Idéalisation…

 

« Idéalisation et désacralisation d’un héros dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique (1990) d’Andreï Makine », dans Revue électronique rocsir (juillet 2006), pp. 19-37 : http://www.rocsir.usv.ro/actual.htm 

Ivan, reçoit la plus haute distinction militaire du système soviétique : Héros de l’Union soviétique, matérialisée par une étoile en or. Cette iconisation est une idéalisation de la guerre. Lors d’une conférence annuelle, organisée dans l’école de son village, il doit parler de ses exploits héroïques. Toutefois, il lui est impossible de faire allusion à ses véritables sentiments. La propagande soviétique prévaut et les occulte. Ivan finit par troquer la solitude pour la vodka. S’ensuit une déchéance totale à laquelle s’ajoute la perte de son honneur à la découverte de la prostitution de sa fille. Désacralisé, il perd son aura de héros et la vie.

Les différents âges de la vie peuvent avoir un impact considérable sur une même personne à diverses étapes de sa vie. Dans les régimes totalitaires, cette question peut être tant sociale que politique. Le héros d’un jour est le paria de demain et réciproquement. La violence contre autrui, mais aussi contre soi-même, joue alors un rôle prédominant. Le couple production / destruction de l’image se  rapporte à une modalité sémiotique qui peut aller jusqu’à l’occultation  totale de l’être humain ou sa construction fictive, l’une n’excluant pas nécessairement l’autre. Le rapport aux objets sémiotiques traduit dans la création de l’image de la personne dépasse dans son énonciation le champ / le chant de l’émission et de la réception.

Le roman La Fille d’un héros de l’Union soviétique traite ces issues de dimensions polysensorielles qui aboutissent à différentes formes d’expression sémiotique et à leur syncrétisation. Je me propose de présenter une brève analyse de ce roman. Le personnage principal, après avoir subi un processus d’iconisation, ne parvient plus à se reconnaître. Certains événements survenus au cours de sa vie sont cause de changements brutaux qui l’aliènent de soi-même. À quels moments ces changements s’opèrent-ils ? D’autre part, j’interroge l’effet d’idéalisation et de désacralisation sur le personnage. Quels sont les mécanismes et les stratégies, tant sociales que politiques, qui sont à l’œuvre ici ?  Questions auxquelles je tenterai de répondre.

La Fille d’un héros de l’Union soviétique

Ce roman, le premier d’Andreï Makine, présente les côtés pile et face de la guerre, mythifiée dans la rencontre d’Ivan et Tatiana sur le champ de bataille. Le revers en apparaît dans le quotidien misérable qui est le leur une fois la paix revenue. Sordide est la famine qui leur arrache leur fils nourrisson, récompense des exploits héroïques qui valurent à Ivan la médaille de héros de l’Union soviétique. Echappés de justesse à cette mort atroce, Tatiana et Ivan, après avoir déménagé à Borissov, près de la capitale, mènent la vie anonyme des banlieusards. À la naissance de leur fille Olia, suit la mort tragique de Tatiana. Grande blessée de guerre, un éclat d’obus planté près du cœur, et femme de Vétéran, elle a le privilège de ne pas faire la queue dans les magasins. Alors qu’elle réussit à mettre la main sur un peu de beurre, la foule aveuglée, exacerbée par le manque de denrées,  devenue sourde aux exhortations de la vendeuse, la piétine sur le perron de l’épicerie. Ivan vit mal son veuvage et cherche consolation dans la vodka. Sa fille, en tant que fille d’un héros de l’Union soviétique, est admise au prestigieux Institut Maurice Thorez où les langues étrangères sont enseignées. En 1980, l’année des Jeux olympiques de Moscou, Olia pratique naïvement sa connaissance du français avec un jeune athlète dont elle tombe amoureuse. Le fonctionnaire du komsomol l’admoneste pour que le KGB puisse mieux la soumettre.

Un vieux fonctionnaire du Komsomol, racorni, avec une calvitie moite et un costume aux poches boursouflées, fustigea méthodiquement leur bonheur de trois jours. Il hurlait : “  Ce n’est pas nous seulement que tu mets dans une sale affaire. Tu fais honte à tout le pays.  Qu’est-ce qu’ils vont penser de l’URSS, maintenant, en Occident ? Je te le demande. Que toutes les komsomoles sont des prostituées comme toi ? C’est ça ? Ne proteste pas. Et en plus, la fille d’un Héros de l’Union soviétique ! Ton père a versé son sang … Et si cette histoire parvenait au Comité central ? Tu as pensé à cela ? La fille d’un Héros de l’Union soviétique ! Avec des antécédents pareils, se salir comme ça ! Nous, on n’a pas l’intention de te couvrir. Tiens-toi-le pour dit. Comme on dit chez tes copains : “ Le plaisir, il faut le payer. ” Ce n’est pas la peine de pleurer. Il fallait y penser avant […] C’est bon. Tu peux t’en aller. Je n’ai plus rien à te dire. Ce qu’on va faire de toi, c’est du ressort des services compétents. Maintenant monte au troisième, Bureau 27. Là, on va régler ton affaire.”

Olia sortit en chancelant, monta au troisième et, aveuglée par les larmes, trouva avec peine la porte indiquée. […] L’homme reposa l’écouteur, sortit d’un tiroir une feuille qu’il parcourut rapidement. Il regarda sa visiteuse et dit : “ Bon ! Olga Ivanovna Demidova […] Je vais simplement vous dire une chose. Nous, on fera tout pour vous tirer d’affaire. Vous comprenez, on ne veut pas jeter une ombre sur votre père ; et vous-même, on ne veut pas briser votre avenir. Mais de votre côté, vous devez nous aider.”[1]

Olia est inconsciente du chantage exercé par les fonctionnaires. Elle est heureuse d’échapper à l’ignominie, sans se rendre compte que son histoire bénigne avec le jeune Français est cataloguée de prostitution pour mieux lui faire ensuite accepter son entrée dans la profession. Par un subtil transfert linguistique, l’amourette devient prostitution. D’un monème à l’autre, la frontière inter sémiotique  est franchie grâce au pont de l’hypocrisie.  Ray Tars, résume ainsi la situation : “ By the 1980s, being the daughter of a Hero of the Soviet Union qualified one to become a highly-paid prostitute.”[2] Une conclusion similaire à la réflexion de Katherine Knorr : “ And so prostitution turns out to be a better life than many, for a while.”[3] Il est vrai qu’Olia ne souffre pas de la faim et que sa vie dans la capitale lui paraît préférable à celle de traductrice dans une usine perdue aux fins fonds d’un village obscur. Alors que fier d’elle, Ivan la pense une interprète de première classe, sa fille se prostitue sur ordre du KGB, à des hommes d’affaires étrangers. Cette découverte fatale, précipite la déchéance finale du héros, suivie par sa mort.

La révélation de la prostitution de sa fille a un autre effet. Elle rend Ivan conscient de la mystification dont il a été l’objet et le fait se révolter contre le système. Tout le luxe étalé par Olia, qui se vêt à l’européenne, possède des dollars, peut s’approvisionner dans les magasins spéciaux, se révèle comme son avilissement. Ce luxe transcrit la perte de son honneur. Plein de la rage amère que lui apporte sa lucidité nouvelle, il fait esclandre dans une des Bériozka, ces magasins où les roubles ne sont pas acceptés. Ivan brise la vitrine et montre ses mains pleines de sang aux étrangers présents, ébahis : “ La douleur lui arrachait les yeux. Mais à travers son hébétude gluante, il comprit tout à coup clairement : “ Tout cela, c’est de la foutaise. Je ne suis qu’un pithécanthrope pour eux. ”[4] Tous les journaux relatent l’incident avec mention des noms et prénoms des personnes participantes de l’incident. Ivan, traduit en justice, s’écrit lors de son procès : “ Vous avez fait de ma fille une prostituée !”[5] Terrassé par une crise cardiaque peu après ce dernier éclat, il meurt incapable de survivre à la honte qui le submerge.

L’embryon de cette révolte avait déjà éclaté lors de la grande famine qui lui ravit son fils et presque sa femme. Malgré sa blessure initiale, Ivan ne souffre d’aucune séquelle. Il a pu amasser un petit butin de guerre qui lui sauve la vie : “ Il embrassa sa femme, mit dans la poche de sa vareuse deux montres en or, prises de guerre, qu’il espérait troquer contre du pain.”[6] Sa vie et celle de Tatiana, devenue sa femme, sont, au contraire de celle de son fils, sauvées grâce à l’or des montres. Le deuil de son fils traduit la première perte tangible qu’il subit dans sa vie. Mais, à ce moment-là, il n’a pas encore pris conscience de l’imposture dont il est la victime. L’absurdité abyssale de la contradiction entre les slogans de la radio qui vante la prospérité radieuse de l’épopée paysanne et sa femme qui délire et son fils mort de faim, ne suscite de sa part qu’un geste de colère contre le haut-parleur qu’il gratifie d’une volée de pierres :

Le petit corps froid et rigide avait déjà un reflet cireux. Derrière la fenêtre la voix douce déversait avec application :

A l’entour, tout devient bleu et vert.

Dans la forêt chantonne le ruisseau.

Il n’y a pas d’amour sans un brin de tristesse…

Ivan bondit hors de la maison et courut vers le Soviet. Aveuglé par les larmes, il se mit à jeter des pierres dans le disque noir du haut-parleur.[7]

 Cependant, au fil des années, il accepte ce transfert sémiotique du système du vécu, de la réalité quotidienne, vers le système de propagande soviétique. Les récits officiels se substituent lentement, d’une manière à peine perceptible, à ses propres souvenirs qui se fondent dans les brumes générées par l’annihilation de l’être, nécessaire à la domination réclamée par le système.

Le champ de bataille

Le début du roman se situe sur un champ de bataille aux réminiscences de Guerre et paix. Le lecteur prend alors connaissance du héros en même temps que les infirmières chargées des blessés.

En passant près du soldat, la jeune ambulancière s’arrêta à peine. Elle jeta un coup d’œil sur la plaque de sang givré, sur les yeux vitreux et sur les paupières gonflées par la déflagration et souillées de terre. Mort. Avec une telle blessure, on ne survit pas. Elle continua son chemin, puis revint, et, tout en évitant de regarder ces yeux horribles, exorbités, elle retira le livret militaire.

_ Ecoute, Mania, cria-t-elle à sa camarade qui pansait un blessé à dix pas d’elle, un Héros de l’Union soviétique !

_ Blessé ? demanda celle-ci.

_Mais non … Mort.

Elle se pencha sur lui et commença à briser la glace autour de ses cheveux pour lui relever la tête. […]

Alors Tatiana, les mains humides et insensibles, chercha à la hâte dans sa poche un petit éclat de miroir, l’essuya avec un morceau de charpie et le porta aux lèvres du soldat. Dans cet éclat passa le bleu du ciel, un arbuste miraculeusement préservé et couvert de cristaux. Une matinée de printemps éclatante. Le quartz scintillant du givre, la glace fragile, le vide ensoleillé et sonore de l’air.

Soudain tout cet espace glacé s’adoucit, se réchauffa, se voila d’une petite ombre de brume. Tatiana sauta sur ses jambes et, brandissant l’éclat d’où s’effaçait rapidement la buée légère du souffle, cria :

_ Mania, il respire ![8]

Sans son miroir, Tatiana serait incapable de voir ce signe de vie du soldat. La buée qui se forme sur la surface du miroir est le signe certain que le soldat est vivant. Elle est l’icône de son haleine, le souffle de vie auquel elle réfère.  Le miroir fonctionne comme une prothèse de lecture qui permet à Tatiana d’affirmer ce qu’elle ne pourrait distinguer autrement. [9] Les autres signes (la glace autour de la tête, la flaque de sang givré, les yeux vitreux) sont iconiques de la mort. C’est ainsi qu’elle les lit. Le livret militaire lui signifie qu’il s’agit d’un Héros de l’Union soviétique. Perçu par son système conceptuel, ce syntagme lui intime une autre marche à suivre. La compréhension qu’elle a de ces mots est similaire à un ordre. Elle ne peut plus passer son chemin, se détourner. Elle doit s’assurer de la Vie ou de la Mort de cet homme. Pourquoi ? Quelle en est la raison ? Pour cela, nous devons observer de plus près le syntagme /Héros de l’Union soviétique/. Quelle en est la signification ? Pour Tatiana ? Pour le lecteur ? Pour Ivan ?

Pour Tatiana, de toute évidence, le livret militaire, non seulement lui transmet une information précieuse, il lui communique aussi l’état identitaire du soldat. Ce dernier a été décoré, nommé Héros de l’Union soviétique. Mais encore, le livret signifie la place du soldat à l’intérieur d’un système de décorations, de nominations. Cet homme est catalogué en tant que  Héros de l’Union soviétique. Que signifie ce syntagme ? Bien que gisant à demi mort dans son sang sur le champ de bataille après une explosion, le soldat a, dans son passé, accompli des actes de bravoure pour lesquels il a été décoré. Il est un héros. “ Héros de l’Union soviétique », est une haute distinction militaire décernée de 1934 à 1991. [10] Ivan est un héros dans le système de distinctions militaires distribuées par l’Etat ainsi que dans le système littéraire. Il est le personnage principal, le héros du roman que le lecteur a sous les yeux. Celui-ci apprend un peu plus avant dans le récit que ce héros est jeune. C’est un jeune héros de l’Union soviétique. Que le livret mentionne /Héros de l’Union soviétique/ apprend au lecteur que ce champ de bataille fait partie d’une guerre dans laquelle l’Union soviétique est engagée et non pas la Russie comme le suggère la phrase suivante : “ Et ce champ de printemps couvert de capotes glacées s’étendait quelque part dans le cœur déchiré de la Russie.”[11] Il s’agit d’une information d’ordre politique pour le lecteur, d’ordre social pour Tatiana. Elle est un constituent de l’élaboration identitaire d’Ivan en regard de son entourage, mais aussi comme nous le verrons plus tard, de soi-même.

En relevant le héros, Tatiana obéit à une stimulation programmée par la culture soviétique qui veut qu’un héros soit traité avec un certain respect préférentiel. Il s’agit d’une occurrence en corrélation avec le contenu culturel du livret. [12] Une corrélation conventionnalisée, car la conduite de Tatiana est dictée par la lecture du syntagme /Héros de l’Union soviétique/. Sans la lecture du livret et de son syntagme, elle aurait  abandonné l’homme qui émettait tous les indices de la mort. Toutefois, il est impossible, dans le cadre diégétique, de décider si la conduite de Tatiana est codifiée par une expérience acquise ou uniquement sur la base de l’analyse du syntagme relevé dans le livret. Cependant, la réaction de tous ceux qui auront la possibilité de lire le syntagme /Héros de l’Union soviétique/ sera similaire à la sienne : compassion, indulgence, respect. C’est le cas de la milice qui ramasse Ivan ivre mort ainsi que le policier qui lui fait des remontrances sur son comportement d’ivrogne. La guerre est chantée, glorifiée, en dehors du contexte du champ de bataille.

Idéalisation

La distinction “ Héros de l’Union soviétique ”, mentionnée dans le livret est accompagnée d’une Étoile d’or qui orne le costume d’Ivan retourné à la vie civile la guerre terminée. De même, les autres médailles reçues pour ses exploits militaires et son courage extraordinaire lors des batailles, celle de Stalingrad, entre autres, sont-elles accrochées au tissu. Pour ceux qui n’ont pas l’occasion de lire le livret, parce qu’ils ne font que croiser Ivan, l’Étoile d’or fonctionne au même titre que le syntagme. Elle transmet la même information. L’Étoile est la représentation de l’Union soviétique ; le contenu le résultat de l’invention de la forme de la médaille ; l’or, la matière signifie la pureté, la valeur. L’homme qui porte cette distinction méritée est iconisé. Il devient ainsi une Étoile. Étoile dans le sens de vedette de l’Union soviétique, pour qui l’observe. Une Star des champs de bataille. Il s’établit, aussi bien lors de la lecture du syntagme que lors de l’observation de l’Étoile, un processus de reconnaissance légitimée par le système en place, le système soviétique.

Sur le champ de bataille, Ivan est victime de la violence inhérente à la situation guerrière. Une déflagration l’a précipité à terre presque mort. Qu’il survive à sa blessure ne fait qu’augmenter son héroïsation. La photo qui va de paire avec le livret n’est décrite que vers la fin du roman, après la mort et l’enterrement d’Ivan. Ce n’est plus Tatiana qui ouvre le livret, mais sa fille : “ Olia sortit et examina avec étonnement la photo de son père sur le livret. C’était un gars au crâne rond et rasé, presque un adolescent, qui la regardait.”[13] Ce signe photographique est aussi une image qui forme un hypotexte pour Le Testament français (1995) où le narrateur makinien parvenu à l’âge  adulte considère la photographie de sa mère encore jeune. Hypotexte qui n’est pas sans rappeler Le Premier homme (1994) d’Albert Camus où le narrateur considère la photo de son père tué à la guerre, resté à jamais plus jeune que lui.

Avec la description de la photographie dans le passeport, le lecteur perçoit que cet homme qui vient de mourir était dans sa prime jeunesse au début du roman. Un jeune héros iconisé qui doit remplir son rôle de Héros de l’Union soviétique au cours de conférences organisées dans les classes scolaires pendant lesquelles l’institutrice lui adresse tous les signes de déférence dus à sa position : “ Respectable Ivan Dmitrievitch, sur votre poitrine brille la plus haute distinction de la Patrie, l’Étoile d’or de Héros de l’Union soviétique. Nous aimerions bien connaître votre participation à la guerre, vos exploits de combattants, votre contribution héroïque à la victoire.”[14] Ivan accepte cette idéalisation de son moi devenu l’icône de classe d’enfants qui chaque année le reçoit en Héros et s’égaie heureuse la séance terminée : “ La sonnerie retentissait et l’institutrice soulagée félicitait encore une fois le Vétéran et lui offrait trois œillets rouges, retirés d’un vase à l’eau trouble posé sur la table. Toute la classe impatiente se levait d’un bond.”[15] Un rituel presque immuable qui se répète chaque année le 9 mai.

Toutefois, les batailles lui ont laissé un souvenir qu’il ne peut partager : “ En rentrant, Ivan Dmitrievitch avait toujours quelques regrets confus. Chaque fois il aurait voulu raconter une toute petite chose : cette forêt où il était entré après la bataille, et l’eau de la source qui lui avait renvoyé son visage.”[16] De quoi s’agit-il ? Alors qu’il était guéri de cette immense blessure et avait dû retourner se battre, il s’était désaltéré à une source pendant une accalmie :

Même dans ce taillis on sentait la forêt. Des moucherons tourbillonnaient dans les rayons minces et tremblants du soleil. Il aperçut une rigole étroite emplie d’une eau couleur de thé et d’une limpidité vertigineuse. Sur son éclat lisse couraient les araignées d’eau. Il la suivit et après quelques pas trouva le minuscule bassin d’une source. Il s’agenouilla et but avidement. Désaltéré, il releva la tête et perdit son regard dans cette profondeur transparente. Soudain, il aperçut son reflet, ce visage qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps – ce jeune visage légèrement bleui par l’ombre de la première barbe, avec des sourcils décolorés par le soleil et des yeux terriblement lointains, étrangers.[17]

Les signes de sa jeunesse se communiquent sous forme du syntagme /l’ombre de la première barbe/. Toutefois, ce n’est pas sa jeunesse qui est iconisée, mais ses actions. Et l’icône qu’il porte en lui sous forme d’image mentale, il ne peut la communiquer. L’institutrice, tout comme les journalistes qui lui tendent le micro lors de la commémoration de la bataille de Stalingrad, veux entendre des exploits extraordinaires, des exploits héroïques, des réminiscences de guerre et de combats. Non des métaphores de paix sous forme de source et de mousse humide et de rayons de soleil au travers des branchages. Toutefois, Ivan peine à se reconnaître dans l’image donnée de lui dans le reportage télévisé :

Enfin Ivan apparut lui-même sur l’écran. Il se figea, écoutant chacune de ses paroles, ne se reconnaissant pas. “ Et voilà, après cette bataille, disait-il, je suis entré…là, il y avait une petite forêt… Je regarde et je vois une source. L’eau est tellement pure ! Je me penche et je vois mon reflet … et c’était si étrange, vous savez. Je me regarde et je ne me reconnais pas…” Ici son récit s’interrompait et la voix off, chaude et pénétrante, enchaînait : “ La terre natale … La terre de la Patrie… C’est elle qui rendait ses forces au soldat fatigué, c’est elle qui, avec une sollicitude toute maternelle, lui insufflait vaillance et bravoure. C’est dans cette source intarissable que le combattant soviétique puisait sa joie vivifiante, la haine sacrée de l’ennemi, la foi inébranlable en la Victoire …  ”[18]

Dans une relation de synchronicité diégétique, Tatiana se fait piétiner au même moment où les souvenirs d’Ivan doivent céder la place à la propagande.

L’Étoile d’or

Revenons à la médaille d’Ivan. L’excellence de la distinction est traduite par le précieux métal : l’or. Le message peut être lu dans toute sa bivalence : “ D’un côté, une certaine aliénation (celle de la société concurrentielle) mais aussi une certaine vérité (celle de la poésie) ”[19] Roland Barthes emploie cette phrase au sujet d’une publicité d’Astra “ Cuisinez d’or avec Astra. ”[20] Je pense pouvoir l’utiliser dans le cas présent et cela pour la raison suivante. Les médailles étalées sur la poitrine du Vétéran sont un message publicitaire fait pour émuler la concurrence et empreint de poésie guerrière. Sémantiquement, il signifie : l’homme qui a reçu cette distinction est un héros. Sémiologiquement : cette distinction est la plus haute dans le système de récompenses qui puissent être accordées à un homme de sa condition. Il y a encore une connotation plus subtile et qui forme le véritable message propagandiste : l’homme s’est conduit en héros et a survécu ; et encore : dans sa jeunesse, cet homme fut un héros et il le reste. Le message va encore plus loin dans la connotation propagandiste : vous aussi pouvez vous conduire en héros et vous vivrez assez longtemps pour le raconter. En d’autres termes, l’apologie de la guerre est transmise par les médailles rutilant sur la poitrine du soldat-héros : Partez en guerre et revenez Héros couvert de médailles est le véritable message signifié par les médailles.

/ Héros de l’Union soviétique / est l’isologue matérialisé par l’Étoile d’or, un signe à l’intérieur du système des décorations. Cependant, l’Étoile est aussi un symbole représentatif du monème / étoile /. Ivan, un homme, est un signe dans le système de la gente humaine, mais, aussi un symbole du héros. Sa jeunesse est signe de son héroïcité. Dans la Grèce antique, le héros était un demi-dieu toujours jeune et beau. Rien de cela dans le cas qui nous occupe. L’homme qui est un héros, entouré de ses semblables au-dessus desquels il plane par sa bravoure l’est aussi par sa capacité à rester en vie. Ses camarades morts sur le champ de bataille ne sont pas moins héros que lui, mais ils ne sont plus là pour jouer le rôle. Dans une certaine mesure, la mort les sauve de la possibilité de déchéance, dévolue à Ivan. Par elle, Ivan devient un anti héros.

Bien que fier de son Étoile, Ivan ne peut se retrouver complètement dans son rôle de héros. Il souffre de l’incommunicabilité relative à l’acquisition de sa médaille : la guerre telle qu’il l’a connue. Jamais il ne peut parler de ce moment de paix ressenti au bord de la source. À la date du 9 mai, il doit endosser ce rôle d’icône jusqu’à sa déchéance finale, engendrée par le second deuil qui l’atteint : le décès de Tatiana, et devenue par trop visible pour son entourage. Un jeune Héros prend alors sa place auprès des écoliers. Ivan est désacralisé. Son livret lui est confisqué mais pas son Étoile d’or. Il est clair qu’une Étoile d’or sur le poitrail d’un homme aura une autre signification pour un lecteur d’une autre culture. Un lecteur de culture juive, par exemple. Les associations, les dénotations et connotations seront autres. Néanmoins, en quelque situation qu’elle se trouve et se lise,  l’Étoile d’or reste un signe. C’est “ quelque chose qui est à la place d’autre chose. ”[21] Dans la diégèse, elle est une réalité physique à la place d’une réalité immatérielle : le comportement héroïque d’Ivan. Elle est l’indice qualificatif de son héroïcité dans un rapport de contiguïté. Qui porte cet indice accroché à sa vareuse est un héros. Elle est aussi symbole puisque cette relation est toute conventionnelle. Et enfin, elle est aussi icône puisqu’elle reproduit par transfert l’impression sensorielle procurée par la brillance des étoiles mais aussi de la brillance, de l’excellence comportementale et caractérielle d’un héros.

Solitude et désacralisation

Devenu veuf, Ivan troque ses décorations pour de la vodka. Toutefois, il épargne l’or de son étoile : “ A son Étoile d’or seule, il ne toucha pas. Il savait qu’il n’y toucherait jamais. ”[22] C’est alors un autre champ de bataille qui se déroule. Ivan ivre-mort perd la route de sa vie dont la direction lui échappe :

Ensuite il se produit quelque chose d’étrange. Nicolaï tourne sous un porche. Le télégraphiste fait asseoir Ivan sur un banc, s’en va chercher un taxi et ne revient plus. Ivan se relève avec difficulté : “ J’y arriverai tout seul, pense-t-il. Maintenant il va y avoir un magasin, puis le Raïkom, et après je tourne à gauche.”

Mais au tournant il ne voit pas l’immeuble à quatre étages et son entrée familière, mais une large avenue sur laquelle filent les voitures. Il s’arrête, ébahi, s’appuyant au mur de la maison. Puis, chancelant, il revient sur ses pas, fuyant la grande avenue qui n’existe pas à Borissov. Ces congères-là, elles, elles existent bien à Borissov. Il faut les longer. Et ce banc, et cette palissade aussi existent. Oui, oui, maintenant il n’a plus qu’à traverser cette cour… Mais au bout de la cour se dresse une invraisemblable apparition – un énorme gratte-ciel pareil à une fusée illuminée de milliers de fenêtre. Et de nouveau il rebrousse chemin, glisse tombe, se relève en s’agrippant à un arbre plein de givre. De nouveau il va vers les congères familières, le banc, sans comprendre qu’il n’est pas à Borissov mais à Moscou, qu’il tourne autour de la gare de Kazan où il est descendu du train, ce matin.[23]

Les signes sont trompeurs. Les congères, le banc, la palissades sont identifiées par Ivan comme ceux de Borissov. Ils sont identiques à Moscou et dans son village. Ivan se bat contre la ressemblance des signes d’une ville à l’autre. Cela, Ivan l’ignore ou bien il l’a oublié dans son ivresse. De ce fait, il livre aussi une bataille contre sa lecture des signes et son interprétation erronée. Cette bataille, Ivan la mène contre soi-même et il la perd. Ce n’est plus une ambulancière qui le soulage de ses blessures, psychiques celles-là, mais la milice qui le conduit en cellule pour dessoûler. De ce fait, il ne guérira point.

Toutefois, Ivan a si bien intériorisé son rôle d’icône que même au sein de son ivrognerie, il jeûne à l’approche du 9 mai pour être en mesure de jouer son rôle dans l’école. Euphorie et dysphorie sont suspendues dans le moment d’inquiétude où il se rend compte que personne ne vient le chercher cette année-là. Ici se révèlent les forces congruentes et contradictoires de la figure du héros dans la diégèse. D’une part, la manière dont il se voit : le héros qui doit aller tenir sa conférence annuelle du 9 mai et qui le peut. De l’autre, la manière dont son entourage le considère : un alcoolique incapable de donner une conférence et qui doit être remplacé. Au sujet des forces congruentes et contradictoires, Greimas et Fontanille emploient les termes “ ipséité ”et “ fiducie ”[24] termes qui correspondent à cette situation précise. Un fait est certain : la conférence doit avoir lieu malgré les forces contradictoires à l’œuvre. Un autre héros prend la place d’Ivan. Un soldat d’une autre guerre : celle d’Afghanistan.  Il reçoit les trois œillets rouges conventionnels des mains de l’institutrice, après les questions et réponses d’usage.

La déchéance qui accable Ivan est le résultat des péripéties existentielles qui lui font tour à tour perdre son fils, sa femme, son goût de la vie  et son honneur  lorsqu’il apprend que sa fille se prostitue. En dépit de son titre, le roman est avant tout l’histoire de la vie d’Ivan. Le lecteur peut en suivre la diachronie dans les différents âges de sa vie, sa jeunesse, sa maturité, sa vieillesse. Toutefois, lorsque Ivan découvre la véritable profession de sa fille, la prostitution sous le couvert d’interprète pour Occidentaux en visite, l’explication partielle du titre apparaît. Le syntagme suivant : /La Fille d’un héros de l’Union soviétique/ que ne justifiait pas encore la trame du récit se révèle dans toute son acuité. À partir du moment où Ivan est confronté à l’occupation de sa fille,  la fille d’un héros, il bascule dans la déchéance complète qui précipite sa mort. La profession de sa fille est le catalyseur de cette déchéance définitive. /La Fille d’un héros de l’Union soviétique/ est aussi le syntagme employé, d’une manière implicite et explicite, par les agents du KGB pour faire pression sur Olia.

Si l’eau de la source reflétait la jeunesse d’Ivan et son héroïsme qui lui valurent d’être idéalisé, puis iconisé en héros, dans sa chambre, son miroir lui renvoie toute la perte de son honneur et sa désacralisation irréversible. Ce n’est pas le manque de courage la cause de son ivrognerie. La solitude conséquente à son veuvage et au chagrin qui en résulte, en est seule responsable. Cette solitude, aggravée par la perte de son honneur, le pousse à vouloir attenter à ses jours.

Au cours de sa promenade déambulatoire dans les rues de Borissov avant son geste destructeur, Ivan prend conscience de l’inutilité de sa vie et de sa solitude extrême :

Près de chez lui, Ivan leva la tête – presque toutes les fenêtres étaient déjà noires. Il faisait noir aussi dans la cour de l’immeuble. Noir et silencieux. Dans le silence Ivan entendit derrière lui le crissement léger de la neige sous les pattes d’un chien errant. Heureux à l’idée de pouvoir le caresser et de regarder dans ses yeux inquiets et tendres, il se retourna. Le vent de la nuit faisait rouler par terre une boule de journal froissé… [25]

Il est bien seul l’homme qui dans la nuit sort de son logis pour, dans la neige, se raccrocher aux pas d’un chien.

Ivan veut attenter à ses jours car il commence à se voir comme son entourage le perçoit : un ivrogne qui a perdu son honneur. Marianne Gourg voit dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique un roman “ de la perte. ”[26] Je souscris pleinement à cette assertion. Après avoir perdu son fils à cause de la famine, Ivan perd sa femme et sa raison de vivre sobrement. Ensuite, devenu ivrogne, lui échappent le respect dû à son statut de héros, sa raison de vivre et enfin son honneur par la découverte de la prostitution de sa fille et en dernier lieu, sa vie même.

Dans ce roman, la jeunesse est hautement exaltée : Ivan et Tatiana sont jeunes lorsqu’ils se rencontrent sur le champ de bataille. C’est l’âge de l’amour, de la bravoure, de l’excitation guerrière, même si celle-ci peut apporter la mort en partage. On en est que plus heureux de vivre, d’avoir échapper au gouffre sinistre de l’oubli dévolu aux soldats inconnus restés sur les champs de bataille. Au contraire, le Vétéran rescapé est choyé par la reconnaissance de la société qui lui donne annuellement la possibilité de raconter ses exploits. Toutefois, ce processus est superficiel. Le “ Héros de l’Union soviétique ” ne peut que répéter la version officielle à laquelle il finit par s’accoutumer jusqu’à la croire plus vraie que ses propres expériences. Celles-ci sont occultées par la propagande qui le fragilise. L’idéalisation de la position de héros est un subterfuge d’une part, pour mieux endoctriner Ivan qui voit ses souvenirs se fondre dans la version officielle de la bataille sans qu’il puisse intervenir. De l’autre, pour faire pression sur Olia et l’amener à la prostitution. Cette idéalisation première et la transformation de ses souvenirs qui s’ensuit génère un effet d’iconisation, mais aussi simultanément, d’occultation de son être. Mécanismes sociaux syncrétisés en une stratégie politique par le système.

Le fait qu’Ivan soit, tout d’abord, érigé en héros de l’Union soviétique et décoré pour être ensuite déchu de son statut correspond aux différents âges de sa vie. Ces changements s’opèrent à des moments charnières de celle-ci. Jeune, il devient “ Héros de l’Union soviétique ”: dans sa maturité il connaît la paternité mais perd son fils encore nourrisson, perd sa femme et sa raison de vivre sobrement : il devient un ivrogne : sa vieillesse lui apporte la perte de l’honneur et de la vie. Les moments de son existence où une perte le touche correspondent aux changements flagrants de sa personnalité. Mais le changement est le plus visible lors de la retransmission télévisée de son interview. Le voiceover annihile sa version des faits et le fait douter de soi-même. Il ne se reconnaît pas. L’image que lui renvoie le miroir cathodique ne correspond pas à l’image mentale qu’il porte en lui. L’icônisation propagandiste contredit la sienne. Cet événement est synchrone à la mort de Tatiana. Après avoir assimilé et stabilisé une icône identifiable de soi-même transformé en héros, il ne réussit plus à assumer les transitions survenues par la crise identitaire qui l’oblige à se regarder d’une autre manière et qui détruit l’image que lui renvoie le miroir. Son icône de héros est définitivement et chronologiquement révolue, implacablement remplacée par celle d’un ivrogne dans laquelle il est obligé de se reconnaître. Subséquemment, lors de la désacralisation totale devant la justice, honte suprême pour le héros qui a fait don de son sang à la Patrie, incapable de se retrouver, il meurt.

La solitude, souvent le lot des personnes âgées, et assurément le sien, le conduit à sa désacralisation et à sa mort. Il est certainement inadéquat de voir dans ce roman une définition des “ âges de la vie. ” Toutefois, la diégèse en est une certaine illustration. Dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique,  la vieillesse peut être considérée comme une sémiotique de la perte.

BIBLIOGRAPHIE

BARTHES, R., 1985 – L’aventure sémiologique, Paris, Seuil.

CAMUS, A., 1994 – Le premier homme, Paris, Gallimard

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ECCO, U., 1990 – La Production des signes, Paris, Librairie générale.

GOURG, M., 1998 – “ La problématique Russie/Occident dans l’œuvre d’Andreï Makine ”, Rev. Etudes slaves, LXX /1, Paris, pp. 229-239.

GREIMAS, A. et FONTANILLE, J., 1991 – Sémiotique des passions, Paris, Seuil.

KNORR, K., 1996 – “ Andreï Makine’s poetics of nostalgia ”, The New Criterion, N.Y., pp. 32-36.

MAKINE, A., 1990 – La Fille d’un héros de l’Union soviétique, Paris, Gallimard.

MAKINE, A., 1995 – Le Testament français, Paris, Mercure de France.

TARAS, R. “ À la Recherche du Pays perdu ”: Andreï Makine’s Russia ”, East European Quartely, XXXIV, N°1 March 2000, Columbia, pp. 51-79.

Notes


1. MAKINE, A. (1990), p. 67.

2. TARAS, R. (2000), p. 57, “ dans les années 1980, être la fille d’un Héros de l’Union soviétique, vous qualifiait pour devenir une prostituée très bien payée. ”Traduction mienne.

3. KNORR, K. (1996), p. 34, “ Et, pour un moment, la prostitution se révélait être une meilleure vie qu’une autre. ” Traduction mienne.

4. MAKINE, A. (1990), p. 171.

5. MAKINE, A. (1990), p. 195.

6. MAKINE, A. (1990), p. 47.

7. MAKINE, A. (1990), pp. 49-50.

8. MAKINE, A. (1990), pp. 13-14.

9. Sur la prothèse de lecture : ECCO, U. (1985).

10. Définition du Petit Robert.

11. MAKINE, A. (1990), p. 13.

12. Sur la stimulation programmée et le contenu culturel : ECCO, U. (1990), pp. 53-54.

13. MAKINE, A. (1990), p. 198.

14. MAKINE, A. (1990), p. 58.

15. MAKINE, A. (1990), p. 58.

16. MAKINE, A. (1990), p. 59.

17. MAKINE, A. (1990), p. 11.

18. MAKINE, A. (1990), p. 81.

19. BARTHES, R. (1985), p. 246.

20. BARTHES, R. (1985), p. 243.

21. ECCO, U. (1990), p. 104.

22. MAKINE, A. (1990), p. 126.

23. MAKINE, A. (1990), p. 115.

24. GREIMAS, A. et J. FONTANILLE, J. (1991), p. 31.

25. MAKINE, A. (1990), p. 132.

26. GOURG, M. (1998), pp. 230.