Rachida Khalil

« Chronotopes et relations familiales dans Le Sentier de l’ignorance  de Rachida Khalil », dans Najib Redouane ed., Qu’en est-il de la littérature Beur au féminin, Paris, L’Harmattan, 2012, pp.351-361.

Le Sentier de l’ignorance constitue l’unique roman de Rachida Khalil, mais non ses seuls écrits[1]. En effet, l’auteur, également comédienne, a écrit en 1995 son premier one-woman-show : Sept chiennes de vie. La Vie rêvée de Fatna connaît en 2005 un immense succès et une tournée internationale. En 2009, elle interprète L’Odyssée de ta race, dans une mise en scène de Géraldine Bourgue au théâtre des Mathurins à Paris et en 2011, elle crée son nouveau spectacle Une si belle époque écrit en pensant à son frère et « à sa souffrance quand, croisant une femme à Paris, il la voit serrer son sac à main contre elle »[2]. Le Sentier de l’ignorance, s’il relate la vie de Rosenas, une française née au Maroc, ne se limite pas à quelques anecdotes exotiques. C’est le voyage initiatique du Maroc à la terre promise de Mantes-la-Jolie et, une fois arrivé là, comment s’en sortir. Un parcours de femme, la grandeur éphémère de l’imaginaire de celle qui est et se sait différente car son entourage ne le lui laisse jamais oublier[3].

L’ancrage de la trame romanesque s’établit du bled, avec ses lieux stratégiques : le château d’eau, la montagne de deux cent mètres de hauteur, les rues de l’endroit, à Mantes-la-Jolie ; de la scène du village à celle des théâtres parisiens. Pas tant l’histoire d’une famille que celle de l’une de ses filles qui ne peut et ne veut se soumettre à la tradition millénaire.

L’instance narrative est un « je » omniprésent et féminin, du prénom de Rosenas, l’alter ego de l’auteur, mais plus que cela puisque Rachida Khalil a doté son roman d’un sous-titre : « Un roman… presque autobiographique ? »[4]. En effet, si certains passages peuvent facilement s’identifier à ce qu’aurait pu être la vie de l’auteur, d’autres, en revanche, ressortissent au fantasmagorique et décrivent le merveilleux, l’horreur ou l’inattendu.

Dans l’univers romanesque de Rachida Khalil se trouvent mêlés la France et le Maroc et aussi l’ambiance de la rencontre entre les deux. Dans son écriture, l’enchevêtrement de la culture française et les traditions marocaines accompagnent le passage de son héroïne du village ancestral à la ville et ses banlieues. La question de temps et d’espace est primordiale dans Le Sentier de l’ignorance. Les conditions d’existence de la famille de l’héroïne avec ses traditions, ses préjugés, ses a priori, bref sa culture, déterminent la configuration socio-historique de la diégèse où les tensions identitaires et les appartenances culturelles plurielles des protagonistes se déroulent dans un espace-temps social, concret, historique et anthropologique.

Nous étudierons le rapport entre l’espace-temps et la vie de Rosenas en nous appuyant sur le concept de « chronotope » comme défini par Mikhaïl Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman : « Le chronotope détermine l’unité artistique d’une œuvre littéraire dans ses rapports avec la réalité. Aussi, contient-il toujours un élément privilégié, qu’on ne peut isoler de l’ensemble du chronotope littéraire qu’au moyen d’une analyse abstraite »[5].

Notre analyse, fondée sur le close-reading, s’articule donc autour de trois volets. Dans un premier temps nous nous pencherons sur les chronotopes et leur incidence sur le parcours diégétique de Rosenas et de sa famille. Parmi les chronotopes, nous analyserons plus profondément celui de la route et celui de la rencontre « où prédomine la nuance temporelle et qui se distingue par un fort degré d’intensité et de valeur émotionnelle. Le chronotope de la route, qui lui est lié, est plus étendu, mais moins chargé d’intensité émotionnelle »[6]. D’autre part, nous observerons les espaces-temps français et marocain où se font ces rencontres et où se poursuit la route.

Par ailleurs, nous constaterons que la rencontre se fait souvent « en route » car celle-ci est « particulièrement propre à la représentation d’un événement régi par le hasard »[7]. Selon Mikhaïl Bakhtine, le topo de la rencontre est donc souvent lié à celui de la route ce que nous pourrons observer dans ce roman. Rencontres habituelles et quotidiennes, mais aussi rencontres plus extraordinaires ressortissant à l’onirisme et à l’imaginaire de l’auteur.

Dans un dernier temps, nous étudierons les relations familiales. Nous pensons que les relations familiales forment une troisième trame de la diégèse avec celles des rencontres et de la route. Les relations père-fille – où le rôle du père peut s’avérer transgénérationnel et se cristalliser dans celui du grand-père – et mère-fille sont d’une importance capitale, mais aussi les relations sororales[8].

La route et la rencontre

La situation spatio-temporelle et son impact sur l’héroïne est lisible tout au long des pages. Elle est née au Maroc, par un caprice du destin, et, elle est née fille, ce qui d’emblée la place dans « l’unicité et la récurrence » de premières émotions à nulles autres pareilles. Aurait-elle été un garçon, ce qu’elle aurait de loin préféré, sa vie en aurait été radicalement changée[9]. Non seulement physiquement, cela va de soi, mais aussi dans ses choix, ses possibles libertés, ses contraintes. Fille, elle devait se conformer, ce qu’elle refusa contre toute tradition, entre autres, celle du mariage fortement ancrée dans la vie du bled :

Ce soir, les sages de la famille vont unir une petite fille de treize ans à son cousin germain, à peine plus âgé. Alchimistes mêlant différents rituels ethniques, ce sont toujours eux qui décident des mariages, parce qu’ils ont le sens de l’honneur, parce qu’ils sont les garants de la poussée démographique du village. (54)

Chez Rachida Khalil, le chronotope du Maroc correspond à l’enfance de Rosenas, mais aussi au temps de la maturité puisque vivant en France, elle y retourne plusieurs fois, avec ses parents, d’abord, puis seule selon sa volonté propre. Le dernier voyage au pays sera entrepris afin de faire la paix avec soi-même : « C’est sur ces bases que je dois reprendre ma vie ; il faut me débarrasser définitivement de ces oripeaux dont ma route m’a affublée ; il faut que je lâche suffisamment de lest afin de ne plus faire peur, sans trop renier ce qui me constitue » (350). Après le temps passé à se remémorer, l’héroïne trouve la force d’agir.

C’est au Maroc que petite file elle avait découvert l’immatérialité de l’être qui l’accompagnera tout au long de sa vie future. Alors qu’elle se retrouvait isolée des autres sur une terrasse, elle prit conscience de son moi :

J’étais hypnotisée par ce néant, cette immensité, lieu unique et immuable que ni le temps ni l’érosion n’avaient pu altérer. Tout était immobile et silencieux quand un vent d’une douceur extrême, surgissant de nulle part, se mit à tourbillonner autour de moi. Je sentais une présence immatérielle m’envelopper et quelque chose de chaud me pénétra, me faisant prendre conscience de mon corps, de l’air que je respirais, de cette odeur si particulière qui m’imprégnait jusqu’aux os, de ces maisons en terre cuite percées de moucharabiehs qui semblaient me souhaiter la bienvenue, de cet horizon infini. J’éprouvais un sentiment de toute-puissance, le sentiment d’être en vie, d’être là. (15-16)

Il s’agit de la première rencontre, celle que tout humain fait avec soi-même, l’enfant à quatre ans et ressent la joie d’exister.

Alors que la famille est en France depuis peu, la petite fille fera encore, vers ses sept ans, deux rencontres bouleversantes avec son moi intérieur. Ces deux rencontres la soutiendront dans sa révolte contre les traditions et les carcans dans lesquels sa famille voudrait l’enserrer : « Deux autres événements majeurs allaient modifier ma perception et raffermir mes doutes sur les conventions que l’on tentait de m’inculquer » (42).

Le premier de ces événements, elle le vivra seule, dans son lit, un matin, sans se rendre compte sur le moment de sa signification :

Un matin, je me réveillai dans ce petit canapé qui me tenait lieu de lit. Il faisait beau et le jour créait un halo de lumière ocre dans le salon, mais ce fut autre chose qui m’éblouit et me coupa le souffle : une sensation électrique, une sensation de chaleur extraordinaire me traversa tout le corps, me laissant stupéfaite par sa puissance émotionnelle et me mettant dans une humeur enchanteresse. La divine nature n’avait pas finit de me surprendre. Mais ce ne serait que quinze ans plus tard, lors d’ébats amoureux, que je comprendrais que j’avais eu mon premier orgasme à sept ans. (42-43)

Le second événement marquant de cette période se produit peu de temps après. Il s’agit, là encore, d’une véritable rencontre avec soi-même une fois de plus. Nous pourrions lié ce fait avec le phénomène que Lacan a décrit dans « Le Stade du miroir »[10] avec, toutefois, cette différence : premièrement, l’enfant se reconnaît elle-même sans adulte pour lui faire comprendre que le reflet dans la glace est son corps, et, deuxièmement, elle n’est plus un infans, mais une petite fille de sept ans. Ce serait généralement la mère qui jouerait le rôle primordial en indiquant à l’enfant son corps dans le miroir. Pour la petite Rosenas, donc, rien de tel.

Ce jour-là, j’allai dans la chambre de mes parents et, debout devant la glace de l’armoire bancale, je commençai à me peigner. Un instinct purement animal me poussait à m’examiner attentivement, comme si je me voyais pour la première fois, et à fixer cette image qu’il me semblait découvrir. J’hallucinais. Mon corps, mon cerveau qui donnait l’ordre à ma main de bouger… J’étais soudain pétrifiée par la complexité bien rodée de la machine humaine, en proie à une émotion intense qui me poussa à aller plus loin dans cette introspection, assez loin pour que je m’extraie de mon enveloppe charnelle. (45)

L’enfant dans sa frayeur se précipitera pour rejoindre la matérialité de son corps « de peur de la perdre à jamais » (46). Qu’une telle expérience ait lieu dans la relative solitude de l’appartement familial ne doit pas nous étonner. Les parents, s’ils aiment leurs enfants, ne les cajolent certainement pas et ne laissent pas voir leurs sentiments. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à la scène que nous étudierons plus loin où la famille, le père, la mère, la petite sœur Nadia et Rosenas, dans la gare, prête à partir pour l’étranger, attend le train.

Tout au long de la route qui est la sienne, Rosenas fait des rencontres positives qui l’aident dans sa quête. La première grande rencontre, et non la moindre, est avec Simone, la bibliothécaire qui l’initie à la littérature et lui ouvre les portes des livres et du rêve. Grâce à Simone, tout un défilé d’auteurs, de personnages font irruption dans le quotidien de la narratrice encore enfant.

C’était une étrange sensation de refermer un livre qui m’avait fait voyager en me donnant la satisfaction de traverser le temps. Mais le vrai bonheur était de rencontrer des êtres que je n’aurais jamais croisé autrement, parce qu’ils étaient d’une autre époque où vivaient à l’autre bout de la planète. Avec eux, je passais des moments d’intense intimité, jamais égalés. (116)

Le livre en tant que chronotope de la route et de la rencontre. Les livres dans ce fragment sont une véritable mise en abyme de l’espace-temps de la rencontre et de la route conjointement. L’espace existentiel de la narratrice s’élargit grâce à la lecture. Elle n’est plus ni en France ni au Maroc, mais dans un lieu au-delà de l’un et de l’autre. Elle atteint le dépassement de l’espace-temps lié au quotidien qu’il soit réel ou imaginé car la fiction l’entraîne plus loin que ce que son imagination aurait pu lui faire découvrir.

Plus tard, après qu’elle a vécu sa vie de femme et d’artiste, qu’elle a presque dit adieu à la vie pour ne pas se conformer à ce que les autres attendent d’elle, elle erre le long des routes après s’être calfeutrée chez elle sans voir personne ni répondre au téléphone pendant plusieurs mois[11]. La rencontre avec le théâtre, le succès, l’élargissement que cela procure lui a été fatal. Elle commence par hanter les rues de Paris avec un petit sac à dos pour tout bagage, puis ce sont les routes de France et de Navarre qui l’accueillent. Elle s’éloigne du monde « […] j’avais l’impression d’être en apesanteur, les gens, la foule, la masse bonne ou mauvaise, n’avaient plus aucun impact sur moi » (285).

Elle vit d’aumônes, tendant la main aux passants comme une mendiante qu’elle est devenue. Près de Bergerac, elle rencontre un chien, baptisé Toto, qui l’adopte et lui fait apprécier à nouveau la compagnie d’un autre être. Puis, deux jours plus tard, une vieille dame la recueille, elle et son chien, et lui ouvre la porte de son domicile, un ancien moulin restauré en une habitation chaleureuse.

Cette femme, comme elle l’apprend rapidement, s’appelle Simone et lui rappelle la bibliothécaire de son enfance. La gentillesse de son hôtesse la réconcilie avec le genre humain. Avec sa seconde Simone, comme si le temps n’était qu’un éternel retour, Rosenas retrouve l’espace-temps de la littérature qui devient mise en abyme de l’espace-temps quotidien. Elles restent ensemble pendant dix ans jusqu’au décès de Simone qui précède celui de Toto de deux jours. Rosenas croit aux signes et voit dans ces deux morts un oracle puissant. Le retour au bled s’impose. Retour aux sources et nouveau départ.

L’espace-temps

Pour l’héroïne, l’espace-temps du Maroc sera convoité et idéalisé au même titre que celui de la scène théâtrale. L’espace marocain est le temps du souvenir nostalgique, du passé, de la chaleur familiale avec les cousins et surtout le grand-père ; celui de la scène est le future, l’impossible à atteindre, le dépassement. Cependant, après son premier spectacle, la scène théâtrale rejoindra l’espace-temps du souvenir et le Maroc deviendra celui du future, du dépassement de soi pour atteindre à la paix intérieure. Il y aura donc une inversion des deux dans l’appréhension émotionnelle de Rosenas.

De ce fait, les deux grands chronotopes khalilien – l’espace-temps français et l’espace-temps marocain – doivent être compris et traités conjointement car l’un détermine et engendre l’autre et leur transposition réciproque est lisible tout au long du roman. Il s’agit d’un espace-temps hybride formé des deux extrêmes présents en la narratrice. Elle ne peut exister ni sans l’un ni sans l’autre.

D’un point de vue social, l’espace-temps marocain représente à maintes reprises la carence, l’absence, l’insufisance de l’univers français où se meut Rosenas. Ce manque se trouve problématise, par exemple dans le fragment suivant où la famille revient d’un voyage au Maroc :

À travers les vitres du bus qui nous ramenait à Mantes-la-Jolie, je regardais, désolée, le bitume barré de bandes blanches et jaunes, dessinant autant de voies toutes tracées qu’il fallait suivre sans broncher. Autorisation de doubler de temps en temps, mais à condition d’être vigilant ! Si peu de liberté pour tant de contraintes. Le contraste avec mon pays de montagne était saisissant. (129)

Le bus, métaphore de la route par excellence où l’irruption de l’espace-temps marocain dans la réalité française suspend l’écoulement du temps. Les fenêtres figurent le cadre par lequel la narratrice peut regarder le monde sans pouvoir y participer, séparée qu’elle en est par la vitre – transparente, mais infranchissable – symbolisation de la culture autre dont elle est issue qui filtre sa vision au prisme de sa connaissance. Elle aura beau comprendre tous les rouages de la société française, elle n’en fera jamais partie à part entière. Cela sera dû majoritairement – mais non exclusivement – au regard des autres. Les questions des journalistes à la première de son spectacle, qui, par ailleurs, lui apporte le succès rêvé, en sont un bel exemple :

“En tant que femme arabe, ça vous fait quoi d’être sur scène ?” “ Vous n’avez pas peur des représailles ?” “Que pense votre famille de votre travail ?” “Avez-vous toujours été militante ?” “Comment vous juge votre communauté ?” “Êtes-vous pour ou contre le port du voile ?” “Pensez-vous être un modèle d’intégration réussie ?” (193)

Ces questions seront pour Rosenas le véritable désenchantement. Pas une seule question ne lui sera posée sur son travail ou son cheminement artistiques. Aucune remarque sur sa prestation. Que cela soit dû à la discrimination positive ou aux lois du marché, peu lui chaut (193). Cette révélation sera le début de la lucidité si dure à vivre.

Même si l’espace-temps marocain se teinte aussi de désillusion – ses parents la marieront contre son gré à un quasi inconnu qui voit en elle un passeport pour la France –, elle commencera à le voir de plus en plus comme une sorte, non pas de paradis perdu, mais comme un ailleurs meilleur, doux au souvenir. Si le mariage forcé forme un nœud évènementiel dans la vie de la narratrice, il laissera, par ailleurs, peu de traces car elle s’en défera facilement à l’aide de quelques espèces trébuchantes. Elle avait compris depuis longtemps que la valeur d’une femme est surtout marchande (174).

Les relations familiales

Plusieurs textes récents explorent la filiation père-fille et la question critique de l’attitude du père vis-à-vis de sa progéniture féminine[12] et certaines romancières ont consacrés des ouvrages à leur relation avec leur père[13]. Rachida Khalil décrit dans Le Sentier de l’ignorance, la place importante que son géniteur – dont même sa mère craignait le courroux (135) – a tenu dans sa vie. Par sa brutalité, sa violence – il la frappait avec tout ce qui lui tombait sous la main – mais aussi par la défaillance de guidance – ce qu’elle recherchera dans plusieurs de ses rencontres masculines : Lucas, Highlanders et surtout son grand-père. Hommes avec qui elle essaiera de combler l’absence et cicatriser le profond trauma subi dans son enfance[14].

Pour illustrer au mieux les relations du père et de la fille il suffit de se reporter à cette scène d’attente du train à la gare. L’enfant a peur. Quitter le connu l’effraie, mais personne pour la rassurer. Les adultes ont leurs propres problèmes.

La frayeur l’anéantit et le stress la terrasse. « Je gisais à présent dans mes excréments, toujours tétanisée à l’idée de briser le silence, attendant que mes parents s’en aperçoivent… Ils ont fini par le sentir » (20). La réaction des parents sera une raclée mémorable au lieu du réconfort attendu. Le père, célèbre pour les corrections magistrales qu’il administre à sa fille supporte mal cette enfant insoumise. Il restera une énigme pour sa fille devenue adulte.

Comment cet homme fort, pas totalement dépourvu d’intelligence, pouvait-il se laisser aller à sa colère, colère presque fétichiste toujours accompagnée d’objets de torture : ceinture, fouet, chaussure, fourchette… L’homme était donc naturellement violent et la femme, une victime. L’homme dictait sa propre loi, souvent douloureuse, mais toujours transgressable. Était-ce pareil pour ma mère ou était-ce le privilège de l’enfance ? Pourquoi toutes ces petites filles opprimées finissent-elles par cautionner et adopter, une fois adulte, une telle mentalité ? (41-42)

Selon Hossaïn Bandahman, comme stipulé dans Personnalité maghrébine et fonction paternelle au Maghreb[15], le père au Maghreb serait investi d’une autorité lui conférant presque droit de vie et de mort sur les membres de sa famille. La conduite du père de Rosenas est représentative d’une conception oppressive accordant au père une « autorité absolue et inconditionnelle »[16]. Son comportement vis-à-vis de sa fille est caractéristique d’une cristallisation considérant les femmes dangereuses pour le bon fonctionnement de la société. Dans La Femme dans l’inconscient musulman, Fatna Aït Sabbah[17] expose trois types de discours qui placerait la femme dans l’inconscient musulman. En cela, elle représenterait un danger en particulier pour l’honneur de la famille[18]. Raison pour laquelle les parents de Rosenas veulent la marier car ainsi, elle deviendra la responsabilité de son mari et non plus celle de son père.

Conclusion

Ce qui apparaît dans d’autres romans issus de la littérature beur comme l’a définie Michel Lalonde dans Autour du roman beur. Immigration et Indentité[19], le racisme, la discrimination, associés à l’expérience des auteurs prend ici une tournure très personnelle. Rachida Khalil ne s’érige pas en défenseur de la cause des immigrés dans Le Sentier de l’ignorance, qui est avant tout un récit spécifique où l’autobiographique se mêle à l’imaginaire. C’est une fiction où percent parfois des situations ayant rapport aux problèmes liés à l’immigration de la narratrice et ses désirs de se réaliser pleinement, mais cette problématique n’est pas le cœur du roman. Comme nous le remarquions en début de notre brève étude, Le Sentier de l’ignorance est une fiction sur le cheminement de l’héroïne, son développement personnel, sa relation avec son moi intérieur et aux autres.

Dans ce cheminement que la narratrice nomme « sa route » (350), l’espace-temps marocain et l’espace-temps français sont enchevêtrés l’un dans l’autre et forment sa perception du monde environnant. Un autre facteur d’importance consiste en les rencontres de Rosenas avec deux femmes admirables. L’une, pendant son enfance, lui fait découvrir le monde des livres ; l’autre, à l’âge adulte la réconcilie avec le monde et les humains en qui elle avait perdu toute confiance. Deux hommes aussi marquent son existence de façon positive. Lucas, qui est un confident et un conseiller avant tout et Highlander, une figure fantasque qui semble appartenir au domaine onirique. Deux hommes en qui elle cherche à remplacer la figure paternelle confiante qui lui a fait défaut.

En effet, le père de Rosenas est un être autoritaire, toujours prêt à la frapper, n’hésitant pas à la tromper pour la marier contre son gré. Sa mère, soumise, lui est de peu de secours. Seule sa sœur Nadia, la soutient pendant ses instants de crise identitaire, assez nombreux par ailleurs.

Par ce roman, Rachida Khalil démontre sa grande capacité d’analyse et son immense connaissance de soi. Philosophique par instants, elle laisse percer sa compréhension du monde environnant, ses injustices, ses mesquineries, mais toujours avec un humour débordant, même dans les situations les plus cruelles. L’équilibre de deux cultures en soi est toujours aléatoire et un sujet d’équilibre précaire. Rachida Khalil a su mettre en mots dans une fiction étincelante les maux qui ne guérissent pas, mais qui doivent être acceptés pour poursuivre plus loin le chemin de l’existence.

Bibliographie

Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard, collection Tel, traduit du russe par Daria Olivier, 1987

Bendahman Hossaïn, Personnalité maghrébine et fonction paternelle au Maghreb, Paris, La Pensée universelle, 1984.

Bouraoui Nina, Garçon manqué, Paris, Stock, 2000.

Clément Murielle Lucie (e.a. eds), Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles. La Figure du père, Paris, L’Harmattan, 2008

Grenier Louise, Filles sans père, Laval, Les Éditions Québécor, 2004Khalil Rachida, Le Sentier de l’ignorance, Paris, Anne Carrière, 2008.

Khalil Rachida, Le Sentier de l’ignorance, Paris, Anne Carrière, 2008.

Lacan Jacques , Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Lalonde Michel, Autour du roman beur. Immigration et Identité, Paris, L’Harmattan, 1993.

Leonard Linda Schierse, The Wounded Woman :Healing the Father-Daughter Relationship, Boston and London, Shambhala, 1982

Morello Nathalie et Catherine Rodgers (eds), Nouvelles écrivaines, nouvelles voix ?, Amsterdam/New York, Rodopi, 2002.

Schneider Monique, Le Trauma et la filiation paradoxale, Paris, Ramsey, 1988

Sorin Etienne, « Rachida Khali, ambassadrice de France au Maroc », L’Express, 17-02-2011, URL : http://www.lexpress.fr/ culture/scene/rachida-khalil-ambassadrice-de-france-au-maroc_ 963175.html, consulté le 03 août 2011.

Notes


[1] Rachida Khalil, Le Sentier de l’ignorance, Paris, Anne Carrière, 2008.

[2] Etienne Sorin, « Rachida Khali, ambassadrice de France au Maroc », L’Express, 17-02-2011, URL : http://www.lexpress.fr/culture/scene/rachida-khalil-ambassadrice-de-france-au-maroc_963175.html, consulté le 03 août 2011.

[3] À ce sujet, on notera que son père la traite à plusieurs reprises de folle.

[4] Première de couverture.

[5] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard, collection Tel, traduit du russe par Daria Olivier, 1987, p. 384.

[6] Ibid..

[7] Ibid., p. 385.

[8] Cf. Linda Schierse Leonard, The Wounded Woman :Healing the Father-Daughter Relationship, Boston and London, Shambhala, 1982, p.11. L’auteur note que le moi psychique d’une fille est marqué de façon indélébile par la relation qu’elle a pu avoir avec son père. Cf. aussi Louise Grenier, Filles sans père, Laval, Les Éditions Québécor, 2004, p. 31.

[9] Nina Bouraoui, dans son roman autobiographique, Garçon manqué, parle aussi de ce désir de vouloir ressembler aux hommes (Paris, Stock, 2000).

[10] Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966. L’auteur parle de « L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être » (94).

[11] Je n’avais plus envie d’être diplomate avec qui que ce soit, je n’avais plus peur de vexer, je n’en avais même rien à foutre. Si les gens ne sont pas capables d’entendre du vrai, du cash, sous prétexte qu’il ne faut pas froisser la susceptibilité de l’un ou de l’autre, je préfère ne plus parler à personne. (282)

[12] Cf. Murielle Lucie Clément (e.a. eds.), Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles. La Figure du père, Paris, L’Harmattan, 2008, cf. aussi le second volume : La Figure de la mère ; Nathalie Morello et Catherine Rodgers (eds), Nouvelles écrivaines, nouvelles voix ?, Amsterdam/New York, Rodopi, 2002.

[13] Christine Angot, Nina Bouraoui, Nelly Arcan, Isabelle Spaak, Mazarine Pingeot, Eliette Abecassis.

[14] Monique Schneider, Le Trauma et la filiation paradoxale, Paris, Ramsey, 1988, p.13.

[15] Hossaïn Bendahman, Personnalité maghrébine et fonction paternelle au Maghreb, Paris, La Pensée universelle, 1984.

[16] Ibid., p.219.

[17] Sur le danger présumé des femmes dans la société appréhendé par les membres masculins, cf. Fatna Aït Sabbah, La Femme dans l’inconscient musulman (1982), Paris, Albin Michel, coll. Espaces libres, 2010. L’auteur parle d’une « chosification de la femme comme condition de la stratégie patriarcale », p.78.

[18] Hossaïn Bendahman, Personnalité maghrébine et fonction paternelle au Maghreb, op. cit., p.236 sqq.

[19] Michel Lalonde, Autour du roman beur. Immigration et Identité, Paris, L’Harmattan, 1993.