Article paru dans Acta / Murielle Lucie Clément, “Nietzsche et son temps. Entretien avec Pascale Hummel”, Acta Fabula, Janvier 2008 (Volume 9, numéro 1),
publié par Philologicum sous le titre Autophilologie. Le Philologue au miroir, 2010
Ancienne élève de l’École normale supérieure (Paris), agrégée de grammaire et docteur en philologie grecque, Pascale Hummel est philologue, historienne de la philologie, et traductrice (de Lou Andreas-Salomé notamment). Elle est responsable de plusieurs programmes de recherche, sur l’enseignement du grec en France et à l’étranger, ainsi que sur l’histoire de l’ignorance et de la transmission (Institut national de recherche pédagogique, Paris). Ses travaux plus récents portent également sur la philosophie, la littérature et la théologie. Parmi ses ouvrages : Regards sur les études classiques du XIXe siècle (PENS, 2005), Histoire de l’Histoire de la philologie (Droz, 2000), La Maison et le chemin (P. Lang, 2004.
Murielle Lucie Clément, qui avait rendu compte pour Acta fabula de deux traductions de Lou Andreas-Salomé par Pascale Hummel, Le Diable et sa grand-mère, http://www.fabula.org/actualites/article1249.php
et L’Heure sans Dieu, http://www.fabula.org/revue/document1459.php et réalisé en 2006 un premier entretienhttp://www.fabula.org/revue/document1503.php
propose ici la transcription d’un second entretien avec la traductrice à l’occasion de la parution de trois nouveaux livres annoncés sur Fabula : Elisabeth Foerster-Nietzsche, Friedrich Nietzsche et les femmes de son temps (1935).http://www.fabula.org/actualites/article17317.php;
Lou Andreas-Salomé, Figures de femmes dans Ibsen. (D’après ses six drames familiaux : Maison de poupée, Les Revenants, Le Canard sauvage, Rosmersholm, La Dame de la mer, Hedda Gabler), http://www.fabula.org/actualites/article19208.php;
Ferdinand Tönnies : Les Fous de Nietzsche (1893). Le Culte de Nietzsche. Une Critique (1897). Julius Duboc : Anti-Nietzsche (1897)
http://www.fabula.org/actualites/article20655.php
Murielle Lucie Clément :
Notre premier entretien portait sur Lou Andreas-Salomé ; aujourd’hui nous nous tournons vers Friedrich Nietzsche et son temps. La première personne qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque l’entourage de Nietzsche, c’est peut-être sa sœur Elisabeth. Quel rôle joua-t-elle dans l’élaboration de la planète Nietzsche ?
Pascale Hummel :
Le terme que vous employez est fort pertinent : « se tourner vers » ; le mot « planète » d’autre part est celui qui figure sur la quatrième de couverture de mes livres. Nous nous trouvons de toute évidence devant une géométrie particulière : celle du cercle et du circulaire, qui en l’occurrence conduit jusqu’au cercle vicieux. Les noms de Lou Andreas-Salomé et de Nietzsche sont liés, et d’autres noms sont liés aux leurs. L’ensemble (qui embrasse bien plus que deux, trois ou quatre personnes) dessine un réseau humain, relationnel, historique très particulier. On peut parler de cercles concentriques régis par des paramètres variés : le cercle familial, le cercle social, le cercle intellectuel, le cercle historique (celui du « Zeitgeist »), etc. Lou Andreas-Salomé et Nietzsche sont comme les fanaux d’une constellation ; ils répandent autour d’eux un immense faisceau lumineux. Elisabeth Foerster-Nietzsche, quant à elle, fait à la fois naturellement partie de ce cercle initial (celui de Nietzsche avant tout) et lui est étranger : elle est une pièce rapportée, et c’est là tout le problème. F. Nietzsche existe sans elle, mais sa postérité ne serait pas ce qu’elle est sans elle.
Murielle Lucie Clément :
Quel a donc été le travail d’Elisabeth et surtout son influence sur cette postérité. Comment doit-on la voir ? A-t-elle été aussi décisive que cela ?
Pascale Hummel :
Vous employez deux termes complémentaires : travail et influence, qui embrassent précisément les divers aspects de l’activité de Elisabeth Foerster-Nietzsche. En tant que sœur, Elisabeth Foerster-Nietzsche a œuvré négativement à écarter de son frère tout ce qui était étranger à l’idée qu’elle se faisait de la famille, de l’amour, de l’amitié, de la vie en société, de la réputation, de la notoriété, etc. On sait qu’elle a écarté Lou Andreas-Salomé avec une perversité hargneuse et a tenu à distance de Nietzsche d’autres femmes qu’il a aimées ou aurait pu aimer. En tant qu’épouse, elle a peut-être été la « meurtrière » (!!) impunie de B. Foerster, décédé dans des circonstances mystérieuses au Paraguay (empoisonnement ou suicide ?). En tant que garde-malade au chevet de Nietzsche, qu’elle a retiré de l’asile psychiatrique d’Iéna qu’elle jugeait indigne de son rang, elle s’est permis de contredire les médecins et d’administrer à son frère des remèdes mal appropriés (il existe sur ce sujet un livre allemand méconnu, vraiment passionnant, qui contient des pièces d’archives de première main). En tant qu’héritière, elle fut (la chose est bien connue) la falsificatrice des écrits du philosophe, et la fondatrice des Archives Nietzsche à Weimar. Son énergie fut donc avant tout déployée dans un sens négatif. Rappelons, comme je le mentionne dans mon livre, qu’elle fut adepte du parti nazi et qu’Hitler assista à ses obsèques en 1935.
Murielle Lucie Clément :
Le portrait que vous brossez est pour le moins surprenant lorsque l’on songe que vous avez traduit son livre : quelle en est la raison ? D’autre part, faut-il établir une distinction entre la postérité biographique et la postérité philosophique de son frère ?
Pascale Hummel :
En effet ; je n’entends pas me dérober. Autant lorsque je traduis Lou, je suis parfaitement en empathie avec elle (ce qui est peu dire, car une raison intime commande ma démarche depuis quatre ans que j’ai entrepris ce travail), autant Elisabeth Foerster-Nietzsche m’effraie un peu — gentiment. Cette réticence n’est pas une raison suffisante pour ignorer ses écrits, et d’autres avant moi (dans d’autres langues surtout) ont traduit ses textes, tout à fait lisibles et acceptables malgré leurs défauts. Les livres de Elisabeth Foerster-Nietzsche ne composent pas une œuvre, tant s’en faut : elle pense peu et écrit assez mal. Mais la vérité scientifique exige de passer outre les répugnances et les rejets ; et ses écrits ne sont pas effrayants au point qu’on puisse les tenir pour fascistes d’une manière prosélyte. Le livre que j’ai traduit (et je compte en rester là) est intéressant en tant que document historique ; en cela, il mérite lecture. C’est une radiographie de la planète Nietzsche du point de vue subjectif et myope d’une femme obtuse et manipulatrice. On y rencontre Wagner, son épouse, et divers proches de la famille Nietzsche, à commencer par les membres moins connus de la famille Nietzsche elle-même. Je ne vais pas résumer le livre, que le lecteur est invité à découvrir. En tout cas, pour en venir à la deuxième partie de votre question, Elisabeth Foerster-Nietzsche a d’emblée brouillé les pistes et semé la pagaille dans la réception de Nietzsche (comme de Lou Andreas-Salomé par ricochet). Le livre que j’ai traduit (dont le titre contient le mot « femmes ») porte sur un aspect de la vie de Nietzsche, abordée sous un certain angle. C’est un choix perspectiviste, sélectif ou thématique disons, qui trahit l’obsession principale d’Elisabeth Foerster-Nietzsche, sa peur incestuelle qu’une autre puisse aimer et être aimée de son frère… !! Elisabeth Foerster-Nietzsche est la narratrice et l’architecte d’une légende, celle de la postérité biographique. La postérité intellectuelle de Nietzsche a pâti de cette amorce, mais des esprits lucides sont rapidement venus y apporter des correctifs.
Murielle Lucie Clément :
De quelle manière pensez-vous que la postérité de Nietzsche ait pâti de l’approche dictée par la peur d’Elisabeth Foerster-Nietzsche ? Et les correctifs apportés par les « esprits lucides » ont-ils complètement, du moins suffisamment, agi comme palliatifs ? Quels sont ces esprits lucides ?
Pascale Hummel :
Si l’on compare le cas de Nietzsche à celui d’autres grands noms de la philosophie (Spinoza, Kant, Leibniz, ou Platon, etc.), le constat s’impose que l’on se trouve là devant un phénomène presque unique dans l’histoire de la pensée, toutes époques confondues. D’autres philosophes célèbres (Wittgenstein par exemple) ont une histoire personnelle et familiale complexe, mais leurs noms ne jouissent pas de la notoriété démesurée qui s’attache à celui de Nietzsche. Cette démesure est le fruit d’une construction, que je perçois comme hagiographique. Le fait que la pensée de Nietzsche tourne autour du dialogue entre Dieu et l’Antéchrist (le fait que Nietzsche lui-même proclame être tantôt l’un, tantôt l’autre) représente un élément non négligeable, mais n’explique pas tout. L’idée que la supposée « folie » du penseur ait pu être déterminante pour alimenter le renom ne me paraît pas probante, car Elisabeth Foerster-Nietzsche a précisément déployé des efforts considérables (comme le montre le livre que j’ai traduit) pour étouffer le diagnostic médical dans le but de préserver la réputation de sa famille. De là à dire que Nietzsche ne serait pas ce qu’il est sans Elisabeth Foerster-Nietzsche est peut-être excessif mais non improbable. Je n’ai pas fini de réfléchir à cette question, et d’autres en dehors de moi. L’essai qui accompagne ma traduction apporte différents éléments de réponse que je ne vais pas reproduire ici. Les voix discordantes et les palliatifs furent immédiats, car Elisabeth Foerster-Nietzsche eut maille à partir avec quelques contemporains célèbres, notamment à l’occasion de la fondation des Archives Nietzsche à Weimar, dont l’enjeu fut d’emblée perçu comme considérable. Les trois textes réunis dans le recueilLes Fous de Nietzsche proposent un reflet intéressant de la perception que certains contemporains eurent de Nietzsche, de son vivant et sur le vif en quelque sorte, en dehors de toute construction exégétique déjà existante. Nous abordons alors la question de la réception intellectuelle.
Murielle Lucie Clément :
Dans son récit sur le voyage de Bayreuth pour entendre Parsifal pendant l’été 1882, Elisabeth Foerster-Nietzsche commence par dire que Lou (alors mademoiselle Salomé) lui avait fait une impression très favorable au début de la rencontre, pour ensuite expliquer, avec force références à des personnes connues et connaissances communes, que Lou ne méritait pas l’intérêt que lui portait son frère. Elle relate par exemple que Lou se montra sous un jour différent de celui qu’avait connu Nietzsche à Rome. Comment pouvait-elle savoir cela, et en quoi cela est-il important pour un lecteur de Nietzsche ?
Pascale Hummel :
Nous revenons à la question de la postérité biographique du philosophe, ou plus exactement de la légende à laquelle Elisabeth Foerster-Nietzsche œuvra avec un acharnement pour ainsi dire démoniaque. Nous savons tous, à notre propre échelle et du point de vue ordinaire de notre vie, que la plupart des êtres humains commettent de nombreuses erreurs de perception, inconsciemment ou volontairement : la médisance et la calomnie ressortissent à ce phénomène (j’aborde ce sujet dans le volume collectif La Mesure du savoir que je viens de publier avec Frédéric Gabriel, Elisabeth Foerster-Nietzsche a vite « perçu » justement que Lou risquait de prendre auprès de Nietzsche une place qu’elle n’était pas disposée à lui concéder. Le revirement fut donc aussi viscéral que calculé. À la perception juste (mais méfiante) s’est alors surimposé un dévoiement perceptif. En cela, vous avez bien raison de poser cette question à ce stade de notre dialogue. Ferdinand Tönnies d’ailleurs, qui est l’auteur de deux des textes qui composent le recueil des Fous de Nietzsche, a rencontré Lou et l’a parfaitement appréciée à sa juste valeur : je cite d’ailleurs le passage de ses écrits où il loue la jeune femme, et réciproquement celui où Lou parle de son admiration pour le penseur. Elisabeth Foerster-Nietzsche a joué un rôle vraiment maléfique, mais la postérité n’est pas dupe, et peu nombreux sont encore aujourd’hui ceux qui ignorent les dessous de cette mascarade.
Murielle Lucie Clément :
Et Wagner dans tout cela ?
Pascale Hummel :
Wagner (et sa famille) est très présent dans le livre de Elisabeth Foerster-Nietzsche. Nietzsche aima et pratiqua la musique avec talent, la chose est bien connue. L’amitié entre Nietzsche et Wagner, suivie de la rupture douloureuse que l’on sait, est évoquée dans le livre d’Elisabeth, qui en propose sa version, en quelque sorte officieuse et familiale. La sœur de Nietzsche voue admiration et respect à Wagner, ainsi qu’à Cosima Wagner, dont elle parle d’une manière fort charmante. Comme pour tous les sujets (êtres ou choses) qu’elle aborde, Elisabeth Foerster-Nietzsche bute ici sur les limites de son entendement (assez obtus). Mais cela précisément mérite le détour et doit retenir l’attention. Elle a un avis sur tout : le lecteur s’amuse des menus détails qu’elle égrène pêle-mêle, des vétilles qu’elle juge utile de gloser ; certains faits sont délicieusement croustillants. Elisabeth Foerster-Nietzsche ne comprend pas grand-chose à la musique du grand artiste, pas plus qu’elle n’est capable d’appréhender la pensée de son philosophe de frère autrement que de l’extérieur. Et cette perspective — matérialiste, contingente, anecdotique, triviale presque par moments — fait tout l’intérêt du livre. Le lecteur savant ou dilettante de Nietzsche ne peut raisonnablement faire l’économie d’une telle lecture. Il y trouvera un éclairage latéral ou paradoxal de la vie (et secondairement de l’œuvre) du philosophe allemand : c’est un divertissement, ou un détour, nécessaire. Car cela pose de vraies questions : qui est Nietzsche tout simplement, qui est habilité à témoigner de ce qu’il fut, en quoi cela importe-t-il de le savoir, etc. ?
Murielle Lucie Clément :
Une partie de notre perception de Nietzsche dériverait ainsi de la manière dont sa sœur le présenta à la postérité. Mais quelle perception les contemporains érudits eurent-ils de lui et de ses écrits ?
Pascale Hummel :
Cette question, hélas, se pose dans bien des cas. À la plupart des grands artistes et penseurs s’attache une « légende », et plus grand est le mérite, plus grande aussi la tentation de le minorer en dévoilant des zones d’ombre plus ou moins avérées. Le plus criminel de l’Histoire n’est autre que le Christ, comme chacun sait !!, et la femme la plus vile Marie-Madeleine !! ; la volonté de semer le doute et de souiller a précisément pour cibles favorites les destins les plus irréprochables (je traite ce point dans mon triptyque La Maison et le chemin,Trébuchets, Vie (privée)). Le cas de Nietzsche est vraiment particulier et à la limite « monstrueux » : je me garderais bien de laisser croire que je suis la personne la mieux placée pour en parler. Beaucoup d’historiens et de penseurs sérieux ont déjà étudié le phénomène ; on gagnera à lire et relire leurs travaux. Je crois que l’on n’insistera jamais assez sur le caractère fort discutable du procédé, celui de l’investigation biographique et de la surinterprétation psychanalytique (ou assimilée). Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire ailleurs, aucun citoyen ordinaire n’aimerait voir sa vie disséquée comme on explore parfois celle des grands noms de l’histoire de l’art et de la pensée. Le double cas de Nietzsche et de Lou Andreas-Salomé me semble correspondre à une époque bien précise, où la surexposition du biographique engendre un déplacement. Dans le cas de Lou, le déplacement est tel qu’on en a oublié de lire l’œuvre (dont je suis attelée depuis quelque temps à scruter les secrets) ; si, comme le pensent certains (et je reviendrai là-dessus dans ma monographie sur l’œuvre de Lou, car je ne suis pas imperméable moi-même à cette hypothèse), Marie-Madeleine et Jean l’Évangéliste sont une seule et même personne, on saisit bien le parallèle : l’idée que la pensée la plus juste et la plus haute puisse être féminine paraît à ce point inacceptable à certains (aux premiers temps de l’Église, fortement misogyne, comme à notre époque, qui à certains égards n’est progressiste qu’en surface) qu’elle suscite un « détournement », qui dans le cas de Marie-Madeleine et de Lou prend la forme, aussi aberrante qu’injuste, d’une distorsion de leur vie (et de leur âme). Nous avons abondamment parlé de cela dans notre entretien précédent (j’en reparlerai longuement dans d’autres livres à venir, notamment dans Mala dicta, portant sur la calomnie dans l’Antiquité classique). Dans le cas de Nietzsche, je ne vois ni détournement ni distorsion, mais une sorte d’excroissance monstrueuse. Ni l’homme ni l’œuvre ne fut mince, mais leur perception rétrospective est le résultat d’un étrange effet de loupe. De son vivant, les écrits de Nietzsche n’ont pas été beaucoup lus (mais la remarque vaut pour d’autres) ; ils furent surtout assez mal compris : il n’est pas sûr au reste qu’ils le soient vraiment bien aujourd’hui. Nietzsche écrit quelque part qu’il faudra la durée d’un siècle pour qu’arrive quelqu’un qui saura lire et décoder son œuvre. Par-delà les faits bruts de la vie et la littéralité des écrits, c’est contre le mystère d’une énigme que butent avant tout les contemporains autant que la postérité. Cette énigme, c’est celle de l’articulation du démoniaque et du divin. Toute l’œuvre de Lou est un dialogue avec Dieu, d’une manière à la fois semblable et différente de celle de Nietzsche (je développerai cela longuement dans la monographie dont je veux bien dévoiler officiellement le titre aujourd’hui : L’Antinietzsche. Essai sur l’œuvre de Lou Andreas-Salomé). Autrement dit, et pour conclure en boucle, la calomnie, la souillure, la distorsion sont inéluctables lorsque, et précisément parce que, la vérité (oserais-je dire la sainteté ?) est proche. Les contemporains de Nietzsche (et de Lou) le perçurent diffusément ; il appartient à la postérité de le théoriser en élargissant le champ d’analyse à des domaines proches (comme je le fais lorsque j’annexe à ma réflexion l’Antiquité classique).
Murielle Lucie Clément :
Pour plusieurs esprits contemporains, Nietzsche était un penseur d’envergure. Comment cela s’est-il principalement construit ?
Pascale Hummel :
Il existe des gens plus compétents que moi pour répondre à cette question. Ma démarche est d’abord l’expression d’une quête, qui me conduit (pour des raisons personnelles au départ) à tisser un lien entre des personnes, des livres et des faits rarement analysés jusqu’ici. Le germaniste Jacques Le Rider a proposé des analyses solides sur la réception de Nietzsche à son époque, en France plus particulièrement. Stéphane Michaud pour sa part a fourni un travail considérable pour reconstituer ce qu’il pense être la vérité biographique de Lou (dans un livre toutefois qui contient de grosses lacunes et méconnaît les écrits que j’ai traduits et continue de traduire depuis trois ans). Nietzsche est un hapax à son époque : en tant que phénomène (car il n’est pas sûr que l’on puisse l’aborder comme un être humain ; Liliana Cavani dans son film a bien montré cela : le personnage de Nietzsche s’y déploie par-delà bien et mal, par-delà toute mesure humaine), et en tant que penseur. Il est en marge, en dehors, au delà, décalé surtout ; il a eu maille à partir avec l’institution universitaire, malmène la philologie traditionnelle, et paraît hérétique aux yeux des tenants de la philosophie allemande canonique. Trop philosophe pour les philologues, trop poète pour les philosophes, trop français pour les penseurs germaniques, etc., Nietzsche dérange, sans le vouloir presque, enfermé qu’il est dans son univers propre, d’où jaillissent les étincelles les plus hermétiques. Les contemporains butent sur l’absence de repères, la nouveauté et l’inédit, l’incohérence aussi d’un esprit dont ils ne comprennent pas le fonctionnement (ils voient de la contradiction là où il y a juxtaposition des contraires, car identité labile et multiple). L’erreur de beaucoup est d’apprécier la pensée de Nietzsche à l’aune de critères inadéquats (politiques, sociologiques, etc.), de se fourvoyer dans la littéralité d’une langue parfois imprécise et métaphorique, de chercher une certitude là où il ne faut espérer qu’une piste. C’est un sujet énorme ; je ne détiens vraiment pas la science infuse sur ce sujet, mais les essais qui accompagnent mes traductions ont pour but de transmettre au lecteur des intuitions, et quelques vérités d’expérience qui découlent de l’observation intime que j’ai acquise (indirectement, en tant que témoin) du fonctionnement mental de Nietzsche.
Murielle Lucie Clément :
Pouvez-vous en quelques mots nous parler de F. Tönnies et J. Duboc, dont vous offrez au lecteur français trois textes rares ?
Pascale Hummel :
Les deux noms ne sont pas à mettre sur le même plan. Je les ai associés, car l’assemblage des trois textes m’a paru s’imposer par nécessité heuristique en quelque sorte. Les trois écrits sont des raretés, à mon sens vraiment étonnantes, et l’on reste éberlué devant la méconnaissance qui les entoure depuis plus d’un siècle. F. Tönnies est un grand penseur, un auteur prolifique, et un homme de toute évidence fort charmant. On soupçonne volontiers qu’il a pâti de l’ombre que le renom croissant de Nietzsche jeta sur son propre rayonnement. C’est un sociologue dont la pensée est nettement plus conjoncturelle que celle de Nietzsche ; cet écart est à la base de sa démarche critique. Il comprend Nietzsche sans le comprendre, et vice versa. J’invite le lecteur à découvrir l’analyse que je propose de ce point. Ces trois textes sont un témoignage tout à fait précieux de la compréhension (ou incompréhension) de Nietzsche en son temps, de son vivant, et avant qu’il ne devienne le monument que l’on sait, et parce que monument, à la fois glosable à l’infini et radicalement impénétrable. L’enjeu est celui de l’inadéquation entre le commentaire (du double point de vue de la langue et de l’outillage conceptuel, ici surtout sociologique, et kantien-schopenhauerien) et l’objet commenté (la pensée-météorite de Nietzsche, comme un bloc d’étrangeté divino-démoniaque).
Murielle Lucie Clément :
L’opuscule Anti-Nietzsche que vous offrez au lecteur est une rareté, c’est une vraie découverte.
Pascale Hummel :
C’est assez énorme en effet. Je suis tombée là-dessus presque par hasard (j’ai un peu oublié la genèse de tout cela). De la même façon qu’il y a trois ans j’ai « découvert » Le Diable et sa grand-mère. On a là l’exemple-type de toutes les choses qui restèrent enfouies pendant des décennies (et parfois davantage), sans qu’on sache trop pourquoi. Le texte de Duboc est court et un peu erratique par endroits. Il faut l’aborder comme la radiographie d’une époque et d’une lecture. L’intérêt principal réside de toute évidence dans le décalage entre le langage dont dispose Duboc pour parler de Nietzsche et l’idiosyncrasie de ce dernier. J’ai choisi d’intitulerL’Antinietzsche ma monographie à venir sur Lou avant même de tomber sur ce texte : je vois une heureuse coïncidence dans cette trouvaille, qui me conforte dans mon choix. Il s’agira précisément de montrer que l’œuvre de Lou est en dialogue avec celle du philosophe, tout comme celle de ce dernier suscite le dialogue d’une manière large et universelle. Je ne vais pas en dire plus, car je réserve l’analyse de tout cela pour le livre suivant.
Murielle Lucie Clément :
Lou fut précisément la première véritable « observatrice » de Nietzsche, qu’elle ne jugea ni n’épingla à la manière de ses contemporains masculins.
Pascale Hummel :
Parfaitement. C’est là tout l’enjeu de l’écheveau que nous cherchons à démêler ensemble ; c’est un triangle de feu en quelque sorte. Nietzsche, Elisabeth Foerster-Nietzsche et Lou. L’histoire de l’art et de la pensée présente des cas similaires : Rodin entre la médiocre Rose Beuret et la lumineuse Camille Claudel, ou encore Musset-Sand environnés d’éléments hostiles. Lorsqu’une énergie nouvelle et novatrice se fait jour, le contrepoint (démoniaque) n’est jamais loin. L’harmonie parfaite que représente l’appariement d’âmes-sœurs artistes se trouve nécessairement contrarié par des forces contraires ; c’est une triste loi cosmique. Il en résulte évidemment de fort belles choses en termes de création. Lou donc fut la première observatrice de Nietzsche, comme elle le fut d’autres contemporains d’envergure, Ibsen notamment. Elle publia en 1894 (du vivant même du philosophe allemand) le tout premier ouvrage synthétique sur Nietzsche, qui contient des analyses pénétrantes, formulées à une époque antérieure à la pensée psychanalytique, dépourvues donc de l’outillage terminologique et conceptuel que cette dernière allait élaborer. Or Elisabeth Foerster-Nietzsche a totalement mésinterprété ce livre, contre lequel elle se débat puérilement. C’est un ouvrage impartial, rigoureux, neutre, bien écrit, et sensible (maladroit parfois, mais dans le bon sens, car Lou tourne autour de réalités existentielles et psychiques qu’elle ne sait pas nommer, et que l’histoire longue d’un siècle de la psychanalyse nous permet aujourd’hui de dénoter) ; on y sent toute l’affection de la jeune femme pour celui qui voulait faire d’elle son épouse. Ce livre de Lou sur Nietzsche est un exemple intéressant du phénomène que nous cherchons à analyser ici : le décalage entre la vérité profonde de l’œuvre et du penseur et sa perception (conceptuelle et langagière) par des contemporains (et non par des exégètes posthumes). Le sujet est monumental, et ma compétence de philologue me conduit spontanément à me pencher sur une telle question ; j’ai toutes sortes de projets de livres en ce sens. Mes traductions parues cette année (Elisabeth Foerster-Nietzsche, Ibsen, et Fous), qui constituent le fil conducteur du présent entretien, portent sur des livres et des opuscules parus du vivant de leur « objet » : Nietzsche pour les Fous, et Ibsen pour l’ouvrage de Lou ; le livre d’Elisabeth Foerster-Nietzsche est tardif, mais c’est un assemblage d’analyses déjà élaborées dans les années 1890. Il s’agit donc d’une réflexion vivante sur un objet vivant : ce qui n’est pas plus un gage de neutralité qu’une garantie de fausseté. Il reste de toute évidence un travail à faire sur la sédimentation exégétique qui constitue progressivement unedoxa (c’est le propos d’un volume collectif que je prépare). Bref, nous nous trouvons ici au croisement de la perception, de l’observation et de la réflexion.
Murielle Lucie Clément :
Lou, tout comme Nietzsche, a réalisé un travail vraiment novateur sur plusieurs questions. Je pense au livre récemment traduit par vous sur Figures de femmes dans Ibsen. En premier lieu, quelle a été la raison de traduire ce livre ?
Pascale Hummel :
Oui, Lou est novatrice, et les recenseurs contemporains de ses livres le comprirent. Il est curieux que cet apport ait été occulté dans les décennies qui suivirent sa mort ; c’est là que joua de toute évidence la doxacalomniatrice propagée (j’emploie ce terme à dessein, car il dénote une infestation, un virus) par Elisabeth Foerster-Nietzsche, et surtout l’énergie prosélyte qu’elle déploya pour édifier à son frère un mausolée de gloire intellectuelle. Cela dit, les témoignages de la famille Freud (père et fille) et de bien d’autres sont fort élogieux (ne revenons pas là-dessus : justice est faite désormais ; la confusion ne subsiste que chez les mauvais esprits et les ignorants). En tout cas, l’ouvrage de Lou sur Ibsen est fascinant d’intelligence et de pertinence ; l’auteur était une jeune trentenaire lorsqu’elle le publia. Le livre a d’ailleurs les qualités et les défauts d’un esprit jeune et ardent : complexe, serré, subtil, et quelque peu alambiqué. Freud a dit de Lou qu’elle était une « compreneuse » ; le terme circulait librement à l’époque, car il figure sans référence explicite dans le livre de Elisabeth Foerster-Nietzsche, et d’autres y recourent volontiers. Elle avait cette acuité singulière, qui combine étroitement intelligence et sensibilité, de percevoir l’âme des êtres et des choses dans la lumière de leur vérité. La façon dont Lou entre dans l’âme des héroïnes d’Ibsen est admirable ; ce livre est vraiment unique et sans équivalent d’aucune sorte. Il n’est pas résumable, et je n’entends pas redire ici ce que j’ai écrit dans la postface de ma traduction. Le parallèle est évident avec l’ouvrage sur Nietzsche ; il procède de la même démarche : une exploration empathique qui ne juge ni ne conclut. Cette démarche est à la fois une éthique et une esthétique ; j’en proposerai une analyse synthétique dans ma monographie.
Murielle Lucie Clément :
Nietzsche et Lou se rencontrent dans le fait qu’au-delà de tout genre constitué en quelque sorte, ils forgent, intentionnellement ou non, un style nouveau et surtout une philosophie nouvelle.
Pascale Hummel :
Nietzsche et Lou représentent simplement, chacun à sa manière, deux formes différentes et sans doute complémentaires de ce qu’on peut appeler la modernité. Ni l’un ni l’autre toutefois ne l’a théorisée explicitement ou dogmatiquement. J’examinerai les ressemblances et les dissemblances entre les deux dans la monographie annoncée. Ils sont les héritiers d’une tradition et en même temps (avant tout d’ailleurs) les témoins d’une mutation. Ce qui dans leur œuvre dérange, heurte ou déconcerte est précisément ce qui est important. La modernité, c’est cela justement : l’inachevé, l’imparfait, l’ouvert, l’informe même d’une certaine façon. C’est ce que seule une poignée de contemporains sut voir dans les écrits respectifs de Nietzsche et de Lou. Un fil invisible relie d’ailleurs trois au moins des auteurs sur lesquels porte notre entretien : Ibsen, Lou et Nietzsche ; Elisabeth Foerster-Nietzsche en revanche est exclue de ce cercle, dont elle serait en quelque sorte le contrepoint négatif. Les trois premiers noms incarnent dans les domaines complémentaires de la littérature pure (en l’occurrence le théâtre), de l’écriture au sens large (Lou) et de la philosophie (Nietzsche) l’avènement de la modernité sous une forme pour ainsi dire originelle. Cette modernité-là s’incarne avant tout dans des vies, avant de s’incarner dans des écrits. Cette incarnation vitale, existentielle, prend entre autres (mais non exclusivement) la forme de la folie (dont il resterait évidemment à définir ce qu’elle est). Lorsque la tradition s’effrite, que les repères font défaut, qu’un monde nouveau émerge sous les débris, tout chavire et vacille. Lou a fait preuve d’une acuité rare en commentant l’œuvre d’Ibsen comme elle le fait : son livre met en forme l’indicible et le discontinu de l’écriture du dramaturge norvégien. Elle procède de même dans sa monographie sur Nietzsche, puisqu’elle est la toute première à relier ce qui dans l’œuvre du philosophe allemand est donné comme épars. Son mérite à cet égard est considérable, et sa modestie tout à fait remarquable : elle ne juge utile à aucun moment d’expliquer sa démarche ni de gloser sa propre méthode, que plus haut j’ai appelée empathique. Cette empathie est précisément un des ressorts de la modernité esthétique (un point rarement étudié jusqu’ici).
Murielle Lucie Clément :
Vous semblez dire que si la modernité est indiscutablement du côté de Lou, de Nietzsche et d’Ibsen, la tradition se trouve du côté d’Elisabeth Foerster-Nietzsche ?
Pascale Hummel :
C’est évident, et en même temps suffisamment complexe pour qu’il faille se garder de toute simplification sommaire. Il conviendrait de vérifier avec soin si le terme « modernité » figure dans les écrits des uns et des autres, et quel sens lui est donné. Ces trois noms illustrent parfaitement, ensemble et séparément, la difficulté de « cerner » la secrète alchimie de l’œuvre et de la vie, l’absurdité d’enfermer cette combinatoire dans des étiquettes, l’impossibilité d’en rendre compte par l’exégèse et la théorie. Sur les trois noms plane le soupçon d’étrangeté et de « folie » (avec toutes les précautions oratoires qu’implique l’usage de ce terme), qui définit peut-être la modernité de l’époque moderne. Je ne suis pas sûre moi-même de savoir ce qu’est la modernité !! (je plaisante) J’entends par là que toute l’histoire de la littérature et de la pensée est traversée par la tension dialectique entre tradition et modernité. La modernité n’est donc pas une caractéristique exclusive de l’époque moderne, ni surtout contemporaine. C’est une attitude esthétique, et existentielle même à vrai dire. La tradition, dans le carré synchronique qui nous retient ici, est sans conteste du côté de Elisabeth Foerster-Nietzsche. Si elle ne mérite guère d’être commentée, elle offre, en l’occurrence, un contrepoint intéressant à la singularité créatrice des trois grands noms qui ont marqué l’histoire de la pensée. La modernité des trois créateurs est humaine, esthétique et stylistique. Elle revêt la forme de l’insaisissable et de l’innommable. La modernité (à la différence du modernisme) n’est pas une posture ; c’est une quête et un creusement, une ouverture et une déstabilisation : une non-quiétude donc. C’est tout cela que l’on trouve chez Ibsen et Nietzsche surtout, chez Lou aussi (mais différemment). Si les écrits de Lou ne ressortissent pas tout à fait eux-mêmes à la modernité, ils attestent du moins une parfaite compréhension des formes qu’elle revêt chez d’autres, dont elle fut la « compreneuse » et l’observatrice.
Murielle Lucie Clément :
Quelle place la perception occupe-t-elle dans cette modernité ?
Pascale Hummel :
Le terme « observation » que j’ai employé plusieurs fois depuis le début de cet entretien renvoie au registre de la perception : c’est indéniable. Et la modernité (le sujet est énorme) n’est pas autre chose peut-être, avant tout et surtout, qu’un ensemble de réponses apportées à la question de la perception. Dans le cas d’Ibsen (dont Lou parle avec une délicatesse extrême), le langage théâtral qu’il invente est comme une interface ténue entre le non-dit et l’indicible, l’explicite et l’imperceptible, une sorte de glissement in-quiétant à la surface d’une réalité labile. Lou a parfaitement saisi cette labilité, et elle s’est employée à la restituer dans ce livre si atypique qu’elle a composé sur Ibsen. Cette labilité caractérise également l’œuvre de Nietzsche (multiple, protéiforme, incohérente et dérangeante) ; elle est le reflet d’un rapport au monde troublé, où la perception est aliénante et altérée. La perception est le levier de la création, et en cela vraiment fondamentale. Le sujet est énorme et exige la plus grande prudence dans la formulation (j’ai plusieurs projets de livres là-dessus ; je ne vais pas déflorer leur contenu maintenant).
Murielle Lucie Clément :
Avant de conclure, pouvez-vous résumer ce qui a guidé votre démarche dans la traduction des trois livres parus cette année ?
Pascale Hummel :
Ces trois livres sont l’expression d’une observation, le reflet (plus ou moins partial) d’une perception. Ce sont trois livres SUR un penseur, un créateur, un être humain, écrits par des auteurs dont le statut est variable : une femme de lettres (Lou), des penseurs méconnus (Tönnies, Duboc), et une laïque, si l’on peut dire (Elisabeth Foerster-Nietzsche), dépourvue de tout talent littéraire, mais dont le témoignage biographique constitue un document historique important. Chacun de ces livres manifeste un regard (juste ou erroné, neutre ou brutalement partial), avance des explications, propose une interprétation, élabore des théories, échafaude des rumeurs. On y trouve l’œuvre d’un autre au miroir d’une perception. La configuration à chaque fois est pour ainsi dire triangulaire : Lou-Ibsen-femmes ; Tönnies/Duboc-Nietzsche-sa pensée ; Elisabeth Foerster-Nietzsche -Nietzsche-femmes. Ce travail de traduction possède en définitive un véritable enjeu herméneutique, où se trouve indirectement posée la question de l’interprétation. Pour le dire encore autrement : des contemporains parlent de contemporains, dont ils sont ou se font les témoins. Un donné immédiat (l’œuvre en train de se faire, ou presque achevée) est analysé au filtre d’une conscience autre, qui la met en forme, la déforme ou la diffame. Ces trois ouvrages constituent donc une palette de points de vue, une sorte d’expérimentation sur le vif. Par ce travail, je place en quelque sorte le lecteur dans la position de témoin (et de juge ?) d’une réception (c’est-à-dire d’une perception). Sans vouloir forcer la métaphore, on peut dire que nous nous trouvons devant une spirale de points de vue (comme une enfilade de corridors s’ouvrant les uns derrière les autres). Et c’est le lecteur qui dans tous les cas aura le dernier mot. L’outrance hagiographique ou calomniatrice d’Elisabeth Foerster-Nietzsche, la prose empathique à replis de Lou, les railleries subtiles de Tönnies et Duboc, plutôt que de fermer le sens, ouvrent sur une infinité de possibles. Tout cela est assez vertigineux !! J’invite le lecteur à croiser les perspectives, à approfondir l’enquête, à prendre ces trois livres comme un point de départ et non comme un aboutissement.
Murielle Lucie Clément :
Quels sont vos projets suivants ? Pouvez-vous en tracer la perspective ?
Pascale Hummel :
Je poursuis mes travaux d’érudition sur les langues, le langage et le(s) savoir(s) ; ils sont sous-tendus par les mêmes interrogations que mon travail de traductrice et d’enquêtrice de la planète Nietzsche-Lou. L’Antiquité classique, et la philologie en général, reste pour moi un point d’ancrage important. En 2008 paraîtra une somme importante : la traduction de six romans de Lou Andreas-Salomé, par laquelle je clos cette entreprise de « rattrapage linguistique », pour ainsi dire, ayant pour but de rendre accessibles au public francophone (et au delà) des écrits peu lus, dont je souhaite montrer la cohérence. La monographie sur Lou viendra après tout cela, dans deux ans environ. Je tiens juste à dire en conclusion que 1) si j’ai sur Lou et Nietzsche un point de vue original (pour des raisons qu’il est trop tôt de dévoiler), je ne prétends en rien me substituer aux nombreux savants qui produisent des livres remarquables sur le grand philosophe allemand ; 2) je revendique sciemment un certain empirisme, qui me conduit d’un certain « vécu » vers les écrits de ces personnes et à la reconsidération de la perception canonique qui en est proposée par la doxa historiographique ; 3) ce travail, je le fais d’abord et surtout pour des lecteurs, pour ajouter une pierre à un édifice dont je ne suis certainement pas la propriétaire et que d’autres continuent de polir, mais ce travail est à mettre en perspective aussi avec l’ensemble de ma production et de ma trajectoire (intellectuelle et personnelle). Un travail au service de la vérité scientifique donc, et secondairement un témoignage sur « quelque chose qui est advenu » et dont je suis dépositaire. Cette aventure durera encore quelques années ; j’invite ceux que cela intéresse à m’accompagner dans cette quête.
Entretien réalisé en décembre 2007. Notre échange électronique s’est poursuivi à bâtons rompus sous une forme ambulatoire dans les rues ensoleillées d’Amsterdam, où j’ai eu le plaisir de rencontrer Pascale Hummel lors de son séjour de fin d’année dans cette ville. (Murielle Lucie Clément)