Masculin versus féminin

« Masculin versus féminin chez Michel Houellebecq », dans L’Esprit créateur, After the Erotic, Minneapolis, Fall 2004, Vol. XLIV, n° 3, 2004

Je rêvai d’une beurette qui dansait dans le métro. Elle n’avait pas les traits d’Aïcha, du moins je ne crois pas. Elle se tenait au pilier central, comme les filles dans les go-go bars. Ses seins étaient recouverts d’un bandeau de coton minuscule, qu’elle relevait progressivement. Avec un sourire, elle les libéra tout à fait; ils étaient gonflés, ronds et bruns, magnifiques. Elle lécha ensuite ses doigts et se caressa les mamelons. Puis elle posa une main sur mon pantalon, fit coulisser la braguette et sortit mon sexe, qu’elle commença à branler. Les gens passaient autour de nous, descendaient à leurs stations. Elle se mit à quatre pattes sur le sol, releva sa mini-jupe; elle ne portait rien en dessous. Sa vulve était accueillante, entourée de poils très noirs, comme un cadeau; je commençai à la pénétrer. La rame était à demi pleine, mais personne ne faisait attention à nous.

Ce texte est tiré de Plateforme de Michel Houellebecq[i]. Après la mort de son père, le narrateur Michel décide de partir en voyage organisé en Thaïlande. Son groupe fait une excursion à laquelle il participe sans grand enthousiasme. Au lieu de visiter les alentours avec ses compagnons de voyage, il se soustrait au programme et s’enferme dans sa chambre d’hôtel. Rideaux tirés, il s’endort. On l’aura compris, Michel n’aime pas vraiment la vie. Les gens non plus. Soi encore moins que les Autres. La relation avec son père était difficile pour ne pas dire inexistante. La mort de ce dernier l’a moyennement affecté. Michel travaille au Ministère de la Culture où il est supposé aux dossiers de subventions des artistes contemporains. Son choix de la Thaïlande comme but de son voyage repose plus sur l’indifférence que sur une préférence due à une volonté propre. Sentiment qui, à tout prendre, lui serait totalement étranger. Aïcha est la jeune femme qui faisait le ménage chez le père de Michel. À sa grande surprise, il apprend leur liaison, incapable d’imaginer son père attrayant pour quiconque. Perplexe, Michel s’interroge. S’agit-il de la même jeune fille ou non? Dans la vie, il a peu de relations sexuelles. L’onanisme est la forme qu’il pratique le plus souvent devant sa télévision ou des magazines érotiques. Il est aussi un visiteur assidu des peep-shows. Le roman est relaté à la première personne. Dans le fragment qui nous occupe, c’est donc Michel qui parle.

Dans cet épisode, seul le sexe de la femme, son attitude lascive et son corps offert sont dignes d’intérêt pour le narrateur. Le rapport sexuel est facile. Sublimation du désir masculin. Aucun effort de séduction n’est requis. Tout se passe sans rencontre au sens social, ce qui susciterait des présentations, un minimum de conversation, voire un rendez-vous ultérieur, toutes choses que Michel a en horreur. Seul but apparent: la satisfaction immédiate du plaisir. S’agit-il d’érotisme ou de pornographie? C’est une question que je tenterai d’approfondir. Pour ce faire, je m’appuierai principalement sur les positions de Francesco Alberoni telles qu’il les a formulées dans son essai, L’Érotisme. On pourrait objecter que, par exemple, Freud, Barthes ou Bataille se sont également penchés sur le thème de l’érotisme [ii] et spécifier que ce champ d’investigation n’est nullement l’apanage de la gente masculine. Des auteurs féminins ont aussi mené une interrogation théorique à son endroit. Que l’on pense à Suzanne Griffin, Hélène Cixous ou Simone de Beauvoir pour ne nommer que ces trois-là. [iii] Toutefois, Francesco Alberoni enseigne la psycho-sociologie à l’université de Milan et ses essais, dont, Le Choc amoureux, L’Amitié, L’Erotisme, La Morale, Le Vol nuptial, attestent sa spécialisation dans l’étude des émotions collectives et des sentiments humains. Spécialisation qui a dicté mon choix pour cet article.

Qu’est-ce que l’érotisme? 

Pour Alberoni, «l’érotisme est distillé partout, que ce soit dans Playboy, ou dans les romans à l’eau de rose, ou encore, bien plus surprenant, dans les revues de décoration intérieure!»[iv]. Quant à la pornographie, nous dit-il, «[elle] appartient à l’imaginaire de l’homme. Elle est la satisfaction hallucinatoire des désirs, des besoins, des aspirations et des peurs propres au sexe masculin: exigences et peurs historiques, voire même archaïques, mais toujours à l’œuvre aujourd’hui» (Alberoni 13).

Ce fragment de Plateforme que nous venons de lire répond à cette peur atavique inspirée par l’obscurité et le noir. Le métro où la jeune Beurette s’offre et séduit le narrateur est le contraire du nid douillet photographié dans les revues de décoration, la fameuse atmosphère féminine tellement appréciée des hommes. C’est une métaphore de la représentation de l’acte sexuel, revendiqué par les revues pornographiques. Sans fioritures, sans préliminaires amoureux, tout au plus précédé d’une excitation sexuelle précise ne prenant en compte que les zones érogènes primaires. Nous pouvons lire que l’échange se fait rapidement. La pénétration y est presque immédiate. Cette soudaineté dans l’échange, Alberoni la commente comme l’un des fantasmes masculins (113). La rame de métro qui s’engouffre sous terre. Un tunnel. Un endroit sombre malgré l’éclairage de la station souterraine à la béance aux remugles nauséeux, indéfinissables et asphyxiants, qui aspire et recrache les wagons dans un va-et-vient incessant. On est loin de «l’écrin fleuri, séduisant et parfumé» (49) des revues de décoration dans lesquelles le corps féminin doit apparaître pour séduire l’homme dans les revues spécialisées.

Ce rêve de Michel met donc en scène une jeune Beurette dont le comportement correspond à l’imaginaire masculin. Elle est avide de s’emparer de l’organe sexuel du héros. Après avoir exécuté une danse suggestive autour du pilier central de la rame de métro, «elle posa une main sur mon pantalon, fit coulisser la braguette et sortit mon sexe, qu’elle commença à branler» (Plateforme 90-91). Or, je cite Alberoni, «La pornographie (masculine) représente les femmes comme des êtres assoiffés de sexe: poussées par une pulsion irrésistible, elles ne pensent qu’à se jeter sur le pénis de l’homme» (14). Il serait bien simple de conclure à la pornographie d’après cette unique citation mais la matière est légèrement plus complexe. En effet, Alberoni poursuit: «Telle est, du moins, la manière dont les hommes croient que les femmes se comportent avec eux» (14). Le comportement de la Beurette est donc valorisant pour Michel. Il peut se prouver qu’il est capable «de se lancer courageusement dans une aventure amoureuse» (Alberoni 51). C’est cet homme-là que les femmes recherchent, toujours d’après Alberoni, et celui dont les hommes apprécient la virilité. Car en réalité, «il se préoccupe surtout des autres hommes dont il craint la concurrence et avec qui il est dans une rivalité continuelle»[v]. Michel se conduit selon ce qu’il voudrait être plus que selon ce qu’il est au quotidien. Les possibilités du rêve font tomber l’inaptitude de l’homme à répondre positivement aux avances d’une femme inconnue. Son imagination l’entraîne au cœur de son fantasme, la femme qui s’offre à lui sans ambages, sans sollicitation préalable de sa part.

Dans sa réalité quotidienne, un tel comportement féminin, mis à part la situation circonstancielle de lieu, lui ferait perdre ses moyens. Il serait effrayé, intimidé, voire totalement incapable d’érection. Il détournerait probablement le regard, gêné par l’exhibition en plein public, du désir montré pour sa personne. Comme le note Alberoni: «Dans la réalité, au contraire, si une femme s’offre à lui avec insistance, si elle manifeste crûment son désir de coucher avec lui, l’intérêt de l’homme ne tarde pas à tomber: il se retire du jeu et se sent impuissant» (79).

À propos de rêve et de fantasme

Devons-nous pour autant conclure que la scène présente s’adresse plus aux lecteurs qu’aux lectrices ? Difficile de répondre. Elle émet indéniablement un message qui tend à prouver la virilité du narrateur. En ce sens, elle est une pulsion érotique en soi pour le lecteur. Tout homme sait qu’il serait incapable d’une telle prouesse. Faire l’amour à une inconnue sitôt aperçue et, qui plus est, parmi les va-et-vient de la foule, sous les regards, bien qu’indifférents, des habitués du métro est impensable. Le narrateur devient super héros, super éros. Le rêve fonctionne comme mécanisme compensatoire de sa libido appauvrie. Ce qui s’exprime serait le même pour chacun de nous, bien que peut-être sous d’autres formes, car «c’est tout simplement notre besoin d’être autre chose et plus que ce que nous sommes, plus que le rôle qui nous a été assigné» (Alberoni 141). La sexualité féminine ne le paralyse plus, sa frayeur se dissout comme sucre dans l’eau devant cette femme qui en toute autre circonstance, représenterait le danger absolu. Tout au contraire, dans l’univers de l’onirisme, les inhibitions du narrateur disparaissent. La peur de l’Autre, de la femme, n’existent plus. Le fait que cette jeune femme soit une Beurette est peut-être tout aussi important que son comportement dans l’articulation du discours.

Dans le rêve, l’Autre est une invite à la rencontre, mais pas n’importe quelle rencontre. C’est une rencontre qui n’engage à rien. L’accouplement avec l’Autre permet, le temps d’un coït, d’éradiquer cette peur de l’Autre qui imbibe l’œuvre comme je l’ai démontré ailleurs. [vi]  En raison de son allure provocante, la Beurette n’invite pas à la compréhension mutuelle par la découverte. Elle n’encourage pas au dialogue, mais elle incite le narrateur à la conquête de son corps par la pénétration, sollicitée sans ambiguïté. La conquête est obtenue sans combats, sans efforts.

Dans Clichés de la femme exotique, Jennifer Yee démontre que la relation avec une femme exotique est «une métaphore de la conquête du pays colonisé par le colon»[vii]. Le couple «colonisé et colonisateur» a été remplacé plus récemment par «dominé et dominant». Nous pouvons tout aussi bien y voir un autre couple fameux: «féminin et masculin». Le traité de Yee concerne la littérature du XIXème siècle. Toutefois, je crois cette remarque applicable à la littérature contemporaine où l’exotisme est encore amplement représenté. Argument appuyé par la réflexion de Jean-Marc Moura qui soutient que l’exotisme n’est pas lié à une certaine période, mais se retrouve dans tous les courants, à toutes les époques littéraires[viii]. Il serait vain d’occulter l’exotisme indéniable de la Beurette qui comme nous l’avons vu, est comparée aux prostituées thaïes. La Thaïlande est pour les Occidentaux un des hauts lieux de l’exotisme contemporain, sujet décrit et commenté dans Plateforme. D’autant plus qu’«il faut aussi garder présent à l’esprit que l’homme dissocie la valeur érotique d’une femme de sa valeur globale» (Alberoni 155) car chez Houellebecq, la valeur érotique prime.

Mais revenons au sentiment de conquête éprouvé par l’homme au moment de la pénétration. Alberoni écrit que dans «l’élaboration fantasmatique» elle «est le sac après la conquête d’une ville: le guerrier victorieux profane toute chose, il pénètre partout sans rencontrer de résistance, ni interne ni externe» ( 82). Aucune résistance interne ne vient gêner le narrateur. Loin de là. La Beurette s’ouvre à lui; elle est l’instigatrice de l’acte sexuel. Quant à la résistance externe, elle brille par sa totale absence. Les voyageurs ne s’opposent nullement à sa façon de faire. Ils s’éloignent faisant montre totale d’indifférence. L’ordre n’est nullement dérangé.

En outre, le narrateur précise que l’attitude de la Beurette a des affinités avec la profession. «[E]lle se tenait au pilier central, comme les filles dans les go-go bars », ce qui souligne que les fantasmes «masculins ne sont pas sans rapport avec la prostitution» (Alberoni 15). C’est aussi la Beurette qui prend l’initiative d’une manière univoque. Toutefois, à la différence des prostituées, la Beurette s’offre gratuitement. Détail majeur s’il en fut pour autant qu’il soit de dimension financière. Dans le raisonnement du narrateur, la Beurette est en cela supérieure à une prostituée qui feint le plaisir pour l’argent.

De la danse avant toute chose!

La danse de la Beurette dans le métro personnifie le fantasme de Michel. Cette danse est légèrement insolite en cet endroit où à l’ordinaire, les gens se tiennent immobiles. Tout au plus s’ébranlent-ils pour se diriger vers la sortie. Quelquefois, certains s’agrippent au pilier central du wagon. Rarement, leur maintien suggère l’érotisme débridé. Ils sont plutôt figés dans une pose invariable jusqu’à leur destination. Au contraire, la Beurette se conduit comme «les filles dans les gogo bars». Son attitude est allusive. Son habillement ne l’est pas moins. Il consiste en un bandeau minuscule qui lui recouvre les seins et une mini jupe. Le bandeau de coton possède une valeur fonctionnelle. Si les seins apparaissaient nus d’emblée, la scène de la séduction perdrait beaucoup de son impact. Une grande part de son emprise sur l’imagination s’accomplit par la suggestion du bandeau qui remonte et dénude lentement les seins. La scène peut sans difficulté être reconstruite. «Pour matérialiser sous forme d’image les données que lui fournit le texte, [le lecteur] doit puiser dans l’encyclopédie de son monde d’expérience»[ix]. Des vêtements du narrateur, l’auteur ne mentionne que le pantalon. Il est probable que les voyageurs sont vêtus, cependant aucune précision n’est apportée à ce sujet. L’évaluation qualitative du bandeau, des fibres de coton, évoque une matière naturelle.

De la matière à la manière. Une lettre. Un pas. La jeune fille l’enjambe allègrement avec le sourire en relevant le tissu comme elle le fait plus tard pour sa jupe après s’être mise à quatre pattes. Détail piquant qui suggère le «surgissement de l’animalité» dont Alberoni dit qu’il fait se déchaîner l’érotisme. Tout d’abord, après avoir libéré de leur entrave ces seins «gonflés, ronds bruns, magnifiques», elle se lèche les doigts et se caresse les mamelons. Évaluation qualitative ici encore. Les seins, leur forme, leur substance, leur couleur sont magnifiques. Le geste qui les libère est banal et fait partie de la panoplie érotique des vidéos pornographiques. La suite du film où la main après s’être attardée sur le pantalon, fait coulisser la fermeture à glissière, s’empare du sexe et le branle reste tout aussi banale et prévisible. Toutefois, l’intimité du geste contraste violemment avec la phrase suivante qui rappelle le lieu où la scène se passe: le métro.

Le couple est entouré de gens qui passent autour de lui sans se formaliser de son étreinte, sans à vrai dire le remarquer. La jeune fille continue la séduction par une invite encore plus claire. Elle se met à quatre pattes, relève sa mini jupe. Elle ne porte rien en dessous. Tout se déroule comme la scène d’un film pornographique, «cette sorte de prothèse érotique [¼] dans lequel l’homme cherche l’excitation à travers les actes d’un autre» (Alberoni 157). L’Autre étant ici l’alter ego du narrateur. Une théâtralisation, dirait Barthes, une pornographie de collégien, qui fait de la dénudation de la femme la suprême audace. Ce qui aurait été vraiment inattendu, c’est qu’elle se mette à quatre pattes au plafond au lieu du sol comme le précise l’auteur. Que sa vulve soit accueillante n’est pas une surprise non plus en soi. Que l’adjectif utilisé le soit pour indiquer une des qualités de la vulve féminine l’est. La suite se laisse deviner. Le narrateur la pénètre. C’est alors que survient l’anti climax. «La rame était à demi pleine, mais personne ne faisait attention à nous». Une tristesse infinie se dégage de cette phrase. Personne ne remarque la virilité du narrateur ni la beauté de la Beurette. Ils sont seuls parmi la foule désintéressée. L’érotisme est tué net par la solitude évoquée par cette sentence finale. Seul tu es et seul tu resteras.

Le lecteur hésite indécis à la lisière de l’érotisme et de la pornographie. Le pouvoir de fascination de ce fragment est supérieur à celui des innombrables scènes osées qui peuvent se lire d’une manière récurrente dans les romans de Michel Houellebecq. Ici sont associés l’érotisme et la solitude d’une manière particulière qui n’est plus celle d’un être mais celle d’un couple. Les zones érogènes d’une belle femme désirable, décrites en termes qualificatifs, ses actes provocants et experts ne sont efficaces que pour le narrateur. Le reste du public l’ignore. Elle a beau se conduire comme les filles des gogo bars, les voyageurs restent murés dans leurs habitudes d’imperméabilité à leur entourage, sans un regard pour leur voisin. Qu’il s’agisse d’une voisine à damner un impuissant ne change rien à leur programme d’inappétence! «La rame était a demi pleine, mais personne ne faisait attention à nous». C’est cette dernière phrase qui déploie la virtualité de la scène, en fait ressortir sa poignante vraisemblance. De l’irréalité du rêve, elle fait passer à la réalité journalière. Son potentiel d’émotion érotique réside dans le virtuel de son univers apte à se réaliser par cette phrase anodine qui fait surgir le quotidien. Se rejoignent dans la scène, la sexualité, l’érotisme, la solitude, la pornographie, la sensibilité, l’indifférence. Ce fantasme met en scène le monde actuel par l’entremise du fantasme onirique du narrateur. Ce fantasme peut aussi être celui du lecteur car «Ce que nous éprouvons en lisant un livre est le reflet des fantasmes inconscients que le texte éveille en nous»[x].

Versant masculin

«L’érotisme n’est pas annulation, perte de soi, éclatement infini. C’est un processus dialectique entre continu et discontinu» (Alberoni 30). Cette définition, Alberoni nous la donne après avoir dûment analysé Bruckner et Finkielkraut. [xi] Philosophes engagés dans le débat de société contemporain, Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, prônent dans Le Nouveau désordre amoureux, qu’il n’est « plus besoin de séduire pour obtenir » (150) et que « les héros pornographiques sont donc miraculeusement délivrés de la drague et des préludes amoureux (150). Alberoni cite qu’ils comparent la musique orientale à la jouissance féminine en « raison de sa structure répétitive, obsédante » (Alberoni 29). Ce qui indique, d’après lui,  qu’ils « ont pressenti la nature continue de l’émoi sexuel féminin » (29). Toutefois, leur vision de l’érotisme masculin  serait « une modalité appauvrie et grossière » (29) de l’érotisme féminin ce qui porte Alberoni à faire la remarque précitée au début de ce paragraphe. Pour lui,  la femme recherchant la continuité est angoissée à chaque séparation, au contraire de l’homme pour qui il est vital de reprendre ses distances après chaque coït (14). Dans le rêve qui nous occupe, la dialectique entre les protagonistes se résume à l’acte, sans préambule de la part du narrateur, de la pénétration. La continuité dans le comportement de la Beurette est celle de la séduction directe, celle de la prostituée. Cette continuité est en tout point dissemblable de «l’émoi sexuel féminin» où «les différents états affectifs», la tendresse et la douceur sont limitrophes de l’érotisme et finissent par s’y intégrer harmonieusement. Aucune émotion féminine dans ce fragment onirique ne nous permettrait d’y déceler une dose d’érotisme féminin, car s’il est vrai que «les femmes peuvent avoir des orgasmes comparables à ceux des hommes, leur expérience globale est totalement différente» (Alberoni 28). Ici, tout comme dans une relation avec une prostituée, il ne s’agit nullement d’orgasme pour la femme. Le lecteur ignore si elle prend plaisir ou non à séduire le narrateur. Tout au plus, par son action directe, la Beurette peut-elle être assimilée à une personne allant droit au but. Là encore, c’est aussi le comportement d’une prostituée qui est mis en évidence. Comportement, qui lorsqu’il est celui d’une femme «gratuite», dénonce l’un des fantasmes érotiques masculins.

Alberoni précise que pour l’homme «l’éclat du rapport sexuel» est plus important que pour la femme qui voit les moments passés avec son amant comme autant de moments érotiques. Pour elle, la durée de ces instants est primordiale, non leur intensité. C’est ce qu’il nomme «la continuité érotique». L’homme, au contraire, est subjugué par la rencontre proprement dite. Chaque rencontre est pour lui un instant privilégié «arraché à la vie quotidienne» (46) où il se trouve dans une sorte d’état second sans relation avec le temps. Il vit alors des instants dans un état d’atemporalité qu’il se remémore plus tard comme autant de «moments d’éternité». Moments d’extase qu’il chérit en son souvenir. Il recherchera à nouveau ces moments au cours d’autres expériences avec la même ou d’autres femmes. C’est la «discontinuité érotique» dont parle Alberoni, et dans cette optique, «Faire l’amour est le but recherché  par tout homme; c’est la conclusion à laquelle il veut arriver» (75). C’est indéniablement la conclusion à laquelle notre rêveur arrive.

Le rêve est un univers virtuel où les fantasmes les plus extraordinaires participent du domaine du possible. Les obstacles de la vie quotidienne n’existent plus. C’est un monde où certains désirs inavouables peuvent être réalisés. Tout comme la relation érotique décrite par Alberoni, ils sont un «temps magique, arraché à la vie quotidienne». Vue sous cet angle, l’incorporation du rêve dans la diégèse réalise l’érotisation du discours. Toutefois, cela est vrai pour le «versant masculin de l’érotisme» car «[l]a femme la plus érotique pour l’homme est celle qui ne pose aucun problème, qui ne le met pas devant ses responsabilités» (82). Le rêve idéal pour l’homme. Comme je l’ai souligné dans Houellebecq, sperme et sang (55-56), l’espace onirique, dans ce roman, se substitue à l’univers quotidien du narrateur et réalise ses désirs latents.

Alberoni signale aussi la définition de l’érotisme par Georges Bataille. Selon lui, il existerait pour ce dernier «  deux forces dans la nature » (Alberoni 82). Ces deux forces sont contradictoires. L’une incite l’individu à  lutter pour sa survie, et tend à l’individualisation. L’autre, lui apporte la mort puisqu’elle « tend à la fusion » (82) et par-là même à sa destruction. Alberoni résume la définition de l’érotisme de Bataille comme «la présence de la vie dans la mort ou de la mort dans la vie» (82). Sans être réductrice dans le fond, la définition donnée par Alberoni l’est légèrement sur la forme. La position de Bataille à propos de l’érotisme est, d’après Emannuel Tilloux, [xii] plus une manière de posée la question et de la mettre en scène sans détour (1). Cependant, je pense que la définition d’Alberoni résume assez bien Bataille. Ce dernier n’écrit-il pas dans Les Larmes d’Eros [xiii] : « Et c’est à partir de cette connaissance [de la mort] que l’érotisme apparut » (20). Et plus loin : « En effet, selon toute apparence, à tous les yeux, l’érotisme est lié à la naissance, à la reproduction qui sans fin répare les ravages de la mort. » (22). Puis, il précise que les animaux ignorent l’érotisme, vient justement de ce qu’ils méconnaissent la mort. Toujours dans le même paragraphe, Bataille parle de « la violence exaspérée, la violence désespérée de l’érotisme. »

L’acte sexuel, procréateur potentiel par nature serait, dans le rêve du métro, le symbole de la vie dans le noir, l’étouffement, la mort symbolique que représente le métro en tant que système souterrain enfoui, enterré dans les entrailles telluriques. Par contre la rame, par sa mouvance serait symbole de la vie, de circulation de particules vivant dans l’immobilité sombre des tunnels. Les gens qui descendent et montent sont à leur tour le va-et-vient incessant, métaphore de l’acte sexuel où le wagon devient matrice où pulse la vie de deux molécules, l’homme et la femme. Rencontre, personnifiée des particules élémentaires qui se meuvent dans le corps de celle-ci. Fusion et séparation donnent naissance à un ballet de métaphores et de mises en abyme du livre. Celui-ci circule dans le monde de l’édition, à l’instar du train dans les méandres du réseau. N’est-il pas vrai que «Les livres que nous lisons sont autant de contacts érotiques» (Alberoni 143)?

La fusion charnelle tend à l’abolition de l’individu, à sa mort destructrice. Seule la séparation post-orgasmique lui restore l’individualisation nécessaire à sa survie. La violence, nous dit Alberoni, est la force à l’œuvre dans l’érotisme et « la fusion est violence, destruction et mort» (83). Or, n’est-elle pas violence et mort la disparition du train dans le tunnel? Quoi de plus érotique aussi! Une image éculée, presque devenue un cliché, tant elle a été employée comme métaphore de l’acte sexuel. Toutefois, régénérée par l’écriture dans ce fragment, elle fait oublier son usure grâce à la sollicitation imposée à l’imagination du lecteur. Après avoir analysé le fantasme masculin, je me penche maintenant sur le fantasme érotique féminin qui, selon Alberoni, en diffère grandement.

Versant féminin

La femme est à la recherche d’un sentiment de continuité dans l’aventure. Pour elle, «la proposition qui affirme ‘Faisons l’amour et n’y pensons plus’ est obscène» (Alberoni 43). Elle lit des revues où le cadre de vie exposé est plus important que les événements qui s’y déroulent. Cet aspect de nid douillet qu’Alberoni qualifie d’ «écrin fleuri» évoqué dans les revues de décorations qui sont pour les femmes le pendant des revues pornographiques pour les hommes, nous le retrouvons dans Les Particules élémentaires (1998). Michel, demi-frère de Bruno est chercheur scientifique. Il finira par découvrir l’équation génétique qui permettra de remplacer la race humaine par une nouvelle race d’êtres intelligents. C’est un amoureux platonique depuis l’enfance et sa vie sexuelle est des plus discrète, très limitée, pour ne pas dire inexistante. Son rêve, relaté par un narrateur omniscient, est à la troisième personne:

Il était aux côtés d’une petite fille qui chevauchait dans la forêt, entourée de papillons et de fleurs (au réveil il se rendit compte que cette image ressurgie à trente ans de distance, était celle du générique du «Prince Saphir», un feuilleton qu’il regardait les dimanches après-midi dans la maison de sa grand-mère, et qui trouvait, si exactement, le point d’ouverture du cœur). L’instant d’après il marchait seul, au milieu d’une prairie immense et vallonnée, à l’herbe profonde. Il ne distinguait pas l’horizon, les collines herbeuses semblaient se répéter à l’infini, sous un ciel lumineux, d’un beau gris clair. Cependant il avançait, sans hésitation et sans hâte; il savait qu’à quelques mètres sous ses pieds coulait une rivière souterraine, et que ses pas le conduiraient inévitablement, d’instinct, le long de la rivière. Autour de lui, le vent faisait onduler les herbes[xiv].

La petite fille qui chevauche, entourée de papillons et de fleurs, est une image idyllique à laquelle la femme dont parle Alberoni peut facilement s’identifier. Que le héros retrouve la solitude après ce moment merveilleux est un détail d’importance. De ce fait, il est rendu disponible. Le «cadre fleuri» persiste. Il consiste en herbes profondes. On imagine sans peine la brise légère qui les fait onduler sous son souffle, qui les forme en courbes soyeuses où il ferait bon plonger. Tout comme il ferait bon vivre dans ces maisons de rêve, photographiées dans les revues de décoration. Toute la scène respire un sentiment d’infini, de continuité. Celle tant recherchée par l’érotisme féminin. «Dans sa forme positive et tendre, la masculinité prend les traits du prince charmant» (Alberoni 37). Cette image est celle du «Prince Saphir» qui savait si bien trouver «le point d’ouverture du cœur». Tourné vers l’horizon où se perd le regard dans le ciel lumineux, Michel est l’homme idéal. Sûr de lui, sans hésitation, il poursuit son chemin. Un homme fort qui sait où se trouve la rivière souterraine, métaphore de l’orgasme féminin. La femme sait d’instinct qu’un tel homme peut l’amener à découvrir des trésors de jouissance. Et cela en dépit du fait «que l’acte sexuel n’est pas le but recherché par la femme» (Alberoni 43).  Tout est luminosité, douceur et tendresse. Les versants des collines «répétés à l’infini» créent ce sentiment de continuité nécessaire à l’éclosion de l’érotisme féminin. Cet homme qui marche vers l’infini, nimbé de la masculinité de l’homme d’action, est propre à susciter le désir féminin. Puisque cet homme est capable de traverser l’immensité sans faillir, il sera apte à la protéger. C’est l’homme dans les bras duquel elle peut se réfugier. Même les éléments, le ciel, la terre, l’air sont propices à leur relation, qui pourra, éventuellement, se transformer en amour durable, puisque l’homme est indéniablement entouré de forces bénignes qui lui suggèrent la route à suivre. «Autour de lui, le vent faisait onduler les herbes». Pas d’orage à l’horizon.

Ce fragment ne mentionne qu’une seule couleur: le gris du ciel, mais un gris lumineux. Tout y est prolongement ininterrompu. Les collines qui se perdent à l’infini, l’horizon mêlé au ciel gris, la luminosité qui enveloppe la scène, les herbes qui recouvrent le sol, le vent qui les caresse, jusqu’à l’eau qui coule souterraine en continu. Cet ensemble forme une fluidité où se fondent les éléments en une continuité sans interruption qui fait éclore l’érotisme féminin interpellé d’emblée par les fleurs et les papillons, symboles de douceur et de fragilité. Autant de détails qui restent insignifiants pour l’homme.

Si nous revenons un instant à la scène du métro, nous y découvrons le contraire. Bien que cet épisode ne mentionne aussi qu’une seule couleur, les poils pubiens de la Beurette, il est écrit tout en contrastes bicolores. À commencer par la danse de la Beurette et la rigidité du pilier central, l’action de la Beurette et l’inaction du narrateur, l’indifférence des voyageurs et l’intérêt de la Beurette. Et, en filigrane les teintes plus subtiles qui naissent de l’imagination du lecteur:  le violent éclairage de la rame et l’obscurité du tunnel, la vitesse du voyage et l’arrêt aux stations. La liste pourrait s’allonger. La répétition de ces contrastes dresse la discontinuité nécessaire à l’épanouissement de l’érotisme masculin.

Deux visions à l’opposé l’une de l’autre. Toutefois, si la scène du métro peut être ressentie, à cause de sa brutalité, comme pornographique par le «versant féminin», la scène de la forêt ne peut avoir de connotation pornographique pour le «versant masculin de l’érotisme». Tout au plus, peut-elle fonctionner comme détachement indispensable avant la nouvelle rencontre, symboliser l’éloignement impératif à la renaissance de l’intérêt. Indispensable dans l’optique masculine comme l’explique Alberoni. Il y a donc une différence d’opposition entre les fantasmes érotiques masculins et féminins. Faire l’amour dans le métro, en public, est une transgression de la morale. La fusion que cet acte nécessite est une annulation de soi et de l’Autre, qui est voulue, recherchée, lorsque l’acte est commis de propos libéré. Une certaine violence en est le résultat.

Nous avons vu que pour l’homme, l’émerveillement de la rencontre est prépondérant alors que la femme recherche la continuité dans cette rencontre. En cela, le fragment de la forêt est érotique pour une lectrice par sa continuité et plutôt insipide pour un homme, pour les mêmes raisons. La femme est objet dans le fantasme érotique masculin. Il met en scène et ne se souvient que des temps forts de l’érotisme. La scène du métro se détache concise, limpide, claire dans l’obscurité abyssale du réseau souterrain, éclairée par le fantasme masculin. Vue sous cet angle, elle peut difficilement être qualifiée de pornographie. Elle est un stimulant naturellement érotique où aucun détails n’est superflu, mais où tout est dirigé vers l’acte sexuel immédiat.

Au contraire, pour la femme dont l’érotisme est fait de tendresse, de douceur et de sensualité, le rêve du métro ne peut-être que pornographique. L’acte sexuel y devient obscène dans son immédiateté (Alberoni 43). Éternel malentendu de deux visions qui, pour autant qu’elles soient opposées n’en restent pas moins indissociables dans leur complémentarité. Le désir qu’il soit de copulation ou de beauté champêtre est sublimé dans l’univers onirique de la diégèse. Cet univers où la lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle, éclaire la scène a giorno.

De ces quelques fragments, il ressort que l’univers des romans de Michel Houellebecq peut aussi bien être qualifié d’érotisme que de pornographie suivant le versant que gravit la lectrice ou le lecteur. Seule l’appréciation personnelle, masculine ou féminine, fait apparaître la tendance de la scène. Érotisme ou pornographie ? Que tout un chacun fasse son choix en raison de ses préférences, ses prédestinations, ses répugnances ou ses exécrations. Ainsi soit-il.

Notes


 

[i] Michel Houellebecq, Plateforme (Paris: Flammarion, 2002), pp. 90-91.

[ii]  Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola (Paris : Seuil, 1971) ; Georges Bataille, L’Erotisme (Paris : Minuit, 1957) ; Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (Paris : Petite Bibliothèque Payot,1961).

[iii] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, (Paris : Gallimard, 1949) ; Hélène Cixous, Entre l’écriture (Paris : Des Femmes, 1989), Susan Griffin, Pornography and silence (New York : Harper and Row, 1982)

[iv] Francesco Alberoni, L’Érotisme (1986]), tr. Raymonde Coudert (Paris: Ramsay, 1987), 4e de couverture.  

[v]   Joseph Vincent Marquès, J.V, No es natural (Valencia: Editorial Prometeo, 1980); Que hacer el poder en tu cama? (Barcelone:  El Viejo Topo, 1981). Cité par Alberoni, p. 51.

[vi] Murielle Lucie Clément, Houellebecq, Sperme et sang (Paris : L’Harmattan, 2003), p. 124.

[vii] Jennifer Yee, Clichés de la femme exotique (Paris: L’Harmattan, 2000), p. 211.

[viii]   Jean-Marc Moura, Lire l’Exotisme (Paris : Dunod, Paris, 1992).

[ix]   Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman (Paris : PUF, 1992), p. 46.

[x]   Agnès Clancier, Psycholecture des romans de Raymond Queneau, cité par Jouve, p. 150.

[xi] Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut,  Le Nouveau Désordre amoureux (Paris : Seuil, 1979)

[xii] Emmanuel Tilloux, Georges Bataille (Paris : adpf, 1996) fiche 1

[xiii] Georges Bataille, Les Larmes d’Eros (Paris: J.-J. Pauvert, 1971)

[xiv]  Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires (Paris: Flammarion, 1998), p. 280.