Makine, Bounine…

 « Makine, Bounine, Tchekhov, Tolstoï : rhétorique de la séduction, sémiologie du ciel », dans Margaret PARRY, Claude HERLY et Marie Louise SCHEIDHAUER (dir.), Andreï Makine : le sentiment poétique. Récurrences chez Bounine et Tchekhov, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 195-209.

Le titre de ce colloque m’a séduite car il dépassait ma compréhension « Le sentiment poétique dans l’œuvre d’Andreï Makine. Récurrences chez Bounine et Tchekhov ». En essayant de visualiser l’œuvre d’Andreï Makine, je pouvais me faire une image : les romans, les essais, les thèses. Les choses se compliquaient cependant avec le sentiment poétique. Qu’est-ce qu’un sentiment poétique dans une œuvre littéraire ? La Poétique me laissait entrevoir une possibilité lumineuse, mais le sentiment poétique me plongeait dans l’ombre. Pouvais-je penser que la Poétique était l’esprit et le sentiment l’âme ? Or l’âme est ténèbres me disais-je et l’esprit, lumière. C’était peut-être cela le sentiment poétique dans l’œuvre d’Andreï Makine, cette odyssée de l’ombre et de la lumière qui s’entrelace au fil des pages, ce miroitement du soleil que le narrateur du Testament français voit luire parmi le feuillage d’automne sur le balcon de Saranza lorsqu’il lève les yeux de la photographie noir et blanc des trois femmes. Ce même soleil qu’Olga voit en cliché non développé dans sa chambre envahie par la nuit où se reflète la lactescence jaspée de la neige qui métaphorise la dichotomie de la réalité diégétique dans laquelle elle s’enfonce : « Les flocons sommeillaient dans l’air gris, répandant une lumière cendrée, envoûtante. La terre était déjà à moitié blanche. C’est elle surtout qui éclairait la nuit. Le pré enneigé, paraissait plus vaste et ce vide pénétrait, à chaque inspiration, dans la poitrine avec une fraîcheur piquante et amère. Et aussi très ancienne dans sa mémoire […] La chambre sembla coupée en deux moitiés, l’une baignée d’une blancheur lactée, l’autre plus noire que d’habitude » (COA 151). Oui, il y avait certainement une antonymie en référence aux couleurs contrastées dans le sentiment poétique.

Dans ce cas, découvrir ce sentiment poétique ressemblait au passage du miroir, le miroir que l’infirmière porte aux lèvres du soldat :

Dans cet éclat passa le bleu du ciel, un arbuste miraculeusement préservé et couvert de cristaux. Une matinée de printemps éclatante. Le quartz scintillant du givre, la glace fragile, le vide ensoleillé et sonore de l’air.

Soudain tout cet espace glacé s’adoucit, se réchauffa, se voila d’une petite ombre de brume. Tatiana sauta sur ses jambes et, brandissant l’éclat d’où s’effaçait rapidement la buée légère du souffle, cria :

– Mania, il respire !  (FH 14)

Alors que le lecteur s’attend à la représentation traditionnelle de l’exhalation qui ternit la brillance spéculaire, signe de vie, Makine saisit par une bien autre image : la réflexion du ciel. Cet éclat de ciel dont Outkine précise qu’il en met dans chaque gravure.

Le ciel d’Andreï Makine

Dans Au temps du fleuve Amour, les albums de bandes dessinées d’Outkine, de nature érotique, synthétisent les préoccupations premières des trois garçons durant leur adolescence passé ensemble. Passé à l’âge adulte, le narrateur contemple le travail de son ami  :

Je feuillette les pages vivement colorées. A quelques différences près, les histoires se ressemblent : les personnages son habillés au début, dévêtus à la fin. Leur nudité a pour toile de fond tantôt l’exubérance de la nature tropicale, tantôt l’intérieur luxueux d’une villa, parfois même l’apesanteur d’un vaisseau cosmique… De l’éventail des pages jaillit tout un feu d’artifice de croupes galbées que saisissent des mains d’hommes velues, des fesses roses ou hâlées, de sexes brandis, de lèvres avides, de cuisses phosphorescentes. (AT 201)

Pour construire ses scenarii, Outkine utilise les histoires que lui envoie Mitia, histoires plus ou moins affabulées. Ce dernier le remarque à la lecture d’un album et a : « le temps d’apercevoir la dernière séquence : la femme est étalée sur le couvercle du piano à queue, et l’homme, scindant son corps en deux, pousse des rugissements dans des bulles pareilles aux nuages blancs d’une locomotive de dessin animé… » (AT 202). Nuages blancs, on le remarquera, qui se prélassent aussi toujours dans le ciel. Cette scène, description d’une séquence de bande dessinée, traduit la première scène du roman où un homme, le narrateur, et une femme s’adonnent à une séance d’amour torride dans un salon au bord de la mer, doté d’un piano, témoin de leurs ébats amoureux. Toutefois, cette remarque d’Outkine, laisse transpercer la devise qui le conduit dans sa création : « Mais l’essentiel, tu vois, c’est que dans chaque séquence il y a un bout d’horizon, une ouverture, un pan de ciel… » ( AT 203). Bien que le narrateur rie à cette révélation : « Tu crois vraiment que ton lecteur a le temps d’apercevoir ce bout de ciel ? », il est impossible d’ignorer que ce bout de ciel figure dans tous les romans de Makine.

En effet, dans chaque roman, le ciel tient à un moment ou un autre, un rôle plus ou moins important jusque dans le titre de l’un d’eux : La Terre et le Ciel de Jacques Dorme. Par exemple, comme nous venons de le voir, le ciel se reflète dans le miroir de Tatiana lorsqu’elle sauve Ivan sur le champ de bataille où il est laissé pour mort ; le pan de ciel s’ouvre en évasion sur l’horizon du Passage pour les habitants des appartements communautaires de Confession d’un porte-drapeau déchu. Pour le narrateur du Testament français, le ciel sibérien se mêle au ciel parisien à la contemplation de la photographie des trois femmes sur les Champs-Élysées (TF 166-167). Olga, observe le ciel devenu miroir de glace sur les marches glissantes du perron devant sa porte « … Au matin, les marches du petit perron sonnaient sous le pied comme du verre. Elle s’avança sur ce ciel renversé, un miroir rosi par la naissance du jour » (COA 214). Quant au narrateur de Requiem pour l’Est, le ciel qui se teinte de l’aube lui révèle le cliché inversé, imaginé de sa visite : « L’obscurité était entrecoupée de pans bleuâtres le long des réverbères. L’alternance de cette lumière crue et des feuillages noirs transformait ma venue en un étrange négatif de ma première visite, la veille, dans le soleil matinal » (RE 260). C’est aussi l’aube qui lui transmet le sentiment d’être soi-même dans une photographie en train de se révéler. Or, chacun sait l’importance capitale de la lumière céleste dans la photographie de plein air :

Je m’étais redressé en remarquant que le sable commençait à se colorer dans la première lueur du matin. La nuit, toujours ce négatif qui m’abritait, allait se développer en gammes bleues et ensoleillées d’une journée balnéaire, se remplir de corps bronzés, de cris, s’imprimer dans un cliché photographique de belles vacances. Je m’étais dépêché de me retirer de ce cliché en développement, j’étais monté sur la dune (on voyait de son sommet, au loin, les premières maisons et la terrasse du café où Vinner allait me rejoindre dans deux heures et demie), je m’étais installé sur ce banc à l’abri du vent qui écrêtait  déjà les vagues. (RE 274)

Et, dans cette scène, le lecteur peut imaginer sans peine le reflet du ciel mêlé au ressac se fondant en une seule et même teinte.

Pour Alexeï Berg, mué en Sergeï Malstev, la contemplation du ciel lui imprime la conscience de sa nouvelle identité :

La lune finement découpée dans le noir laissait deviner une nuit singulière, suspendue à la fragilité de la première tiédeur du printemps. Il se reconnaissait à peine dans ce retour. Il était un autre. “Un homme, pensait-il, qui est couché près d’une fenêtre, dans une maison inconnue, dans un village qu’il ne pourrait pas retrouver sur une carte, un homme qui a vu tant de gens mourir, qui a beaucoup tué, qui a failli mourir lui-même et qui regarde maintenant ce fin croissant de lune dans un ciel attiédi. (MV 83-84)

C’est aussi la vision qu’Alexeï a du soldat par l’interstice des planches qui réfère au ciel : « Près de la clôture, à l’endroit exact où, deux semaines auparavant, il avait vu un ivrogne endormi, s’étalait le corps d’un soldat, le visage en sang tourné droit vers le lever du soleil, comme pour bronzer » (MV 66). Scène qui, par ailleurs, amène quelque souvenance du « Dormeur du val » de Rimbaud, et du prince André de Tosltoï, eux aussi étendus sous le ciel.

Et dans La Femme qui attendait, le ciel se réfléchit dans le miroir abandonné, vestige prérévolutionnaire, comme une couronne à celui qui se mire en son éclat : « Devenu inutile, on l’a laissé sur place, appuyé sur les rondins de la maison. Sa partie supérieure reflète les sommets de la forêt et le ciel. Le visage de celui qui regarde est projeté vers les nuages » (FA 77-78). Le sentiment poétique pouvait donc être ce ciel.

Où les difficultés commencent

Ces morceaux de ciel disséminés çà et là innervent les romans, suscitent des clichés imaginés et déploient une écriture aux accents photographiques qui se retrouve jusque dans la description de certains rêves : « Et le même reflet, comme un philtre photographique, teintait ces rêves, couleur de sang souillé, de rouille sur les carcasses des blindés, de poussière roussâtre que les hélicoptères soulevaient en apportant de nouveaux blessés à l’hôpital. Souvent la même vision me réveillait : je posais des points de suture non pas sur le rictus d’une plaie, mais sur les lèvres qui s’efforçaient de parler » (RE 30). Pour le narrateur qui annonce vouloir et devoir dire la vérité, ces lèvres cousues sont significatives de ce qu’il s’empêche d’avouer : l’autocensure qui lui intime de se taire et de sceller ses sentiments les plus profonds, son amour pour cette femme qu’il a quittée, mais aussi son amour pour le pays disparu. Deux pertes, celle de la compagne et celle de la patrie forment la trame du roman et sont métaphorisées dans le noir et blanc des photographies qu’il ne peut oublier même s’il n’a pu les prendre.

Situation expliquée dans La Terre et le ciel de Jacques Dorme, où le narrateur décrit une partie de sa vie dans les termes suivants : « Il me reste de ces mois quelques brefs fragments, rapides prises de vues de la mémoire, apparemment accidentelles mais sans lesquelles je serais certainement devenu autre » (JD 70). C’est de ces prises de vues non réalisées dont il s’agit aussi pour le narrateur de Requiem pour l’Est. Oui, en y réfléchissant bien, je pouvais me faire une idée du sentiment poétique dans l’œuvre d’Andreï Makine. Mais, les récurrences me causaient encore quelques embarras. Pas que le terme me soit inconnu. Non, ce n’était pas cela. Il s’agissait de tout autre chose.

Que Bounine et Tchekhov soient mentionnés sans leur prénom réciproque me troublait, me tracassait, en un mot me déséquilibrait. Pourquoi Andreï Makine me demandai-je et seulement Bounine et Tchekhov ? Pourquoi pas Ivan Bounine et Anton Tchekhov ou alors pourquoi pas Makine tout simplement ? Cela, avec les récurrences, car ce substantif était au pluriel, me confondait. Je me répétais à voix basse comme une litanie, mantra qui devait décacheter le ciel d’une pensée : « Tchekhov, Bounine, Makine et récurrences du sentiment poétique ». Pour en pénétrer le sens, pas que cela soi la vérité ou même réel, j’imaginais qu’il s’agissait de retour et non de répétitions comme je l’avais supposé en premier. La récurrence, ce nerf qui revient en arrière au lieu de se projeter en avant, de se prolonger comme il devrait le faire. Alors, tout s’éclairait. Toutefois, s’il était question d’un retour, avec l’ombre et la lumière, le ciel surtout, je devais accepter le retour jusqu’à Tolstoï et tout prenait sens pour moi. J’étais totalement séduite. Néanmoins avant de parler de séduction, la récurrence s’imposait puisque c’est la séduction des récurrences qui se déclenche dans ce cas.

Récurrences

Il en est souvent ainsi d’un livre, que nous aimons conjecturer sur son contenu mais, aussi sur les textes qu’il nous rappelle : les intertextes, les hypertextes, les hypotextes : l’intertextualité. Concept introduit par Julia Kristeva dans sa présentation de Mikhaïl Bakhtine qui, dans Esthétique et théorie du roman (1975) [i], parle de dialogisme, de plurilinguisme  ou de liens entre les textes.  Pertinents ou pas, ces rapprochements sont de la responsabilité du lecteur et ont quelque chose de facultatif, voire d’arbitraire. Très certainement, chacun verra d’autres connexions, d’autres récurrences, ressortissant à son expérience personnelle. Elles existent, de toute évidence. Toutefois, ce ciel devient le point de départ et le point d’arrivée. Je veux parler du ciel de Tolstoï. J’y reviendrai ultérieurement.

 D’un autre côté, ce ciel amène souvent la neige, ce grand ciel délayé déployé sur le paysage. Comme le remarque Nina Nazarova dans sa très belle étude [ii], chez Makine : « La place prédominante dans la description des saisons est accordée à l’hiver et ce n’est pas seulement grâce au climat sévère de la Russie, mais aussi, probablement, dû à la nostalgie de la neige dont tous les émigrés russes souffrent à l’Occident, où le climat est plus doux » (115). La neige qui n’est rien d’autre qu’un ciel fragmenté, écrasé sur le sol, Nazarova la voit « partout dans les livres de Makine » où selon elle, « Dans la plupart des cas elle symbolise l’attente et la résignation » (ibid.) pour Dmitri, Samouraï et Outkine ainsi que pour Charlotte. Dans le cas de Charlotte, Nazarova voit son attente pendant les longs mois d’hiver comme celle de ses petits-enfants qui viendront passer l’été avec elle. Une spéculation plausible et intéressante. Ne serait-ce que la neige symbolise aussi pour Charlotte la délivrance, le but enfin atteint de l’autre côté de l’Oural dans la petite ville de Boïarsk où elle retrouve sa mère, Albertine, après une traversée épuisante de la Russie éventrée par les combats de la Révolution.

Il en va de même pour Samouraï et Dmitri qui se laissent tomber bienheureux dans la neige bienfaisante et glacée après l’étuve de la petite maison de bains : « Nous ouvrions la porte de la pièce, puis celle de l’entrée. Nous nous jetions dehors sous le frémissement sonore des étoiles, dans le froid dense de la nuit… Une seconde après, nous nous arrêtions, nus, au bas du talus qui descendait vers l’Oleï. Un, deux, trois ! et nous nous faisions tomber à la renverse dans la neige vierge. Nous ne sentions aucun froid. Car nous n’avions plus de corps » (AT 39). La neige les délivre de leur corps terrestre en ce sens que le contraste entre la sensation de chaud et de froid l’annihile. Ils s’exécutent alors sous la bienveillante immensité du firmament étoilé au-dessus d’eux.

La neige est aussi la symbolisation du désir assouvi pour Dmitri puisqu’il a neigé la nuit où il a perdu sa virginité. Mais, dans son rêve, elle est encore promesse au moment où ses doigts effleurent ceux d’une belle inconnue : « Et elle me souriait, baignant dans le soleil, dans l’odeur dense de la taïga. Je me plongeais de plus en plus profondément dans cet instant. Je tendais la main par-dessus le feu pour toucher celle de l’inconnue…La rive devenait tout à coup blanche, le silence de la taïga – hivernal. Et le tournoiement lent des flocons enveloppait nos corps dans une lumière de soleil tamisée » (AT 36). Ne s’agit-il pas là d’un véritable arc-en-ciel d’amour ? La neige enfin, protège le secret d’Olga et de son fils. De ce qui précède, il est aisé de voir que la neige, chez Makine, ne peut être réduite à l’expression d’un seul symbole. Une étude ciblée et approfondie serait nécessaire pour en cerner toutes les facettes. Dans ce contexte, la remarque du Marquis de Custine[iii] : « La neige est un masque » (Custine 95) pourrait être intéressante à creuser. Néanmoins, la neige nous ramène invariablement au ciel, ce ciel qui s’effondre en lambeaux et s’effrite dans l’air hiémal.

L’hiver, le ciel, la neige, la glace se métamorphosent en des pages à couper le souffle chez Makine. Dans un brillant article, Iulia Mateiu [iv]  analyse les métamorphoses de l’eau dans Au temps du fleuve Amour  et elle écrit :

Pour le narrateur, la débâcle signifie plutôt le déferlement du désir errant jusqu’au moment de la rencontre, elle aussi fortuite, de cette créature féminine presque irréelle malgré les contours nets et combien troublants de son corps. Une seconde symétrie se dessine entre ces surgissements du fleuve-dragon qui se débarrasse de ses écailles de glace, et respectivement du corps féminin qui semble échapper à ce qui l’étouffait, ce qui en cachait les charmes. L’eau remuante fait fondre la glace et l’emporte au loin, le fleuve échappe à son emprisonnement ; et de même le désir tourbillonnant émerge pour quelques instants, puis replonge l’adolescent dans une rêverie qui ne s’incarnera que plus tard, et imparfaitement tant qu’elle ne pèsera aussi du poids du verbe. (Mateiu 463)

Cette citation est loin d’être innocente, vu qu’à l’approche de la débâcle le ciel permute de teinte et notifie une autre saison. Cette débâcle incarnée dans le verbe rappelle Sur la rivière de Tchekhov [v] qui décrit les métamorphoses de la Jita qui en été « n’est qu’une petite flaque que vous ne distinguez même pas derrière son épaisse oseraie et que vous traversez à gué où vous voulez, mais, en ce moment, elle est méconnaissable. Vous n’en revenez pas : où a-t-elle pris une telle impétuosité ? Elle s’enfle, se boursoufle et menace de noyer la terre entière » (LI 74). C’est le dégel, la débâcle et peu de temps auparavant, « Il n’y a pas une goutte d’eau, rien que de la glace, de la glace, de la glace  » (LI 72), cette glace où miroite l’azur. Mais revenons au ciel de Tolstoï suggéré antérieurement.

Le ciel de Tolstoï et de Bounine

Chez Tolstoï se retrouve le ciel aperçu par le prince André effondré sur le champ de bataille :

Au-dessus de lui il n’y avait que le ciel, un ciel haut, légèrement voilé et cependant infiniment haut, sur lequel glissaient lentement quelques nuages gris. “Quel silence, quelle paix et quelle majesté ! songeait le prince André. Ce n’est plus du tout comme lorsque je courais, plus du tout comme lorsque nous courrions, criions et nous battions, plus du tout comme lorsque le Français et l’artilleur, le visage convulsé de terreur et de rage, s’arrachaient le refouloir. Ce n’est pas du tout ainsi que glissent les nuages dans ce ciel infiniment haut. Comment se fait-il que je ne voyais pas auparavant ce ciel infini ? Et quelle joie de le connaître enfin ! Oui, tout est vanité, tout est mensonge à part ce ciel. Rien, rien n’existe que lui… Mais cela aussi n’existe pas. Il n’y a rien, il n’y a rien que le silence, le repos. Et Dieu en soit loué !” [vi]

À ce moment crucial de sa vie, c’est vers le ciel que le prince André se tourne. Il le découvre et en remercie Dieu : « Il tendit l’oreille à des bruits qui se rapprochaient : des pas de chevaux, des voix ; on parlait français. Il ouvrit les yeux. Il vit de nouveau au-dessus de lui le même ciel immense où voguaient plus haut encore des nuages à travers lesquels transparaissait un infini azuré. Il ne tourna pas la tête et ne vit pas ceux qui, à en juger par le bruit des sabots et les voix, s’étant approchés de lui, s’étaient arrêtés » (GP 478). Plus rien ne lui importe que ce ciel enfin découvert véhiculant la paix.

Malgré cela, il y a aussi chez Tolstoï le ciel cauchemardesque de Nicolas : « L’oncle Pierre et lui marchaient en tête d’une immense armée. Elle était formée de lignes blanches obliques qui remplissaient l’air comme ces toiles d’araignée qui volent en automne et que Dessales appelait fils de la Vierge » (GP 930), qui ne sont que de petites araignées, accrochées à leur fil, qui se laissent porter dans le bleu du ciel. Fils de la Vierge que le narrateur du Testament français découvre être des barbelés qui, justement, rétrécissent et limitent l’horizon de ceux qui en sont entourés au lieu de laisser percevoir l’infinité de l’azur par ces fils argentés surgis par enchantement dans l’air estival ou printanier.

Mais mon amour du ciel de Bounine va à une toute petite scène.  Un ciel que le narrateur de Printemps éternel  discerne peuplé d’étoiles et de cris : « Quand la nuit vient avec sa traîne d’étoiles au-dessus des pins, alors jaillit de la forêt le cri rauque des grands ducs qui s’étrangle en spasmes d’une douloureuse volupté ; il y a dans ce cri des accents d’une sauvagerie intemporelle où la transe amoureuse, l’attente poignante du coït éclatent comme un rire et comme un sanglot face au vertige du néant [vii] ». Le ciel nocturne de Bounine dépeint des secrets que nous humains, diurnes, par excellence ou peut-être par malchance, ne pourrons jamais percer mais qu’il nous laisse pressentir.

La constellation du Loup

Ciel étoilé qu’Élias, dans L’Amour humain [viii] montre au narrateur : « Tu ne connais pas encore ce ciel du Sud, me dit Elias. Là, regarde, c’est la constellation du Loup… » (AH 30). Toutefois, le narrateur ne s’y trompe pas : « L’homme qui regardait la constellation du Loup, n’était pas un contemplatif. Tout simplement, il savait que ce point de vue des étoiles permettait de détruire les murs derrière lesquels les humains se protègent pour le plaisir d’être aveugles » (AH 274). Ce sera sous et dans les étoiles que son corps disparaîtra : « Le corps d’Elias s’en va lentement. L’eau est si calme que ce contour humain semble monter au milieu des étoiles dans un ciel plus profond que le ciel » (AH 295).

L’une des particularités de la constellation du Loup est que ses étoiles ne portent que des nombres, elles n’ont jamais été baptisées. Métaphore des habitants  de l’hémisphère Sud qui, pour ceux du Nord, ne sont rien de moins que des chiffres complaisamment étalés dans les statistiques précisément calculées et démontrées quotidiennement avec une effroyable froideur  par les médias : Tant de millions de morts de faim, tant de milliers de victimes de viol, tant de millions tués dans les combats intertribaux (savamment entretenus par le Nord pour augmenter sa prospérité). Autre particularité : cette constellation n’est visible que de l’hémisphère Sud, comme le fait remarquer Elias. Elle symboliserait aussi, dans ce cas, une autre manière de voir : celle éclairée par l’amour humain.

Dans ce cas pourquoi parler de séduction ? Simplement car, à son insu, le lecteur est séduit par ce ciel qui, sans être les Cieux, suggère un horizon où l’air devient respirable, mais débride aussi parfois, celui insondable de la mort : « Maintenant, la mort semblait non pas gratuite, mais tournée vers une destination différente, comme le reflet de cette constellation dans les yeux du soldat blessé à qui Elias donnait à boire. Les lèvres bougeaient encore sous le filet d’eau, l’iris des yeux captait les lueurs de la nuit, et soudain tout se fige, la bouche, les cils… En lui refermant les paupières, Elias eut l’impression que ce regard voyait toujours, plus amplement même, la percée noire du ciel. Ce fut le tout premier homme qu’il accompagna vers la mort  » (AH 94). Portes de la mort qui n’obstruent pourtant pas celles de l’amour : « La femme bouriate vint chercher son enfant. Ils restèrent dans le crépuscule bleu qui emplissait le compartiment… C’est finalement le seul mystère que j’ai gardé de mon enfance. Ma mère, déjà détruite par la misère, par le mépris de ceux qui achetaient son corps, a été capable de me donner un bonheur absolu, une paix sans une faille d’angoisse. J’ai toujours pensé que cette capacité d’aimer, en fait si simple, était un don suprême, oui, une puissance divine… » (AH 161). Cette séduction ultime, l’amour et la mort, réunis dans la rhapsodie des hémisphères pourraient n’être que cela : un ciel offert à tous, précieusement dénudé par ces auteurs, avec tendresse et élégance, qu’il soit constellé, ensoleillé, lourd de neige ou plombé de nuit.

In fine, dans ce libre enchaînement de réflexion, la récurrence, quelquefois alternance ou réapparition, réitération ou réminiscence, se mute en prolongement d’un retour par un mouvement centrifuge en spirale ascendante, initié par les géants de la littérature russe Tolstoï, Tchekhov, Bounine et perpétué par Makine devenu, subséquemment, géant de la littérature mondiale.

Notes


Les références aux textes d’Andreï Makine renvoient aux éditions suivantes :

La Fille d’un héros de l’Union soviétique, Paris, Robert Laffont, 1990

Confession d’un porte-drapeau déchu, Paris, Belfond, 1992

Au temps du fleuve Amour, Paris, Éditions du Félin, 1994

Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995

Le Crime d’Olga Arbélina, Paris, Mercure de France, 1998

Requiem pour l’Est, Paris, Mercure de France, 2000

La Musique d’une vie, Paris, Éditions du Seuil, 2001

La Terre et le ciel de Jacques Dorme, Paris, Mercure de France, 2003

La Femme qui attendait, Paris, Éditions du Seuil, 2004

L’Amour humain, Paris, Éditions du Seuil, 2006

[i] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard, 2003, traduction : Daria Olivier

[ii] Nina Nazarova, Andreï Makine, Deux facettes de son œuvre, Paris, L’Harmattan, p. 115

[iii] Marquis de Custine, « Pétersbourg, ce 12 juillet 1839, au matin » dans Lettres de Russie, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1975, p. 95

[iv] Iulia Mateiu, « Métamorphoses de l’eau dans Au temps du fleuve Amour d’Andreï Makine », dans In Aqua Scribis, Le thème de l’eau dans la littérature, Études réunies et préfacées par Michat Piotr Mrozowicki, Wydawnictwo, Uniwersytetu Gdanskiego, Gdansk, 2005, pp. 463-470

[v] Anton Tchekhov, Des larmes invisibles au monde, Paris, Éditions des Syrtes, 2006, traduction : Lily Denis, p. 74, abrégé en LI

[vi] Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix (1868), Paris, Gallimard Folio, 2002, traduction :  Boris de Schlœzer, p. 462, abrégé en GP

[vii] Ivan Bounine, Printemps éternel (1923), Paris, Éditions du Rocher, 2002, traduction : Claire Hauchard, p. 39

[viii] Andreï Makine, L’Amour humain, Paris, Seuil, 2006, abrégé en AH