinaire ne concernant que le lecteur qui assiste impuissant – cela va de soi – aux derniers préparatifs de ce qui devrait composer la disparition de Laura Baroncelli dont il ignore, à ce point du roman, qu’elle est l’héroïne des pages qui suivront.

Ce qu’Osmonde développera dans ses romans ultérieurs, déjà présent dans La Femme qui n’avait plus peur de vieillir, est ce que notre société occidentale enfouit, aseptise en quelque sorte : le corps de la femme extrême, ce corps que Laura essaiera de ne pas voir, même et surtout, en face des miroirs réfléchissants, symboles du regard des autres. La littérature osmondienne devient ainsi le miroir même où se reflète cette société qui refuse en son sein la présence visible de ces femmes extrêmes.

Le deuxième roman, Les 20.000 Femmes de la vie d’un homme, a pour thème principal la brièveté de l’existence humaine. Son héros, Alexis Taraneau, en fait la déduction après avoir déniché les revues pornographiques de son père et s’être imaginé l’amant comblé de ces femmes enfouies entre les feuillets photographiques. Il rêve d’avoir tous les jours une maîtresse différente et vivre ainsi un million de liaisons charnelles. Lorsqu’il calcule ses possibilités dans ce domaine, le chiffre incroyable obtenu de vingt mille jours le hante. La vie ne ferait que cela. À l’âge adulte, il s’embraque pour une croisière autour des îles Lofoten sur le Queen of the Baltic, un paquebot dont les hôtesses s’évertuent à satisfaire les plus invraisemblables fantasmes sexuels de la clientèle masculine.

Godbarsky, le protagoniste principal de L’Œuvre de l’amour, devient photographe pour des revues pornographiques après une carrière avortée dans l’enseignement et une crise psychologique lui valant un séjour en clinique psychiatrique. Une de ses étudiantes en philosophie, Sandra Cohen, met brillamment en pratique sa théorie métaphysique sur les « femmes aux gros seins ». Femme de dimensions physiques extrêmes elle-même, elle se prostitue à la recherche de l’absolu et fait cadeau de ses écrits à Godbarsky qu’elle sauve de la folie.

Dans Alternaissance, le narrateur parcours la planète et visite les Diggers, une société de savants disséminée aux quatre coins du monde et à la recherche d’une prise de conscience générale et collective pour sauver la terre. Une de leurs pratiques, l’holopraxie, permet à l’individu l’expérience de ses vies passées, présentes et à venir dans un minimum de temps et le recul de ses limites sensorielles.

Le lecteur suit le protagoniste dans une narration organisée sur la géographie planétaire, un parcours à travers le monde occidental et les séances d’holopraxie présentées par les diverses fondations de diggers. À chaque déplacement, le héros est placé dans des situations où différentes facettes de l’homme le confrontent. Les descriptions des séances d’holopraxie, de films et de photographies démontrent la nature humaine dans ses aspects les plus abjects bien souvent. Ces ekphraseis officient comme des nœuds narratoires et permettent à l’auteur des digressions philosophiques par l’entremise de ses personnages. Cette technique, déjà utilisée dans ses ouvrages précédents, culmine dans Alternaissance. Le lecteur peut « vivre » l’holopraxie de façon beaucoup plus identificatoire que les photographies qui, en règle générale, sont plus vues que vécues.

Les ekprhaseis filmiques apportent une intensité dramatique encore plus grande lorsqu’elles représentent l’inénarrable et l’angoisse comme dans celles de pedopornophilie et leur aspect vraisemblable amplifié par la crudité et leur prégnance de terreur. Osmonde n’explore pas tant le sadisme des hommes en soi, mais le montre. L’appartenance à l’espèce des bourreaux comme à celle des victimes horrifie le lecteur, l’abandonnant pantois et troublé sans qu’il soit possible de parler de catharsis. Les pages se dérobent à l’analyse et ne peuvent être qu’absorbées à la lecture, laissant derrière elles une béance métaphoriquement et structurellement impossible à combler par la théorie.

Le roman reste un moyen d’explorer des aspects de la société restés obscurs ou peu connus. Osmonde montre la pédopornographie en employant parfois la technique de la novellisation. Il évoque le travail des diggers qui cherchent à provoquer la prise de conscience des sujets. Il est difficile pour le lecteur de trancher entre faits factuels et faits fictionnels. Les seuls diggers connus étant ceux de San Francisco, disparus en tant que groupe, mais dont les anciens membres affirment avoir essaimés autour de la planète avec des objectifs ayant évolués dans ce sens.

Les données sur les animaux sont réels et racontent les travaux de scientifiques en cours. Une grande partie des explications liées sont les réflexions du narrateur et peuvent être considérer comme de la fiction, mais de la fiction possédant un noyau de vérité, de réel. Pour la rédaction de son roman l’auteur s’est appuyé sur de nombreuses archives et rapports appartenant à la recherche biologique actuelle, des pans de savoir transférés dans l’espace fictionnel.

Toutefois, le noyau du roman est formé par le jeu social et les trois différents stades possibles de la position humaine dans ce jeu inéluctable, appelées les trois naissances. La première, correspondant à la venue au monde, est la naissance physique dont les caractéristiques accompagneront l’être toute sa vie (exception faite de quelques changements possibles grâce à la chirurgie esthétique) ; la deuxième découle de la position sociale occupée par l’être et elle est générée par le jeu sociétal. Mais, selon Osmonde, même s’il s’agit d’un enjeu planétaire, l’organisation de ces deux premières naissances est une impasse. La première naissance, c’est la mort à plus ou moins brève échéance ; la deuxième naissance, c’est la singerie sociale, quelle qu’elle soit. On peut être président de la République, on peut être un magnat, on peut être clochard, tous les cas de figure sont finalement insignifiants pour une raison très simple. C’est que cela n’aboutit à rien qu’à la mort cellulaire. C’est en définitive un projet politique : organiser la vie de ces bêtes humaines, quelle forme sociale, politique, juridique, militaire on donne à cette association d’animaux sociaux pour qu’ils ne s’entrégorgent pas très vite et que cela puisse être vivable. Osmonde propose de dépasser ce stade politique qui lui aussi mène à une impasse. C’est un projet politique : le dépassement de la politique.

Notre propos

Pour l’insertion de notre article dans ce recueil, La Représentation des Russes et de la Russie dans le roman français, nous reviendrons à Andreï Makine de façon subsidiaire pour autant que cela soit pertinent pour notre propos et d’autant plus que plusieurs contributeurs traitent cet auteur sans référence à Osmonde. Nicole Thatcher dans « Nostalgie de “l’horizon radieux” » considère Makine comme le chantre de l’homme et de la femme soviétiques ordinaires en quête de « l’horizon radieux » que leur fait miroiter le système politique. Pour le héros makinien, il est difficile de croire en la bonté de l’homme et cependant, son salut réside en cette foi. Héléna Duffy[7] voit chez Makine et principalement dans Au temps du fleuve Amour, une orientalisation des Russes et de la Russie, – terme repris d’Edward W. Said et de son essai Orientalisme. L’orientalisme créé par l’Occident –, une représentation « grossièrement schématique et réductrice ». Amélie Thérésine analyse La Terre et le ciel de Jacques Dorme dont, selon elle, la construction discursive nécessite un lecteur actif. Les clichés, pour autant qu’ils soient reconduits, sont infirmés par Makine qui s’émancipe des références littéraires convenues et développe une vision singulière de la France et de la Russie.

Nous souscrivons – dans les grandes lignes – à ces analyses avec, cependant, un ajout. Une grande partie des romans d’Andreï Makine[8] se déroulent en Russie ou en Union soviétique avec pour décors les grands espaces enneigés, les tempêtes de neige, la blancheur de celle-ci en images récurrentes, tant il est vrai que la neige semble l’apanage sine qua non d’une représentation de ce pays dans la littérature[9].

Comme les synopsis des romans de Gabriel Osmonde nous l’ont laissé voir, l’érotisme est un thème récurrent chez l’auteur, un symbole fort[10]. Toutefois, une lecture plus approfondie nous en laisse apercevoir bien d’autres. La neige, parmi ceux que nous avons relevés, serait-elle aussi le symbole de la Russie et des Russes ? Ce que nous nous proposons de rechercher dans les pages qui vont suivre. Mais avant cela, nous aimerions dans le prochain paragraphe nous pencher sur le nom d’Osmonde, parenthèse dont la pertinence se révèlera ultérieurement.

Osmonde, le nom

L’osmonde, une fougère des lieux humides (de la famille des Osmondacées), aux grandes feuilles lobées et sans dents, dont le sporange présente un épaississement en fer à cheval, se plaît au bord des marécages ou des bassins. « L’Osmonde royale qui appartient à la famille des Osmondacées, a, non pas un anneau, mais une zone de déhiscence sur une face de son sporange »[11]. La déhiscence est l’ouverture spontanée des organes végétaux qui, du fait de cette explosion, projettent au loin les graines et en permettent une meilleure dissémination. Les Osmondacées sont une famille de fougères du groupe des Filicales, dont le flanc du sporange présente des cellules épaissies en un anneau rudimentaire, à déhiscence transversale sur le flanc opposé. En outre, dans l’Encyclopédie de la Pléiade se lit : « Seules les Osmondacées remontent au Permien ; aucune des autres familles du groupe n’est connue avant le Jurassique »[12].

De ce qui précède, nous pouvons relever quatre points. Premièrement, l’osmonde pousse en terrain humide souvent marécageux. La composition du marécage se situant entre  terre et eau, il est correct de considérer sa flore comme végétaux de l’une et de l’autre, d’une sorte d’entre-deux-mondes. Deuxièmement, l’osmonde  remonte au Permien, un système géologique d’une période vieille de plus de deux cent cinquante millions d’années, nommée d’après la région de Perm en Russie[13]. La fin du Permien a vu l’extinction d’environ soixante-quinze pour cent des espèces terrestres et quatre-vingt-seize pour cent des espèces marines, selon l’estimation des paléontologues. Troisièmement, Osmonde est un substantif exceptionnellement usité en littérature. Nous avons pu en noter seulement deux occurrences d’où nous pouvons conclure à la rareté de sa présence dans ce domaine. La première, que nous reproduisons ici, est un poème de Jean Moréas :

[…] mon beau souci, dame, ma dame sans merci, de ce cœur, telle la plaine féconde, m’allez-vous faire un cœur plus dénudé que le bois par l’hiver émondé, et plus stérile que l’onde. Galatée ! L’osmonde joliette, l’aneth éclos à la matinale fraîcheur, la sarriette, l’ache, si ma main les cueille, des ronces ne valent la feuille. Galatée ! L’ambre en chapelet, le grenat semblable à la flamme, comme […][14]

La seconde, de Joseph de Pesquidoux, académicien, « C’est le monde primitif. Les herbes rudes, les osmondes, les houx piquants, les ronces et les épines y abondent, d’une densité telle que l’on pourrait y tailler des repaires ou des défilés, entre des murs vifs »[15]. Quatrièmement, l’osmonde se propage par déhiscence. Vu l’immense intérêt et la grande connaissance d’Andreï Makine / Gabriel Osmonde pour la botanique, le nom d’Osmonde est loin d’être un choix innocent. Revenons, maintenant à la présence de la neige dans les romans osmondiens.

La neige

La neige, un élément entre eau et glace, occupe une place significative dans les fictions osmondiennes. Elle apparaît à un moment charnière de la vie de plusieurs protagonistes. Nous prendrons l’exemple de l’héroïne de La Femme qui n’avait plus peur de vieillir. Lorsque Laura Baroncelli découvre l’empreinte du pied nu sur le carrelage, elle met fin à son projet de suicide mais, pour elle, il n’est question que de partie remise. Le lendemain, elle ouvre la porte donnant sur la petite cour et se rend compte que sa vie est toujours la même. Rien n’a changé. Une pluie fine de décembre mouille les vieux pavés et la terre battue (p. 19). La même petite porte s’ouvre sur la béance d’un passage sombre symbolisant le néant de son mariage dans les premières années de son union avec Serge (p. 56). Mais, après la dispute avec sa fille et la sensation que sa vie va changer, la neige tombe dans la courette dont elle vient de pousser la porte.

Déjà dans l’escalier, puis dans le passage qui mène vers l’annexe, elle devine une attente, le discret mûrissement d’une chose qui peut changer sa vie. En face de la porte de l’annexe, l’autre porte, plus petite, donne sur la minuscule courette serrée entre les murs sans fenêtres. Elle pousse le battant et s’arrête sur le seuil, le souffle suspendu.

Une neige très lente, presque immobile, plane dans l’air nocturne. On ne voit plus les murs, juste cette voltige sommeilleuse qui édifie le monde à la verticale. De légers frissons pointillent son corps qui devient froid, léger, fragile… Elle referme la porte et, le regard encore ébloui, pénètre dans l’annexe, allume une vieille lampe sur un guéridon, observe la pièce. L’attente qu’elle a sentie en elle doit se justifier, d’un instant à l’autre. Un signe, une confluence de signes.[16]

Ses pensées la ramènent vers « la voltige des flocons » alors qu’elle s’essaie à deviner  l’imminence de sa nouvelle vie.

Le mariage de Laura et Serge s’est embourbé dans la routine et elle essaie de raviver leur entente charnelle en faisant lire à son mari Les Neiges du Kilimandjaro d’Hemingway dont elle souligne un passage. Le titre est explicite en soi, mais le passage souligné par Laura l’est encore plus. Elle s’identifie à l’Arménienne du fragment, mais se considère mieux lotie et pense qu’après cette lecture, Serge sera émousitllé (pp.106-107). La neige revient encore dans les pensées de Laura le jour de son retour à Paris après avoir fait visiter à de potentiels acheteurs le pavillon de chasse qui était, en fait, le nid d’amour de son défunt mari, Serge qui la trompait effrontément, à son insu, avec des jeunettes (p. 146). C’est aussi le moment où elle se rend compte de l’incapacité à proférer la vérité ; un moment clef dans la vie de tout un chacun. Elle ne pouvait parler à ce couple d’acheteurs des moments charnières de sa vie, de ses souvenirs et de cette neige qui voletait dans l’air du soir, symbole d’une promesse de changement. Impossible de parler de l’essentiel, de cet amour vécu en rêve avec un inconnu inexistant, l’alibi des absences de Serge et elle ne peut leur parler de la neige tourbillonnant au-dessus de la courette près de l’annexe (p. 146).

À la veille des fêtes, sa fille, Danièle, fait allusion à la neige probable sur les pistes des sports d’hiver où elle compte aller avec sa famille pour Noël. Dans ce cas, la neige évoquée est la métaphore de la solitude  de Laura et de la relation sans amour qui l’unit  à sa fille. Relation dont elle devient consciente, mais embellit à l’égard de ses connaissances et amis de longue date en leur faisant croire à une invitation de sa fille pour ne pas avoir à décliner celle qu’ils lui transmettraient s’ils la savaient seule, abandonnée de ses enfants (p. 147).

La nuit du jour de l’an, transition temporelle, le trottoir est blanchi par le givre. La grêle, neige durcie ou pluie glacée, tombe quand Laura apprend que le 10 octobre sera la date de sa mort planifiée, puisque alors aura lieu la signature de l’acte de vente définitif du pavillon de chasse. Trois semaines à vivre avant la date fatale. Mais, son impatience lui fait précipiter le moment et, une fois encore, l’empreinte d’un pied la retient au bord du précipice.

Elle décide de faire le guet et surprend un jeune homme qui vient la nuit chez elle. Elle l’épie plusieurs fois de suite et celle où elle se dispose à le suivre jusque chez lui en banlieue, il neige : « À vingt kilomètres de Paris, la neige tient et la course du train donne l’illusion grandissante d’un voyage lointain, d’une vie consacrée au voyage »[17], prémices du voyage où l’emmènera l’inconnu.

La profusion de la neige correspond aussi à la langue étrangère des cahiers de l’inconnu lorsqu’elle pénètre dans sa chambre pendant son absence. Il sera, de même, question d’étendue neigeuse sur les photos déposées dans l’armoire de la réserve du magasin de salles de bains, photos qui représentent le passé de la grand-mère de Laura, et, la bande blanche d’un croquis sera considérée blanche comme la neige (p. 198). La neige symbolise le passé, l’inconnu, ce qui est enfoui dans la mémoire sous une couche de souvenirs brumeux comme le sol est caparaçonné de neige l’hiver.

La nuit où Laura et l’inconnu plongent ensemble dans l’eau chaude de la baignoire pour la première fois, la « porte donnant sur la cour est restée ouverte et laisse entrer l’odeur vive de l’hiver, de la neige. […] La vie est la senteur de la neige »[18]. L’intemporanéité est métaphorisée par la neige « Mais la nuit semble durer toujours, dans le même instant teinté de flammes, dilaté par la fraîcheur des neiges (p. 211).

Lorsque le garçon disparaît un certain temps, Laura vit dans un « éternel présent », le souvenir du jeune homme l’aide à passer les jours dans la boutique. « La nuit, elle remonte le cours d’un grand fleuve enseveli sous la neige » (p. 217). Le jeune homme parle le français avec un accent et après plusieurs nuits passées ensemble, c’est l’homme lui-même qui devient neige : « La porte de la cour claque sous un coup de vent. L’homme traverse la pièce, tire la poignée, revient auprès d’elle en apportant sur sa peau une fraîcheur de neige » (p. 220). Plus on avance dans le roman, plus la présence de la neige augmente. Elle se fait ressentir et signifie toujours un moment clef de l’intrigue.

Quand Laura pense son rêve de vivre avec lui brisé à tout jamais, ce sont encore les flocons de neige qui lui reviennent en mémoire (p. 228) et lorsqu’elle recommence à croire leur amour à nouveau possible, c’est encore la neige qui se substitut à l’instant qu’elle vit (p. 229) car elle « n’espère plus rien de la vie. L’espoir est en elle » (p. 230). Pendant une absence de trois semaines du jeune homme, des hommes qui se déclarent ses amis viennent trouver Laura pour avoir des renseignements sur lui.

Les hommes venus s’enquérir de l’inconnu ont un accent « maîtrisé mais perceptible » (p. 236) et le lecteur pense à un accent quelconque. Au moment où le jeune homme revient dans sa vie, c’est encore « l’odeur de la neige qui plane au-dessus de la cour » (p. 241), dès que Laura ferme les yeux, geste qui le fait apparaître devant elle. Le lecteur peut voir comme en surimpression, – une sorte de décalcomanie –, la neige correspondant à la présence du jeune homme comme si petit à petit avaient pris corps les pensées de Laura de prémonition sous forme de neige, qu’elles lui étaient devenues palpables, visibles, tangibles et s’étaient matérialisées en ce jeune inconnu. Le paquet qu’il lui apporte renferme des « raquettes de neige » et il lui explique la technique pour marcher avec.

Le pays où ils partent en voyage est un pays de froid intense, où la plaine immaculée réfléchit l’aurore boréale. Et Laura, « se souvient de la cour derrière la petite porte d’or et d’un carré de ciel qui, il y a tant d’années, s’ouvrait sur la promesse de pays inconnus » (p. 246). Le pays où ils affrontent la tempête de neige, est un désert blanc, dans lequel sont plantées une douzaine de « yourtes perdues au milieu des neiges infinies » (p. 248) ne peut être que la Sibérie.

La boucle est bouclée. Des flocons de neige de la courette, qui lui faisaient penser à un pays lointain, Laura se retrouve dans le pays lointain de ses pensées à se souvenir des flocons qui tournoyaient dans la petite cour. Tout au long du roman, le lecteur aura eu sous les yeux à intervalles réguliers, la prédiction du pays enneigé : la Russie, sans que celui-ci soit nommé. Toutefois, les notes du jeune homme sont écrites dans une langue dont Laura ignore l’alphabet (p. 198). Nous aimerions maintenant, nous tourner vers le second des deux romans que nous avons pris pour notre étude, Alternaissance.

Dans Alternaissance, la neige apparaît en réminiscence du narrateur au moment où il balance  sur la verge de la compréhension et de la prise de conscience encore confuses[19]. Cette neige si chère aux Russes et si représentative de la Russie dans l’imaginaire du lecteur occidental. La Russie, dans Alternaisssance, est une Russie sans en être une. En effet, Osmonde donne pour pays natal à son narrateur une Russie un peu spéciale. Ses parents « étaient originaires d’une contrée qui avait appartenu tantôt aux Allemands (et, à l’époque lointaine, aux chevaliers d’un ordre teutonique), tantôt à la Pologne, plus tard aux Lituaniens, enfin à la Russie »[20]. Il est né après l’exil parental près du cercle polaire. Tout ce que le lecteur apprend sur le payx natal n’est que supposition du narrateur : « L’endroit était si éloigné du moindre signe de civilisation, un lieu de bagne en somme, que mes parents l’appelaient tout simplement “le Nord”, en l’insérant dans un ensemble plus vaste qu’ils nommaient, avec une petite note d’accablement, “ce pays” »[21]. Toutefois la description de l’église « transformée en dépôt » et la phrase « “notre grande Patrie” qu’on exaltait sur les affiches, à la radio… »[22] laissent deviner que ce grand pays est la Russie. Mais, surtout, la mère du narrateur lui démontre que dans ce grand pays, il y a des endroits qui échappent à toute dénomination : « Un sentier dans la neige, ce soleil sur un vieux mur et, de  temps en temps, le vent qui parvenait à nous atteindre dans notre abri »[23]. Ce pays froid et la glace qui le recouvre, la neige est ici métaphore de la liberté totale de l’esprit qui par la pensée peut s’élever au-dessus des contingences matérielles : « La leçon que mes parents m’avaient transmise (ne pas définit qui nous étions) m’aida à résister. Je sus transmuer la douleur en imagination : me parents étaient sauvés par une de ces astuces de romans d’aventure que je lisais »[24]. Dans l’univers d’Osmonde, cette liberté totale, au-dessus des contingences matérielles, est la Troisième naissance, tout comme ces endroits où l’on peut aller en pensée et qui de ce fait sont éternels.

Donner pour pays d’origine cette Russie, situer ce narrateur dans ces territoires un peu vagues tantôt sous domination allemande, sous la domination des Baltes, des Scandinaves, des Russes, des Polonais, le place d’emblée dans une sorte de métissage et un no man’s land. En définitive, il est russe, mais un Russe de l’entre-deux. Tout comme la neige est un élément mitigé, mi deux mi glace ; tout comme l’osmonde est une plante nécessitant un sol mi terre mi eau, remontant à une ère dont elle est la seule plantation à être parvenue jusqu’à nous. En outre, une plante qui éjecte au loin ses graines par déhiscence ; tout comme Osmonde l’écrivain projette ses écrits contenant les graines du savoir qui pourrait éviter la fin immuable – dans l’état des choses actuel – de notre ère si nous avions le courage de regarder en face le miroir qu’il nous tend.

En ce sens, la représentation des Russes et de la Russie chez Osmonde est un signal qu’il convient de dénicher et de décoder un peu comme les indices d’un jeu de piste en pleine forêt, fréquemment dissimulés, mais néanmoins présents.

 Notes


[1] Murielle Lucie Clément et Marc Caratozzolo, Le Monde selon Andreï Makine. Textes du collectif de chercheurs autour de l’œuvre d’Andreï Makine, Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2011.

[2] Gabriel Osmonde, Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de mourir (2001) Paris, Le Livre de poche, 2004.

[3] Gabriel Osmonde, Alternaissance, Paris, Pygmalion, 2011.

[4] Gabriel Osmonde, Les 20.000 Femmes de la vie d’un homme (2004), Paris, Le Livre de poche, 2007.

[5] Gabriel Osmonde, L’Œuvre de l’amour, Paris, Pygmalion, 2006.

[6] Pour aussi réducteurs qu’ils soient, les synopsis n’en donnent pas moins une idée correcte des romans. Nous recommandons, toutefois, la lecture complète des fictions pour une meilleure compréhension personnelle.

[7] L’Orient en tant que carrière : la Russie, l’Occident et l’Orient dans Au temps du fleuve Amour d’Andreï Makine

[8] La Fille d’un héros de l’Union soviétique (1990), Confession d’un porte-drapeau déchu (1992), Au temps du fleuve Amour (1994), Le Testament français (1995), La Musique d’une vie (2000), La Femme qui attendait (2004), Le Livre des brèves amours éternelles (2011).

[9] Cf. Léon Robel, Histoire de la neige – La Russie dans la littérature française, Paris, Hatier, 1998 ; Janine Neboit-Mombet, L’Image de la Russie dans le roman français (1859-1900), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005 ; Charlotte Krauss, La Russie et les Russes dans la fiction française du XIXe siècle (1812-1917), D’une image de l’autre à un univers imaginaire, Amsterdam, Rodopi, 2007 ; Murielle Lucie Clément, Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma, musique), Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2010 ; Michel Mervaud et Jean-Claude Roberti « Une infinie brutalité – L’image de la Russie dans la France des XVIe et XVIIe siècles faite à partir des récits de voyages », dans Revue du monde soviétique et de l’Europe centrale et orientale, Cultures et sociétés de l’Est, n°15.

[10] Nous employons à dessein le terme « érotisme », la pornographie étant « l’érotisme des autres », selon Barthes.

[11] Plantefol, Botanique et biologie végétale, Éditions Belin, t.2, 1931, p. 218.

[12] Fernand Moreau (dir.), Botanique, Paris, Gallimard, « Collection Encyclopédie de la Pléiade », 1960, p. 723.

[13] Le terme fut introduit en 1841 par Sir Roderick Impey Murchison. Pour une définition du système Permien, cf. Sir Roderick Impey Murchison, On the Geological Structure of the Northern and Central Regions of Russia in Europe (1841), BiblioBazaar, 2009.

[14] Jean Moréas, « Le pèlerin passionné », dans Poèmes et Sylves, Société du Mercure de France, 1907 (2e édition), p. 107. Strophe complète : « Galatée, mon beau souci, / Dame, ma Dame sans merci, / De ce cœur, telle la plaine féconde,
/ M’allez-vous faire un cœur plus dénudé
/ Que le bois par l’hiver émondé,
/ Et plus stérile que l’onde.
/ Galatée ! L’osmonde / 
Joliette, / 
L’aneth éclos à la matinale fraîcheur, la sarriette,
/ L’ache, si ma main les cueille,
/ Des ronces ne valent la feuille.
/ Galatée ! L’ambre en chapelet,
/ Le grenat semblable à la flamme, comme lait
/ Les perles sitôt remuées,
/ Prases, jaconces, si j’en veux Tresser vos boucles de cheveux, / En roche bise sont muées.
/ Chères mains à toutes grâces vouées, / Dame douce ! Cette guerre cessez,
 / Et de pitié (comme
/ L’épine porte l’amome) / Votre rigueur fleurissez ».

[15] Joseph de Pesquidoux, Le Livre de raison, Paris, Éditions Plon, 1928, p. 207.

[16] Gabriel Osmonde, Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de mourir (2001), Paris, Livre de poche, 2004, pp. 103-104.

[17] Gabriel Osmonde, Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de mourir (2001), Paris, Livre de poche, 2004, p. 192.

[18] Gabriel Osmonde, Le Voyage d’une femme qui n’avait plus peur de mourir (2001), Paris, Livre de poche, 2004, p. 208.

[19] Il en est de même par le narrateur des 20.000 Femmes de la vie d’un homme, cf. p. 272.

[20] Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., p. 53.

[21] Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., p. 53.

[22] Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., p. 54.

[23] Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., p. 54.

[24] Gabriel Osmonde, Alternaissance, op. cit., p. 55.