L’Exil dans…

« L’Exil dans Le Testament français d’Andreï Makine », dans Mythes et mondialisation. L’exil dans les littératures francophones, Olga Gancevici et Adriana Bârsan eds, Suceava, Université de Suceava, 2006, pp.75-87

Dans cette étude, je me propose d’analyser les sentiments et le péril identitaire de l’exilé dans le roman Le Testament français  d’Andreï Makine. Dans ce dessein, je m’appuie sur les positions de Robert Jouanny exprimées dans Écrivains Francophones d’Europe (2005 et Singularités francophones (2000), de Pascale Casanova dans La République mondiale des Lettres (1999), sur les déclarations d’Andreï Makine stipulées dans l’ouvrage de Nathalie Heinich L’Épreuve de la grandeur : prix littéraire et reconnaissance (1999) et dans plusieurs entretiens accordés par l’auteur à différents média.

Du point de vue développé par Emmanuel Lévinas, Julia Kristeva et Mikhail Bakhtine le concept d’identité nécessite un « Je » et un « Autre » pour exister. Séparés et l’Un en face de l’Autre chez Lévinas, L’Humanisme de l’Autre homme (1972) [1], ils peuvent aussi être présents dans le même selon Kristeva, Étrangers à nous-mêmes (1988). [2] En ce qui concerne Bakhtine, le moi prend conscience de soi-même uniquement en interaction avec l’Autre, [3] ce que Todorov résume  en « principe dialogique. » [4]  Aucune construction de l’être n’est possible en dehors du contexte social. L’Autre est la condition sine qua non de l’élaboration du Moi. Ces conceptions, pour aussi divergentes qu’elles soient, au premier abord, ne s’excluent  pas mutuellement.  Elles sont amplement illustrées par  Andreï Makine dans Le Testament français (1995) qui comprend le concept d’identité et celui d’altérité, emboîtés l’un dans l’autre comme des poupées russes dans une dialectique de l’exil, un exil déjà subi au pays natal. J’ai déjà exprimé ailleurs cette inversion de la dialectique de l’exil chez Andreï Makine [5]

En effet, l’auteur dans ce roman, écrit sur la Russie mais aussi sur la France. Une France vue de Russie, de Sibérie, pour être exact. La France de Proust et des frères Goncourt, celle de Charlotte. Une France dont se souvient cette Française exilée et pour laquelle elle éprouve une profonde nostalgie. [6] « Je pense qu’il existe des constantes. Sans parler de la France éternelle, on peut constater qu’il y a des choses qui ne bougent pas, des constantes de l’esprit national, du peuple et vous les retrouvez dans la culture, la littérature, la façon de voir les choses, la pensée ce que l’on pourrait appeler Francitude. » [7] Cette Francitude décrite dans Les Lieux de mémoire  (1997) de Pierre Nora [8]. Cette Francitude imaginée par un jeune garçon russe à qui sa grand-mère française, lègue le plus beau des cadeaux : une vision et une langue pour l’exprimer avec tout le « chatoiement » [9] et le « bruissement » [10] nécessaires au « plaisir du texte. » Du moins, en va-t-il ainsi dans Le Testament français dans lequel la double appartenance culturelle engendre l’élaboration du Moi et l’exil du narrateur au sens le plus fort.

La greffe française

Dans ce roman à la première personne du singulier, l’auteur soulève la question de la double appartenance culturelle et la manière dont le narrateur en est affecté dans son identité et son subconscient. Le héros, un jeune garçon russe, écoute sa grand-mère française, Charlotte, lui raconter des souvenirs de sa jeunesse passée en France. La langue dans laquelle ils s’expriment ensemble est le français. L’adolescent devient alors conscient d’une greffe française en soi. Celle-ci l’empêche de se conformer à son environnement russe. Tous ses camarades ignorent ce côté français qu’il porte en soi. Il voudrait être comme eux mais ne peut s’amputer de cette part de soi-même. Dans cette situation conflictuelle, il refuse son identité. Incapable d’être soi-même, il devient le centre d’attention des élèves moqueurs à cause de sa différence non assimilée.

Durant les étés chez sa grand-mère française, qui représente la branche maternelle de sa famille, il pense se conduire comme un Français le ferait. Il flâne le soir sur, ce qui pourrait passer pour, « les boulevards » y vivant l’espoir d’une rencontre amoureuse :

J’étais seul, libre. J’étais heureux. En chuchotant, je m’adressais à moi-même en français. Devant ces façades en trapèze, la sonorité de cette langue me semblait très naturelle. La magie que j’avais découverte cet été allait-elle se matérialiser en quelque rencontre ? Chaque femme qui me croisait avait l’air de vouloir me parler. Chaque demi-heure gagnée sur la nuit étoffait mon mirage français. Je n’appartenais plus ni à mon temps ni à ce pays. Sur ce petit rond-point nocturne, je me sentais merveilleusement étranger à moi-même. [11]

La magie dont il parle est celle qu’il a ressentie en regardant, dans un vieux magazine français du tournant du siècle, des photos de jeunes femmes dont il est immédiatement tombé amoureux. Comme nous pouvons le voir, l’expérience de son étrangeté le ravit. Pour employer ses propres termes, il se sent « libre et heureux ». D’autre part, sa sexualité bourgeonnante crée un être nouveau. Cet être nouveau, presque un étranger pour lui, se trouve toutefois en lui : « A longueur de temps je pensais au corps féminin, aux corps des femmes. Toutes les autres pensées étaient complémentaires, accidentelles, dérivées. Oui, je me rendais à l’évidence qu’être un homme signifiait penser constamment aux femmes, que l’homme n’était autre que ce rêveur de femmes ! Et que je le devenais… » [12] Dans son optique, le narrateur se transforme en homme adulte. Il s’aliène son enfance et il s’imagine Français, à l’image de sa grand-mère exilée en Russie.

La double appartenance

Néanmoins, après la mort de ses parents, son identité russe émerge peu à peu de son être. Leur absence éclaire d’un jour nouveau son environnement. Les slogans politiques se chargent d’une signification nouvelle, inconnue jusque-là : « Cette phrase de propagande qui me laissait autrefois indifférent : « Vingt millions de personnes sont mortes pour que vous puissiez vivre ! », oui, ce refrain patriotique acquit soudain pour moi un sens neuf et douloureux. Et très personnel. » [13] Sa situation personnelle, la mort de ses parents se répercute dans les slogans politiques qui exposent en filigrane la mort de tous les disparus sacrifiés aux vivants. De ce fait, une légère trace de culpabilité flotte dans sa douleur et engendre un sentiment de responsabilité.

  C’est alors que non seulement il se trouve étranger à soi-même, mais de surcroît, il prend conscience d’une double appartenance culturelle : « La Russie, tel un ours après un long hiver, se réveillait en moi. Une Russie impitoyable, belle, absurde, unique. Une Russie opposée au reste du monde par son destin ténébreux. » [14] Après s’être voulu et senti Français au point d’ignorer la Russie dans laquelle pourtant il vit, il se sent devenir Russe et sa greffe française s’avère source de souffrance : « Oui, si, à la mort de mes parents, il m’arriva de pleurer c’est parce que je me sentis Russe. Et que la greffe française dans mon cœur se mit à me faire, par moments, très mal. » [15] Ce côté français lui a été légué, inculqué par Charlotte et ses histoires. Il forme la filiation maternelle.

L’héritage paternel

Le côté paternel est incarné par sa tante dont le concubin a passé huit années dans les camps staliniens. Par leurs histoires, ils contribuent à la métamorphose de l’adolescent :

La sœur de mon père, ma tante, avait inconsciemment contribué à ce retournement… […] Le père de ses enfants, que j’appelais par son patronyme, Dmitritch, venait parfois chez nous et notre cuisine résonnait alors de sa voix rauque qui semblait se réchauffer peu à peu après un hiver long de plusieurs années. […] Un jour, il parla d’un petit lac, en pleine taïga, gelé onze mois sur douze. Par la volonté de leur chef de camp, son fond s’était transformé en cimetière : c’était plus simple que de creuser le permafrost. Les prisonniers mouraient par dizaines… [16]

D’un côté, les histoires de Dmitritch qui dévoilent l’horreur des camps, mais aussi la répression, le despotisme et le terrorisme qui avait envahi son pays. De l’autre, Charlotte avec ses histoires d’un pays lointain où la vie n’était qu’élégance et luxe raffinés. C’est en premier lieu cette énorme divergence qui engendre simultanément la prise de conscience de soi et une crise identitaire chez le jeune narrateur. « Qui suis-je ? » est la question qu’il se pose comme chacun. Mais les réponses qu’il obtient de l’Autre, Charlotte ou Dmitritch, sont incompatibles et ne peuvent former un tout. Une vision éclatée, déchirée, une disjonction de la réalité et du virtuel en est le résultat. Aucune corrélation possible entre ces deux mondes. Car il s’agit bien de deux mondes, aussi étrangers l’un à l’autre que la nuit et le jour. Les cristaux, les lumières de Paris et les profondeurs sépulcrales des lacs gelés de Sibérie forment cependant les deux revers d’une même médaille : l’identité du narrateur, imprégnée de culturel et de politique mêlés. Toutefois, bien qu’il n’ait pas lui-même vécu les faits, relatés par les deux conteurs, la prise de conscience de soi, génère une crise, où l’identité et l’altérité s’enchevêtrent en un sentiment de non-appartenance à son environnement.

Le péril identitaire

Le narrateur admet la souffrance que lui cause la révélation de Dmitritch, mais le mal que lui procure l’amour de son pays est de loin supérieur : « Ce qui me fit le plus souffrir au cours de leurs aveux nocturnes, c’était l’indestructible amour envers la Russie que ces confidences engendraient en moi. » [17] Bien loin de lui offrir bonheur et joie, cet amour le blesse plus que tout : « Cet amour était un déchirement permanent. Plus la Russie que je découvrais se révélait noire, plus cet attachement devenait violent. Comme si pour l’aimer, il fallait s’arracher les yeux, se boucher les oreilles, s’interdire de penser. » [18] Être Russe signifie, pour lui, être conscient de l’environnement social et politique dans lequel il vit. Être Russe signifie aussi accepter de l’être à part entière :

Oui, j’étais Russe. Je comprenais maintenant, de façon encore confuse, ce que cela voulait dire. Porter dans son âme tous  ces êtres défigurés par la douleur, ces villages carbonisés, ces lacs glacés remplis de cadavres nus. Connaître la résignation d’un troupeau humain violé par un satrape. Et l’horreur de se sentir participer à ce crime. Et le désir enragé de rejouer toutes ces histoires passées – pour en extirper la souffrance, l’injustice, la mort. [19]

Oui, la vie dans toute sa noirceur attaque le jeune narrateur. Un soir après l’autre, les initiations de Dmitritch lui font découvrir une facette de son pays qu’il ne connaissait pas. Il lui parle de Béria qui enlevait  des jeunes femmes pour satisfaire ses appétits sexuels. Même Charlotte lui apparaît sous un jour nouveau qu’il a du mal à admettre lorsqu’il apprend qu’elle a subi un viol collectif à Tachkent. C’est de l’ancien temps, du passé, d’après Dmitritch. Cependant, les anecdotes résonnent terribles aux oreilles du jeune garçon, bouleversé par « l’invraisemblance de la vie » : « Je me débattais entre ces deux récits tragiques : Béria et ces jeunes femmes dont la vie prenait fin avec le dernier râle de plaisir de leur violeur ; Charlotte, jeune, méconnaissable, jetée sur le sable, battue, torturée. Je me sentais gagné par une étrange insensibilité. J’étais déçu, je m’en voulais à moi-même de cette indifférence obtuse. » [20]

Pourtant, cette insensibilité n’est que superficielle. Pendant la nuit qui suit ces dévoilements, assailli par les visions, l’adolescent se gifle et se débat contre cet Autre en lui. Celui qui tapi au plus profond de son être jouit du spectacle d’un corps féminin violé, comme il n’a pu s’empêcher d’admirer le « guetteur de femmes », Béria : « Je me mis à me gifler avec acharnement, en retenant les coups d’abord, ensuite, sans pitié. Je sentais en moi celui qui, dans les renfoncements marécageux de mes pensées, contemplait ce corps féminin avec jouissance… » [21] Les anecdotes sur Béria lui dévoilent une part de soi-même qu’il ne peut accepter. Son moi, pas encore tout à fait formé, en pleine élaboration identitaire souffre de ce « double étranger, inquiétant, démoniaque » [22] enfoui dans ses tréfonds. L’auto flagellation lui permet en quelque sorte de l’expulser, de l’exiler de soi.

Le narrateur désirerait être différent, avoir la possibilité de gommer ce qu’il appelle son « illusion française » qui l’empêche d’être inconditionnellement Russe : « C’est ainsi que dans mon désarroi juvénile, je m’accrochais à ma nouvelle identité. Elle devenait pour moi la vie même, celle qui allait, pensais-je, effacer pour toujours mon illusion française. » [23] Grandir se révèle être un processus de souffrance. Néanmoins, c’est aussi un processus de prise de conscience. Il devient simultanément conscient de son identité et de son altérité. Le côté russe de son identité se manifeste sans pour cela faire périr la greffe française qu’il porte en soi. Simultanément se dévoile un autre être au plus profond de soi-même. Un autre qui lui est tout aussi étranger que sa greffe est en train de le devenir. En un mot, il ne sait plus qui ni où il est. D’autre part, il prend conscience de la Russie en tant que telle, en tant que nation, en tant que son pays. Les univers sociaux, politiques et culturels se mêlent en sa conscience torturée. Il est en exil dans son pays natal.

L’exil

Le narrateur est affecté dans son identité et son subconscient. Dans cette situation conflictuelle, il refuse son identité. Incapable d’être soi-même, il souffre de sa différence non assimilée. Or, « C’est dans la distorsion entre le réel et l’idéal, ou entre les réalisations effectives et les potentialités, que peut faire problème la façon dont un sujet se perçoit lui-même : un problème essentiellement intérieur, mais susceptible de s’expliciter sous une forme communicable à autrui. » [24] La forme choisie par le narrateur est de conter des histoires à ses camarades pour les amuser. Une forme communicable, communicante des grandes questions existentielles dont le fameux et insondable : « Qui suis-je ? » [25]

Cette auto perception n’est elle-même qu’un des trois moments du jeu identitaire, lequel inclut également la représentation qu’un sujet offre de lui-même, et la désignation qui lui est donnée par autrui : « se sentir », « se dire » ou « être dit » […] ne relèvent pas des mêmes opérations, ne font pas appel aux mêmes ressources. Ces trois moments n’en sont pas moins indispensables l’un que l’autre au sentiment d’identité ; et surtout leur éventuelle discordance est source de tensions, de souffrances, de conflits plus ou moins intériorisés. [26]

Le narrateur se sent français et russe tout à la fois. Il pénètre dans la virtualité de l’Entre-deux-mondes. Il devient un exilé en sa patrie. Seule l’écriture est apte à alléger sa souffrance. Cette réalisation par l’écriture, se retrouve chez plusieurs des personnages : Aliocha de Confession d’un porte-drapeau déchu, Outkine dans Au temps du fleuve Amour et le narrateur de La Femme qui attendait écrivent tous les trois. Tous se réalisent et se réfléchissent en cette écriture une fois en exil consumé à l’Ouest. Le narrateur du Testament français choisit de raconter des histoires et de les coucher, par la suite sur le papier.

Le jeune narrateur s’interroge sur son identité « L’interrogation sur l’identité est, souvent, la source ou du moins le corollaire d’un changement de langue, qui n’a pas pour seule vocation d’exprimer un refus, mais bien de répondre à un désir de reconstruction. Se définir par rapport à l’Autre, avec les moyens de l’Autre, n’est-ce pas encore tenter de se définir, sous un jour renouvelé, par rapport à Soi et à ses Origines ? » [27] Cette recherche de soi à pour conséquence d’écrire sur le pays natal. À l’œuvre se retrouve ici  l’antinomie du « Je » et de l’ « Autre », de l’identité et de l’altérité, du pays natal et du pays d’adoption. Et, peut-être le plus important encore, il s’agit de deux visions totalement différentes qui se fondent en une unité symbiotique dans le roman. Le narrateur grandit à l’ombre des anecdotes françaises enfouies dans les souvenirs de Charlotte et dans celle des récits de l’empire soviétique relatés par Dmitritch. Le politique et le social sont enchevêtrés dans les anecdotes qu’il écoute. Il prend conscience de ce qu’il ne sera jamais semblable à ses camarades à l’identité univoque. Ils ignorent dans leur chair la scission interne qui gouverne sa disparité. Toutefois, il les perçoit dans leur essence. Sa subjectivité lui fait découvrir leur personnalité qu’ils soient « prolétaire, tekhnar ou intellectuel. » À l’aide de ses récits adaptés à chaque groupe auquel il s’adresse, il finit par être accepté par eux. De toute évidence, il doit se soumettre aux divisions de la société afin d’être accepté par celle-ci. Il s’est fait « pareil pour rester autre. » [28] Cependant, afin d’échapper au péril identitaire qui le menace, il est contraint à l’exil géographique pour se reconstruire entièrement à l’âge adulte. Comme le remarque Robert Jouanny, le changement d’identité dans le pays d’adoption ne va pas sans mal. [29] Pour les faire accepter, le narrateur devra présenter ses manuscrits, directement écrits en français, comme traduits du russe : « Je me disais, d’abord avec amertume, plus tard avec le sourire, que ma malédiction franco-russe était toujours là. Seulement si, enfant, j’étais obligé de dissimuler la greffe française, à présent c’était ma russité qui devenait répréhensible. » [30]

Le visage de l’Autre

D’après Lévinas, l’Autre est le « différent absolu » et ne peut être réduit au Même. Nous devons considérer l’être humain en relation avec Autrui. La relation et la cohérence de l’Un et de l’Autre existent malgré leurs différences respectives. « L’Un signifie l’Autre et est exprimé par lui ; chacun est signe de l’Autre. » [31] À cela s’ajoute la différence, seulement visible dans la proximité qui est l’impossibilité de s’éloigner de l’Autre. C’est par elle que nous pouvons observer « un fond de communauté entre l’Un et l’Autre, l’unité du genre humain. » [32]  En considérant l’être humain en relation à Autrui, il est possible de parler d’une relation éthique qui prend place avant toute connaissance. Cette expérience que Lévinas appelle « proximité » surgit immédiatement dès que le visage de l’Autre apparaît. Cette face n’est pas simplement une manifestation plastique. C’est un objet qui parle. Pour être en mesure de lui répondre, nous devons écouter son discours qui nous indique notre responsabilité pour l’Autre.

Pour le narrateur, l’Autre est au fond de son être. Il en refuse la présence et tente, sans succès, de l’expulser par la flagellation d’abord, par l’exil ensuite. Or, l’altérité de l’Autre se lit sur son visage. Bien avant que je fasse sa connaissance, je sais qu’il est différent de moi. Il n’est pas moi. Il est autre. Lorsqu’il dit « je » il s’agit d’un autre « je » que moi. Je suis uniquement capable de l’identifier au son de sa voix. Non pas avec la mienne. Son identité est étrangeté, elle est altérité pour moi, « trace d’elle-même. » [33] En d’autres termes, je perçois son identité comme une altérité. Est-ce que je la comprends ? Le verbe percevoir est-il similaire au verbe comprendre ? De toute évidence, le jeune narrateur ne peux encore conceptualiser cette éventualité. La confusion le submerge dans son identification à cet Autre nidifié en son essence existentielle par les histoires de Charlotte et celles de Dmitritch. En alternance, il est l’Un et l’Autre.

Bien que je voie son visage, lui, que vois-je réellement ? Est-ce que je le vois ou bien n’est-ce que le reflet de ce que je pense être lui ? Peut-être est-ce mon propre reflet que je vois tout comme je pourrais voir le reflet du soleil sur la surface de l’eau. Peut-être sont-ce  mes propres pensées qui se réfléchissent dans ce que je pense voir, lui. Un reflet est une illusion, non une réalité. Tout au plus, une virtualité. Je me trompe lorsque je considère son reflet comme étant lui. Encore pire : je le réifie. Il devient un objet, un objet muet. Il serait préférable de dire un objet assimilé à moi. Un objet que je refuse d’écouter. Un objet auquel je refuse de parler. À qui je refuse le parler ! Malgré tout, le narrateur se fait en définitive le porte-parole de cet Autre en soi.

Percevoir est une action subjective. Percevoir, signifie recevoir et exprimer tout à la fois. C’est une sorte de prolepse : « Percevoir, c’est, à la fois, recevoir et exprimer, par une espèce de prolepsie. » [34] C’est aussi une anticipation. J’anticipe car je crois connaître l’Autre. J’imagine déjà savoir ce qu’il va dire. Je l’exécute à l’avance. Je ne lui laisse pas la possibilité de s’exprimer. C’est une relation à sens unique. Je suis le seul qui parle et a le droit de s’exprimer. Ce qui devrait être un geste vers l’Autre n’est qu’une réduction de l’Autre par le Même. Cela arrive par manque de connaissance de ma part, une complaisance à rester dans le Même, « une méconnaissance de l’Autre. » [35] Mon ignorance de l’objet me conduit à son incompréhension. Pour Lévinas, il s’agit d’une orientation erronée. Celle du mouvement allant du Même (moi) à l’Autre (lui) commence dans le Même et va vers l’Autre. Ce mouvement signifie que l’Autre est déjà dans le Même tout comme la fin réside déjà dans le commencement « L’Autre étant déjà inscrit dans le Même, la fin dans le commencement. » [36] Cependant, chez Lévinas, l’Autre « n’est ni mon ennemi (comme chez Hobbes et Hegel) ni mon « complément » comme il l’est encore dans la République de Platon. » [37] Il représente le « Désir d’Autrui », mon désir de relation sociale. La relation avec Autrui m’oblige à me repenser. Son visage me pousse à m’interroger. Je ne puis y rester sourde. Il m’est impossible de l’oublier. Je dois y répondre et personne ne peut le faire à ma place. C’est ma responsabilité, mon unicité, mon identité. La question de l’Autre est la trace qu’il y laisse, son altérité. Le narrateur souffre de cette conjoncture sans connaître la cause de son mal. Toutes les histoires contées par Charlotte et Dmitritch ont laissé leurs traces en lui sans qu’il puisse en démêler la provenance exacte. Son ignorance de soi et du monde le conduit à la confusion, à l’incompréhension totale. Pour le narrateur, le va-et-vient est interne. L’Autre est bien le désir d’Autrui mais, c’est aussi le désir de soi qui le pousse à s’interroger. Le problème est que lorsqu’il parle, il s’écoute dans l’ignorance de la provenance réelle de cette voix qui le hante.

Par ailleurs, Kristeva interroge : « Faut-il admettre qu’on devient étranger dans un autre pays parce qu’on est déjà un étranger de l’intérieur ? » [38] En d’autres termes, parce qu’il est différent, étrange des autres en son propre pays, le narrateur s’exilerait en France. Cette hypothèse expliquerait en partie, mais en partie seulement, la recherche et la re-création du pays natal entrepris par le narrateur afin de se retrouver dans son identité.

La prise de conscience

Afin de prendre conscience de moi-même, l’Autre m’est indispensable. J’ai besoin du regard d’Autrui : « l’acte le plus personnel même, la prise de conscience de soi, implique toujours déjà un interlocuteur, un regard d’Autrui qui se pose sur nous » [39] En d’autres termes, devenir conscient de soi, signifie se voir, pour ainsi dire, avec les yeux d’Autrui :

Toute motivation d’une action, toute prise de conscience de soi (or la conscience de soi et toujours verbale, se ramène toujours à la recherche d’un certain complexe verbal) est une façon de se mettre en rapport avec une quelconque norme sociale ; c’est pour ainsi dire, une socialisation de soi et de son action. Devenant conscient de moi, j’essaie en quelque sorte, de me voir avec les yeux d’un autre homme, d’un autre représentant de mon groupe social ou de ma classe. [40]

Cette manière de se voir revient à se mettre à la place d’Autrui, comme le signale Kristeva, pour être capable de s’observer. D’autre part, il s’agit d’un acte social. « La société commence dès qu’apparaît un deuxième homme » nous dit Todorov dans le même paragraphe. [41] Nous voyons le narrateur analyser ses sentiments profonds. Cependant, il les rejette comme inacceptables.

À la fin du roman, le narrateur dévoile avoir émigré pour la France. En se comportant de la sorte, il répond pour une large part à la question de Kristeva. Déjà un étranger porteur d’étrangeté dans son propre pays, d’une certaine façon, étranger à soi-même, il opte de devenir étranger à l’étranger, en France. Encore plus isolé que précédemment, il recommence à inventer. Il écrit. « Par leur côté négatif, l’invention et l’isolement coïncident. » [42] L’isolement pousse le héros-narrateur à inventer des histoires. Son invention lui permet de faire partie de son environnement social. Il invente, grâce à ses paroles, un monde nouveau. Il invente, transforme, narre ses histoires. Cela lui apporte la valorisation de son entourage. « On ne peut inventer que quelque chose qui soit subjectivement valorisé » nous dit Bakhtine. [43] En ce temps, il a découvert l’inutilité des mots ou plus exactement que les mots sont inutiles pour l’essentiel car « l’essentiel est indicible. » [44]

Alors s’installe cette dialectique de l’exil en inversion où le narrateur se languit de la France, une contrée inconnue, en son pays natal. Une fois établi en exil, une nostalgie de la Russie lui fait décrire sa nostalgie de la France lorsqu’il en était éloigné. La France, pays aimé, adoré, rêvé avant que de le connaître. Si l’« essentiel est indicible », il est toujours possible de l’écrire.

Bibliographie

Les romans d’Andreï Makine

Andreï Makine, La Fille d’un héros de l’Union soviétique, Paris, Robert Laffont, 1990

Andreï Makine, Confession d’un porte-drapeau déchu, Paris, Belfond, 1992

Andreï Makine, Au temps du fleuve Amour, Paris, Éditions du Félin, 1994

Andreï Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995

Andreï Makine, Le Crime d’Olga Arbélina, Paris, Mercure de France, 1998

Andreï Makine, Requiem pour l’Est, Paris, Mercure de France, 2000

Andreï Makine, La Musique d’une vie, Paris, Éditions du Seuil, 2001

Andreï Makine, La Terre et le ciel de Jacques Dorme, Paris, Mercure de France, 2003

Andreï Makine, La Femme qui attendait, Paris, Éditions du Seuil, 2004

Ouvrages critiques

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard, 2003

Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984

Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999

Christine Ferniot, « Une Pénélope russe », Paris, Lire, Mars 2004

Marc Fumaroli, « Le génie de la langue française » Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, t. III

Nathalie Heinrich, L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999

Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d’écrire en français, Paris, PUF, 2000

Katherine Knorr, « Andreï Makine’s poetics of nostalgia », N.Y. The New Criterion, 1996, pp. 32-36

Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988

Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972

Pierre Nora ed., Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997

Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique suivi de Écrits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981

Liens Internet :

http://www.purjus.net/litterature/chroniques.php3?review=23

http://perso.wanadoo.fr/erato/horspress/makine.htm

 Notes


[1] Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972

[2] Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988

[3] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard, 2003

[4] Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique suivi de Écrits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981

[5] Murielle Lucie Clément, « L’Entre-deux-mondes chez Andreï Makine », Écrivains Francophones d’Europe, Robert Jouanny, ed., Lecce, juin-juillet 2005, pp. 21-45

[6] Katherine Knorr, « Andreï Makine’s poetics of nostalgia », N.Y. The New Criterion, 1996, pp. 32-36

[7] Andreï Makine, http://www.purjus.net/litterature/chroniques.php3?review=23

[8] Pierre Nora ed., Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997

 

[9] Marc Fumaroli, « Le génie de la langue française » Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, t. III, p. 4623

[10] Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984

[11] Andreï  Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995, p. 178

[12] Ibid., p. 162

[13] Ibid., p. 183

[14] Ibid., p. 183-184

[15] Ibid., p. 184

[16] Ibid., pp. 185-186

[17] Ibid., p. 186

[18] Ibid.

[19] Ibid., pp. 189-190

[20] Ibid., p. 193

[21] Ibid., p. 194

[22] Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes (1988), Paris, Gallimard, 1996, p. 271

[23] Andreï  Makine, op. cit., p. 190

[24] Nathalie Heinrich, L’épreuve de la grandeur, La Découverte, Paris, 1999, p. 187

[25] Entretien avec l’auteur Andreï Makine, 14 novembre 2003, La Haye

[26] Nathalie Heinrich, op. cit., p. 188

[27] Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d’écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 142

[28] Andreï Makine, Requiem pour l’Est, cité par Jouanny, op.cit., p. 157

[29] Robert Jouanny, op. cit.,  p. 49

[30] Andreï  Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995, p. 282

[31] Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p. 10

[32] Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p. 11

[33] Ibid., p. 12

[34] Ibid., p. 28

[35] Ibid., p. 43

[36] Ibid.

[37] Ibid., p. 49

[38] Julia Kristeva, op. cit., p. 26

[39] Mikhaïl  Bakhtine, Le principe dialogique, cité par Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le Principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 50

[40] V.N. Voloshinov, Frejdizm (Le freusidme), cité par Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le Principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 51

[41] Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le Principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 51

[42] Mikhaïl Bakhtine, op.cit.,  p. 72

[43] Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 72

[44] Andreï  Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995, p.158