Franco-russes (Rodopi)

 

“Introduction”, dans Écrivains franco-russes. Études réunies par Murielle Lucie Clément, Amsterdam / New York, Rodopi, 2008, pp. 5-14

 

Introduction aux Écrivains franco-russes tente un survol des écrivains d’origine russe qui ont, à un moment ou l’autre de leur carrière, choisi de s’exprimer en français qu’ils fassent partie de l’émigration ou non. Beaucoup ont pris un pseudonyme aux consonances françaises, alors que d’autres ont gardé leur nom d’origine. Plusieurs sont venus en France avec leurs parents alors qu’ils étaient encore enfants, d’autres s’y sont établis à l’âge adulte. D’aucuns n’ont jamais écrit dans leur langue maternelle, d’autres ont commencé par là. Quelques-uns se sont faits naturaliser français, d’autres ont gardé leur nationalité russe. Chaque article comprend en sus d’une courte biographie, une bibliographie de l’écrivain traité en fin de volume. L’angle d’approche choisi est tantôt monographique tantôt comparatiste et la présentation retenue est chronologique par date de naissance. Introduction aux Écrivains franco-russes traite le XIXe et le XXe siècle. La motivation pour composer ce recueil – nullement exhaustif –, réside dans la longue tradition des relations franco-russes.

De fait, ces relations culminent déjà au XIe siècle lorsqu’en 1051, Anna Iaroslavna, fille du prince de Kiev Iaroslav le Sage, épouse le roi de France Henri Ier. De ce mariage est issue toute une lignée des rois de France à partir de leur fils Philippe Ier. Quelques siècles plus tard, les relations sont toujours amicales. 1586 voit Pierre Ragon, l’interprète du tsar Fédor Ier annoncer au roi de France, Henri III, l’ascension du souverain russe au trône. François de Carle est envoyé par le roi de France avec une lettre en réponse. En 1615, le premier souverain de la dynastie des Romanov, le tsar Mikhaïl Fédorovitch, envoie à Louis XIII Ivan Kondryrev pour l’assurer de son amitié et lui signifier son ascension au trône. C’est en 1629 que Louis Deshayes-Courmenin parlemente à Moscou pour le compte de Louis XIII un traité d’amitié et de commerce. Le tsar Alexis Mikhaïlovitch délègue auprès du roi Louis XIV Constantin Matchékhine pour l’informer des raisons de son entrée en guerre contre la Pologne. En 1668, le même tsar envoie Ptior Potemkine à la tête d’une ambassade auprès de Louis XIV pour négocier un traité de commerce.

Bien sûr, quelques problèmes diplomatiques surgissent parfois et assombrissent les rapports. En 1687, l’ambassade de la régente Sophie Alexeïevna venue proposer à Louis XIV de prendre part à la Sainte Alliance contre le sultan de Turquie échoue lamentablement. Et lorsque en 1705, deux vaisseaux russes sont capturés par les corsaires de Dunkerque, le délégué du tsar Pierre le Grand, Andreï Matveev, vient amèrement se plaindre à Versailles. Mais avec le voyage de Pierre en France d’avril à juin 1717, le traité d’Amsterdam alliant la France, la Russie et la Prusse le 15 août, le temps revient au beau fixe, par ailleurs, renforcé en 1787 par un traité de commerce signé à Saint-Pétersbourg le 11 janvier entre la Russie et la France.

Les relations se déroulant jusque-là en assez bonne harmonie, se compliquent à la Révolution française. Avec 1793, la rupture est consommée à la dénonciation par Catherine II du traité de février 1787 ce qui ferme, entre autres, l’accès des ports russes aux navires français. En 1799, la Russie, alliée à l’Autriche et l’Angleterre, entreprend une guerre contre la France. De cette guerre résulteront quelques victoires pour les Russes menés par le maréchal Souvorov telles l’Adda, la Trébie et le Novi. Stimulé par ces fortunes, Souvorov envahit la Suisse par le col du Saint-Gothard, mais doit se replier à la suite de Masséna. Les Russes et les Anglais doivent plier sous Brune. Qu’à cela ne tienne, deux années plus tard, en 1801, un traité d’amitié est signé à Paris le 8 octobre entre la France et la Russie pour être rompu en 1804. Les batailles d’Eylau et de Friedland, respectivement les 8 février et 14 juin 1807, aboutissent à Tislsitt où se rencontrent Alexandre Ier et Napoléon qui y signent un traité de paix et d’amitié au nom de leur peuple respectif. Mais, 1812 verra à nouveau entre la France et la Russie éclater une guerre dont retentissent encore le nom des fameuses batailles : Niémen, Smolensk, Borodino, Moskowa et la retraite de Russie de la Grande Armée. Défaite de Napoléon. Ce qui n’empêchera nullement la participation de la Russie à l’exposition universelle de 1867 ni celle de 1878 après, il faut bien le dire, quelques tribulations diplomatiques d’envergure.

Ces relations se sont aussi déroulées sur un axe culturel et littéraire. De nombreux écrivains, tels, Pouchkine, Tolstoï, Tourgueniev étaient francophiles et francophones. Plus près de nous, à l’époque contemporaine, d’autres Russes, naturalisés ou non, sous pseudonymes ou non, ont choisi d’écrire en français : Hélène Némirovsky, Dominique Arban, Arthur Adamov, Alain Bosquet, Nathalie Sarraute, Hélène Carrère-D’Encausse, Henri Troyat, Romain Gary, Vladimir Fédorovski, Iegor Gran entre autres. Toutefois, cette tradition littéraire, si elle prend source aux Lumières avec les correspondances entre Voltaire (1694-1778), Diderot (1713-1784) et Catherine II (1729-1796), par exemple, et continue à notre époque, ne fut pas sans interruption – notamment à l’époque soviétique.

Avant la Révolution, francophones et francophiles étaient communs dans la haute et moins haute noblesse russe dont la langue vernaculaire était le français et beaucoup ont laissé des textes en cette langue. L’ouvrage de Grégoire Ghennady, Les Écrivains franco-russes, bibliographie des ouvrages français publiés par des Russes publié à Dresde par L’Imprimerie de Blochmann & fils en1874, répertorie les écrits, tant épistoliers  que scientifiques ou fictionnels, parus jusqu’aux trois-quarts du XIXe siècle. On retrouve ainsi des auteurs comme : Antioch Dmitrievitch Cantemir (1708-1744) diplomate et homme de Lettres ; Gavril Romanovitch  Derjavine (1774-1816) considéré le plus grand poète russe avant Pouchkine ; Denis Ivanovitch Fonvizine (1745-1792) dont les pièces de théâtre sont encore jouées de nos jours ; Mikhaïl Vassilievitch Lomonossov (1711-1765), le fondateur de l’université de Moscou qui porte son nom ; Alexandre Nicolaïevitch Radichtchev (1749-1802), exilé en Sibérie sous Catherine II pour ses descriptions socio-économiques en défaveur du régime ; Alexandre Petrovitch Soumarokov (1718-1777) qui écrivit le livret d’Alceste, le second opéra mis en musique sur un texte russe  et Vasili Kirilovitch Trediakovski (1703-1769), critique littéraire et poète. Cette bibliographie établit que cette tradition de Russes qui écrivent leurs ouvrages en français se poursuit sans interruption jusqu’à la date de parution 1874. De même, la figure du Russe, dont on retrouve de nombreuses traces dans des romans français, exerce une certaine fascination sur l’imaginaire des Français. En témoignent Janine Neboit-Mombet avec L’Image de la Russie dans le roman français (1859-1900) publié en 2007 par les Presses Universitaires Blaise Pascal et La Russie et les Russes dans la fiction française du xixe siècle (1812-1917) de Charlotte Krauss par Rodopi la même année.

En outre, des auteurs tels Tolstoï (1828-1910) avec Guerre et Paix, Tourgueniev (1818-1883) qui vint s’installer en France, traduisit plusieurs auteurs russes et dicta deux récits à Pauline Viardot, Une fin et Un incendie en mer, et Dostoïevski (1821-1881) qui traduisit Eugénie Grandet en russe, montrent que la tradition des relations interculturelles et littéraires se perpétue à la fin et au-delà du xixe siècle. Par exemple, Alexandre Blok (1880-1921) traduisit Rutebeuf et étudia la littérature courtoise du Moyen-Âge français. Pour ces écrivains, l’Europe et, très certainement, la France représentent un modèle culturel. Cependant, il n’est pas suivi par tous, ni même admiré. En effet, il est bon de signaler la présence de deux camps bien distincts : celui des admirateurs de l’Occident et celui des slavophiles. Le moment où ces auteurs écrivent est une époque de développement et d’enrichissement de la civilisation européenne, grâce à ces relations interculturelles aussi accrues par les nombreuses migrations. Avec la Révolution russe, les migrations, plus ou moins forcées, s’intensifient et entraînent l’exil d’un grand nombre d’habitants avec parmi eux plusieurs écrivains.

Ainsi, avec la Révolution de 1917, apparaissent en Europe occidentale d’autres écrivains, chassés par le bolchevisme, qui émigrent et viennent s’installer en France. Parmi eux, certains le font en tant qu’adultes tels Arthur Adamov (1908-1970), Michel Matveev (1893-1969) ou Elsa Triolet (1896-1970). D’autres suivent la décision de leurs parents comme Henry Troyat (1911-2007), Dominique Arban (1904-1991), Romain Gary (1914-1980). D’autres encore partiront longtemps après la Révolution, une fois le régime soviétique bien en place, que ce fut la décision de leurs parents ou la leur. Tel fut le cas de Sylvie Tecoutoff (1935-), Dimitri Merejkovski (1865-1941) qui publie en 1930 Le Mystère de l’Occident : Atlantide-Europe, Nikolaï Berdiaev (1871-1948), Léon Chestov (1866-1938). Parmi ces auteurs entre deux langues, d’autres enfin forment ce que l’on appelle communément « les émigrés de seconde génération », nés dans le pays hospitalier des parents. Parmi eux, Iouri Felzen (1943-), Iegor Gran (1964-) et Jean-Pierre Milovanoff (1940-) en sont un exemple. D’autres enfin, s’installeront en France au moment de la perestroïka comme par exemple Andreï Makine dont toute la jeunesse, l’adolescence et la formation de jeune universitaire se situent dans son pays d’origine l’Union soviétique, de sa naissance (1957-) à son départ pour la France ou bien Vladimir Fédorovski (1950-), ancien diplomate soviétique et historien reconvertit à la littérature. Makine et Fédorovski, tous les deux naturalisés français en 1995, font donc partie des émigrés, mais à une époque beaucoup plus récente. Pour la plupart de ces auteurs, le choix de la France comme pays d’adoption est partiellement dicté par leur connaissance du français.

Alessandra Tosi retrace les grandes lignes de la carrière sociale et littéraire de Zinaïda Alexandrovna Volkonskaïa (1789-1862) qui a longtemps été regardée comme une « salonnière » de la haute société européenne avant que ses écrits ne fussent reconnus pour leur valeur littéraire. Cette grande dame de l’aristocratie européenne, née à la Révolution française, fut l’une des actrices les plus éminentes de l’avant-garde de son époque. Son esprit critique laisse transparaître les tendances principales de l’élite intellectuelle de la Russie d’alors. Tosi insiste sur le caractère innovateur de son œuvre, en particulier Les Couplets sur le gothique où Volkonskaïa ironise sur la mode qui a pris d’assaut l’Europe et la Russie au passage du siècle.

De même, Rémi Saudray choisit de présenter un auteur féminin, la comtesse de Ségur, née Rosotpchine (1799-1874) qui partage avec Sade le privilège d’avoir « réussi à imposer son titre nobiliaire à la postérité ». Saudray démontre l’importance de la comtesse dans l’univers de la littérature pour enfants au XIXe siècle. Ayant commencé sa carrière avec des ouvrages plus prosaïques sur la santé et des conseils d’hygiène destinés aux jeunes mères, en définitive les contes de fées seront décisifs pour la progression future de l’auteur. Saudray détaille le cheminement de l’écriture ségurienne et le souffle nouveau qu’elle apporte au genre. Saudray offre une analyse comparative de l’auteur avec, non seulement Jules Verne, mais aussi Zola et Tolstoï.

Antigone Samiou présente Pierre de Tchitatchef (1812-1890) voyageur – majoritairement, mais non uniquement – du Bosphore et Constantinople. Tchitatchef passe de la diplomatie aux sciences et publie un grand nombre de travaux dans plusieurs revues scientifiques, ainsi qu’un récit de voyage, selon Samiou, représentatif du genre. Samiou laisse voir la dimension particulière des travaux de Tchitatchef offerte par son identité franco-russe et sa « connaissance approfondie de la littérature gréco-romaine ». Cette particularité identitaire le distingue de ses contemporains russes ou français. Samiou offre une brève analyse de l’œuvre de l’auteur tant au niveau de la forme que celui du contenu.

Au crépuscule du xixe siècle, Michel Matveev (1892-1969) naît à Jaffa. Raffaele Zanotti décrit avec une grande précision la carrière originale de ce sculpteur entre écriture et traduction. Romans, nouvelles, récit autobiographique et un millier de sculptures forme le legs de cet artiste que Malraux qualifiait d’exceptionnel. Zanotti établit les liens intertextuels entre le roman de Matveev Les Traqués et celui de Josué Jehouda Le Royaume de Justice. Mais, il démontre aussi bien les dissimilitudes entre les deux ouvrages, appuyant sur le talent de Matveev à rapporter le détail de situations parfois dramatiques jusqu’à la mort. Zanotti fonde son argument sur des références à plusieurs spécialistes de la Shoah et des milieux juifs internationaux, tels André Kaspi, Pierre Guédy et Nancy L. Green.

Elsa Triolet (1896-1970) est l’héroïne de l’article de Stéphanie Bellemare-Page. Chassée de Russie à la Révolution bolchevique, Ella Iourevna Kagan cherche et trouve refuge à Paris où elle épouse André Triolet. Dans son étude, Bellemare-Page connecte les échanges culturels et littéraires franco-russes institués par l’auteur et l’importance de son engagement politique avec les « sentiers de la création ». Bellemare-Page remarque la déception de Triolet à la réception de Camouflage en Russie comme l’initiation de sa décision ultérieure à écrire pour les Français. Selon Bellemare-Page, la relation d’Elsa avec Aragon a poussé cette dernière à rechercher le dépassement de soi – littérairement parlant –, ce qu’elle argumente avec de nombreux extraits des journaux intimes où, par ailleurs, Triolet explique minutieusement ses rapports à la langue maternelle et seconde.

La vie et l’œuvre de Joseph Kessel (1898-1979) sont éclairées par Thierry Laurent. Ses amis, Romain Gary et André Malraux, entre autre, considéraient la vie de Kessel passionnante. Cette fascination est entièrement partagée par Thierry Laurent qui explique la vision subjective de l’histoire contemporaine de l’auteur où réalisme et partialité s’enchevêtrent. Laurent insiste sur le style et la stylisation employés par Kessel dans ses reconstitutions historiques et explique les erreurs que d’aucuns ont pu reprocher à l’écrivain par les contraintes du roman où le destin des personnages influence la présentation des aventures.

Agnès Edel-Roy introduit le dernier écrivain de ce recueil né au xixe siècle : Vladimir Nabokov (1899-1977). Sa présentation s’attarde sur la biographie de l’écrivain, auteur du peu connu récit : Mademoiselle O, écrit en français. Peut-on pour autant considéré Nabokov comme un franco-russe ? Selon Edel-Roy, la réponse est affirmative, bien que Nabokov, malgré trois années passées en France, ne soit pas devenu l’auteur français qu’il se disposait à être. Edel-Roy creuse les raisons de ce non accomplissement.

Née à l’aube du siècle à deux cents kilomètres de Moscou, Nathalie Sarraute (1900-1999) ouvre le xxe siècle de notre ouvrage. Dans son étude, Sarah Anthony relève la dimension intertextuelle de l’œuvre sarrautienne où l’intratexte désigne une figure répétitive propre à l’auteur. Pour accéder à plus de précision, Anthony se sert de néologismes – l’intramonotextualité et l’intrapluritextualité – de sa facture. Outre l’exploration tropismique, Anthony se penche majoritairement sur les liens intertextuels de « Ich sterbe » et d’Enfance.

Irène Némirovsky (1903-1942), lauréate posthume du prix Renaudot 2004, inspire à Angela Kershaw son étude où la réception de Suite française est amplement analysée. Comment pourrait-il en être autrement, le roman ayant été le grand événement de la rentrée littéraire. Le débat indique la véritable importance de Némirovsky pour le XXIe siècle, selon Kershaw, et plus est, il illustre les valeurs littéraires et le malaise contemporains. Comme si les prix littéraires pouvaient réparer les injustices politiques et occulter les horreurs du passé. Quoi qu’il en soit, Kershaw souhaite une conséquence heureuse de l’attribution du Renaudot : la redécouverte de Némirovsky, un écrivain hautement apprécié en son temps où elle fit le pont entre la France et la Russie par l’écriture de nombreux romans.

C’est un auteur de théâtre – mais non exclusivement –, Arthur Adamov (1908-1970) que choisit Ani Kostanyan. Une trajectoire de la mer Caspienne à la rue Champollion de Paris, en passant par le Caucase, l’Allemagne,  et la Suisse. Des courtes pièces forment les débuts du répertoire d’Adamov, après la parution d’un ouvrage autobiographique. Kostanyan analyse de manière brève et concise le théâtre adamovien et ses personnages envahis de solitude dont plusieurs se suicident, tout comme le fera l’auteur. L’enfermement, l’espace carcéral, la réclusion volontaire, caractéristique des textes d’Adamov sont l’esthétisation d’un malaise existentiel avec pour grande différence entre les pièces de la première et celles de la seconde période, le choix entre la mort et la vie, ce que laisse voir l’argument de Kostanyan.

Prix Goncourt en 1938 pour L’Araigne, Henri Troyat 1911-2007) était le préféré des Français. César Gutierrez Viñayo retrace le parcours de cet auteur prolifique couronné par de nombreux prix pour son œuvre véhiculant la dualité d’une double culture. Arménien par son ascendance paternelle et d’origine multiples par le côté maternel, Troyat naît à Moscou et arrive en France avec ses parents à l’âge de neuf ans. L’exil, les années de guerre, l’Histoire lui fourniront l’étoffe dans laquelle tailler de nombreux romans publiés sous pseudonyme dont Guettierrez rappelle la naissance. Cela permettra à Troyat d’éparpiller dans ses œuvres une dyade franco-russe qui a charmé tant de lecteurs.

Anna Lushenkova, après une brève biographie, éclaire Les Enchanteurs  de Romain Gary (1914-1980). L’analyse des personnages et de ce roman permet à Lushenkova de dégager sa « poétique carnavalesque » chez cet auteur pour qui la valeur du rire équivaut à une vision du monde. Lushenkova voit avant tout Les Enchanteurs comme un künstlerroman car le héros, dit-elle, y devient le personnage « archétype » et « transhistorique » de l’artiste tel que vu par Gary qui jette un défi à la réalité, l’essence de celui qui garde un regard d’enfant. Selon Lushenkova, des intertextes avec la littérature russe émaillent la littérature de Gary  qui partage avec Gogol la conviction que le « rire est lumineux ».

C’est l’influence des autres dans l’œuvre d’Alain Bosquet (1919-1998) que traque Leslee Poulton. Auteur engagé, Bosquet considérait la littérature française comme sa seule patrie. Poulton relève avec minutie les auteurs français, tel Breton, qui ont donné naissance à plusieurs personnages de La Grande éclipse et d’Un Départ (œuvre posthume). Ainsi, l’amitié profonde des deux auteurs transparaît-elle au fil de la diégèse. Que Bosquet employât aussi fréquemment les noms d’auteurs pour souligner un sentiment primordial ou une idée principale, est illustré de façon pertinente. Ce sont aussi parfois les mots des autres qu’empruntait Bosquet, de Shakespeare ou bien de Stendhal comme le démontre Poulton.

C’est d’histoires de queue, de témoignage et d’alliance chez Piotr Rawicz (1919-1981) dont traite Christa Stevens. Auteur connu pour sa graphomanie, Rawicz est pourtant devenu l’auteur d’une seule grande œuvre, Le Sang du ciel, couronné par un immense succès initial, mais tombé dans un oubli presque total. Stevens questionne les raisons possibles d’une telle absence sur la scène littéraire difficile à expliquer et décline les mérités de l’œuvre enracinée dans la biographie de l’auteur rescapé des camps de la mort. La critique la  jugeait trop littéraire – Stevens cite à ce sujet Primo Lévi –, mais Rawicz désirait exposer « une position éthique : devant l’indicible de l’horreur, devant le danger, aussi de la fétichiser ou de la transfigurer, une pratique de (dé)esthétisation, c’est-à-dire de distanciation et d’aliénation, étant nécessaire ». Stevens interroge l’enjeu de l’image sexuelle impliquée dans la description de « la réalité qui surpasse toute imagination ».

Murielle Lucie Clément présente Andreï Makine (1957-) par un aspect peu étudié : la musique où les thèmes du mensonge, de l’amour et de la mort s’entremêlent. Prenant pour point de départ quelques citations de fragments de chanson dans Le Testament français, Clément établit en premier lieu qu’il s’agit bien de musique dans le roman et recherche ensuite d’autres passages similaires dans l’œuvre makinienne. Selon Clément, Makine utilise ces citations, parfois dans le dessein de caractérisation des personnages et souvent, afin d’éviter de longs développements narratifs qui alourdiraient la diégèse. En regard du texte premier, l’ironie n’est pas exempte de ces citations ayant aussi pour but de secouer ou d’éveiller la vigilance du lecteur.

Luba Jurgenson (1958-), comme le laisse voir Efstratia Oktapoda, cumule les fonctions de maître de conférence, de traductrice, de romancière et d’essayiste. Caméléon littéraire, selon Oktapoda, Luba Jurgenson, qui ne renonce pas tout à fait à la langue russe, vit dans une situation de diglossie sociale, celle qui échoit aux écrivains bilingues ou multilingues, pour qui écrire est source de souffrance. « Le paradoxe des gens d’ailleurs, écrit Oktapoda, c’est qu’ils se sentent Russes en France et Français en Russie ». Paradoxe amplement vécu par Jurgenson qui devient spécialiste de la littérature russe en France et consacre ses livres entièrement à l’univers russe. Oktapoda offre un survol de l’œuvre trop peu connue de la romancière.

Composée de romans satiriques, l’œuvre de Iegor Gran (1964-) est mise en lumière par Ruth Diver. Fils du dissident soviétique Andreï Siniavski, Gran commence à écrire à l’âge de dix ans. Bilingue, il se considère écrivain cosmopolite et désavoue tout lien particulier de son œuvre avec la littérature russe. Selon Diver, Gran parodie l’écriture confessionnelle dans son premier roman Ipso facto, un sillon qu’il continuera de creuser dans ses ouvrages ultérieurs. Diver passe en révision de façon panoramique les différents romans de l’auteur, décrivant les particularités de chacun.

Le panorama offert par Introduction aux écrivains franco-russes est riche et varié tant sur la forme que sur le contenu. Les approches sont tantôt comparatistes tantôt monographiques et reflètent le libre choix des auteurs dicté par la nécessité de présenter de manière concice et rigoureuse ces écrivains venus d’ailleurs qui ont choisi d’écrire en français.