Le Malaise existentiel

 « Introduction », dans  Le Malaise existentiel dans le roman français de l’extrême contemporain (e. a. ed.), Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2011, pp. 5-9

Selon Gilles Lipovetsky l’important est de bien saisir que c’est la logique même de l’individualisme et de la désagrégation des structures traditionnelles de normalisation qui produit des phénomènes aussi opposés que le contrôle sur soi et l’aboulie individuelle, le surinvestissement prométhéen et le manque de volonté total. Plus de responsabilisation de soi d’un côté, plus de dérèglement de l’autre. L’essence de l’individualisme est bien le paradoxe. Face à la déstructuration des contrôles sociaux, les individus, en contexte post disciplinaire, ont le choix de s’assumer ou non, de s’autocontrôler ou de se laisser aller. Le Malaise existentiel dans le roman français de l’extrême contemporain s’intéresse majoritairement  à la seconde catégorie : les gens qui ne participent pas, mais se réfugient en retraite solitaire, privés de repères. Dans Les Temps hypermodernes, où il revient sur sa pensée, Lipovetsky note à leur propos :

Dans ce contexte, ce qui doit nous inquiéter le plus, ce n’est ni la désensualisation ni la “dictature” du plaisir mais la fragilisation des personnalités. La culture hypermoderne se caractérise par l’affaiblissement du pouvoir régulateur des institutions collectives et l’autonomisation corrélative des acteurs vis-à-vis des impositions de groupes, que ce soient la famille, la religion, les partis politiques, les cultures de classes. Par quoi l’individu apparaît de plus en plus décloisonné et mobile, fluide et socialement indépendant. Mais cette volatilité signifie beaucoup plus déstabilisation du Moi qu’affirmation triomphante d’un sujet maître de lui-même. En témoigne la marée montante des symptômes psychosomatiques et des troubles compulsifs, des dépressions, anxiétés et tentatives de suicide pour ne rien dire du sentiment croissant d’insuffisance et de dépréciation de soi. Vulnérabilité psychologique qui tient moins, comme on le dit trop, au poids exténuant des normes de la performance, à l’intensification des pressions s’abattant sur les personnes qu’à l’éclatement des anciens systèmes de défense et d’encadrement des individus. Rappelons seulement que la flambée des anxiétés et des dépressions a précédé le triomphe de la culture entrepreneuriale et du néolibéralisme. Ce ne sont pas tant les pressions de la culture de performance qui rendent compte du phénomène que la formidable poussée de l’individualisation, le déclin de la puissance organisationnelle du collectif sur les sujets. Livré à lui seul, désencadré, l’individu se trouve dépossédé des schèmes sociaux structurants qui le dotaient de forces intérieures lui permettant de faire face aux malheurs de l’existence. À la dérégulation institutionnelle généralisée correspondent les perturbations de l’humeur, la désorganisation croissante des personnalités, la multiplication des troubles psychologiques et des discours de plainte. C’est l’individualisation extrême de nos sociétés qui, ayant affaibli les résistances du « dedans », sous-tend la spirale des troubles et des déséquilibres subjectifs. L’époque ultramoderne voit ainsi se développer la puissance technicienne sur l’espace-temps mais décliner les forces intérieures de l’individu. Moins les normes collectives nous commandent dans le détail, plus l’individu se montre tendanciellement faible et déstabilisé. Plus l’individu est socialement mobile, plus apparaissent des manifestations d’épuisement et des “pannes” subjectives ; plus on veut vivre libre et intensément, plus s’accroissent les expressions de la peine à ivre.[1]

Selon Lipovetsky, l’individu dans la société actuelle devient incapable de réagir de façon adéquate aux aléas existentiels sur son chemin car fragilisé, de même qu’il subit une déstabilisation alarmante. Sans attaches véritables qui lui serviraient d’ancrage comme par le passé, on pensera à la famille et aux liens sociétaux, aux traditions qui perdurent moins par le désinvestissement de la sphère publique, mais aussi éthique, l’individu serait donc devenu inapte, car « livré à lui-même » et de ce fait moins fort, à affronter « les troubles de l’existence ». De ce qui précède, il est facile de déduire que la solitude dont nous parlons équivaut à un isolement car la solitude, au sens littéral, est inhérente à la condition humaine et comprend cette part de chacun d’entre nous qu’il est impossible de cerner avec efficacité car, nous dit Lipovetsky, elle est diverse dans ses manifestations. Tantôt profond ennui, tantôt angoisse, étouffement et impossibilité à s’exprimer, elle reste génératrice d’un malaise que nous nommerons existentiel en accord avec l’essayiste.

De toute évidence, notre siècle a dérivé très loin de Marc-Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661) lorsqu’il écrivait – presque un hommage à la solitude –

Ô ! que j’aime la solitude !

Que ces lieux sacrés à la nuit,

Éloignés du monde et du bruit,

Plaisent à mon inquiétude !

Mon Dieu! Que mes yeux sont contents

De voir ces bois qui se trouvèrent

À la nativité du temps,

Et que tous les Siècles révèrent,

Être encore aussi beaux et verts,

Qu’aux premiers jours de l’Univers ! […]

 

Quoi qu’il en soit, pour la plupart des êtres humains, la solitude est un véritable problème. C’est pour cette raison qu’au lieu de l’accepter telle qu’elle est, beaucoup cherchent à la rompre le plus vite possible. De quelle manière le tentent les héros du roman de l’extrême contemporain est une des questions traitées dans cet ouvrage car il y a de nombreuses façons de faire face à la solitude.

Certains, poussés par le manque d’estime de soi, cherchent le remède à l’extérieur d’eux-mêmes. Parmi eux se trouveront les intoxiqués (du tabac et de l’alcool, par exemple), les pervers sexuels, les drogués du jeu, les cinéphiles assidus et autres gros consommateurs de radio et télévision, les personnes asociales qui attendent fébrilement l’attention des autres, les personnes manquant cruellement de créativité, toutes celles qui veulent constamment se faire des amis, de façon générale toutes les personnes souffrant d’un malaise existentiel bien défini. Pour une deuxième catégorie, la satisfaction du moment présent est l’ultime ressource. Ces individus acceptent la solitude plus qu’ils ne tentent de la rompre. Ils profitent du moment et développent leur créativité dans l’estime de soi. Par une activité bénévole, ou bien ils décident de profiter de la nature si généreuse, de faire du jardinage, de faire de la cuisine ou du bricolage, de ne rien faire quand ils en ont envie, de méditer, d’écrire un livre, une chanson, de s’occuper d’eux, de leur voiture, de leur moustache, de faire la critique d’un film ou d’un spectacle vu récemment, de découvrir les restaurants de leur ville, d’apprendre à jouer d’un instrument de musique, d’apprendre une langue étrangère… Pour ces personnes, la solitude est un précieux trésor. Souffrent-elles du malaise existentiel au même titre que les autres. Leur solitude est-elle comparable ?

En littérature, une large place est accordée à l’être humain, ses pérégrinations sentimentales et sa solitude. Il est toutefois frappant que peu d’études générales à ce sujet soient parues à l’heure actuelle. Cet ouvrage se propose de remédier à cet état de choses. Les contributions incluses sont le résultat d’un colloque international tenu les 20 et 21 octobre 2008 à l’Université d’Amsterdam aux Pays-Bas et auquel plus d’une cinquantaine de chercheurs de réputation internationale ont pris part. Ici se trouvent une sélections de leurs travaux sur des auteurs comme Oster, Makine, Toussaint, Joncour, Echenoz, Le Clézio, Mauvignier, Modiano pour n’en nommer que quelques-uns. Ce recueil espère ainsi contribuer à l’étude de l’extrême contemporain, une période de l’histoire de la littérature relativement encore peu étudiée par la critique universitaire. Ce recueil pense aussi être novateur dans le domaine méthodologique car il offre un riche éventail dans la diversité des études avec des approches psychanalytiques, sociologiques, culturelles, historiques, poético-rhétoriques, interdisciplinaires, herméneutiques et des analyses critico-spectrales.

En bref, le malaise existentiel, la solitude, l’isolement sont des thèmes récurrents de la littérature. Ce recueil a pour ambition générale de procurer une compréhension dans l’approche polyvalente d’un grand nombre d’écrivains français dont les romans sont concernés par le sujet.



[1] Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes, Livre de Poche, 2004, pp. 81-82.