Russes et Russie

 

“Introduction”, dans Représentation des Russes et de la Russie dans le roman français des XX et XXI siècles, Murielle Lucie Clément ed., Editions Universitaires Européennes, 2012

Pour nombre d’étrangers, la Russie rime avec URSS, froid glacial, vodka, jolies blondes, mafias, ours polaires et Goulag. Ces représentations schématiques pourraient faire sourire si elles n’avaient pas de graves conséquences, tant économiques que politiques ou culturelles. Trop souvent, la Russie n’apparaît dans les medias que lors d’événements globalement négatifs, que ce soit des guerres (Tchétchénie, Géorgie) ou d’autres tragédies (attentats à Moscou, discothèques qui brûlent en Sibérie…).

Cette image des Russes et de la Russie n’est cependant pas liée uniquement à la disparition de l’URSS : déjà, en 1698, le tsar Pierre le Grand, de retour d’Europe, entendait moderniser et occidentaliser l’image de son pays et, pour ce faire, prenait une série de mesures dont la fameuse « taxe sur les barbes », dans lesquelles il voyait un des signes de l’immobilisme du pays !

Toutefois, les Européens cultivés ne prétendent plus, à l’instar de leurs concitoyens il y a cent de cela, que des ours se promènent en liberté dans les rues de Moscou ou que les Russes boivent de la vodka avec le lait de leur mère. Mais la Russie et les Russes ont engendré un nombre incroyable de figures et de personnages dans les romans français où leurs représentations abondent[1].

Deux récentes études font état de la figure de la Russie et des Russes dans les romans français  du XIXe siècle[2]. Selon Charlotte Krauss dans La Russie et les Russes dans la fiction française du XIXe siècle (1812-1917) (2007), l’image du Russe ou de la Russie qui revient dans la littérature française des XXe et XXIe siècles ne sont pas fortuites et anodines. Tempêtes de neige enfouissant l’isba sous un immense et profond tapis, Transsibérien arrêté par les congères dans une taïga aussi inhospitalière qu’infinie, vodka dégustée au son des balalaïkas, tristesse slave et violence datent de beaucoup plus loin dans le temps et reflètent des clichés établis au XIXe siècle. Ivan Tourgeniev en fut certainement l’un des instruments de propagation le plus actif. En effet, très attaché à la cantatrice Pauline Viardot, il vint s’installer en France à Bougival[3] où sa « datcha » sert de musée, pour se rapprocher de sa grande amie. Fréquentant de nombreux intellectuels français, il joua le rôle de médiateur culturel.

Dans L’Image de la Russie dans le roman français (1859-1900) (2005), Janine Neboit-Mombet conclue : « Si nous considérons notre corpus dans son ensemble, l’image de la Russie en tant qu’image de “l’Autre” est ambivalente, difficile à classer » (p. 472). Neboit-Mombet analyse un corpus de deux cent cinquante ouvrages de la seconde moitié du XIXe siècle. « La France éprouve pour la Russie, dit-elle, une attraction mêlée de crainte. La Russie est immense, lointaine, mystérieuse, inquiétante. Elle le reste même alors que son intelligentsia fréquente nos universités, que ses nantis font prospérer nos stations thermales et balnéaires, et laissent des fortunes sur nos tables de jeu. La Russie gêne et inquiète par sa double nature. Elle est le pays du Nord, symboliquement associé aux valeurs du froid et de la mort »[4].

Dans l’image de la Russie tracée dans les fictions, la France trouve son reflet inversé : « Le despotisme russe est notre liberté, la séductrice russe notre épouse fidèle, le nihilisme fanatique notre libéralisme raisonnable. À travers des intrigues et des personnages divers, dans des styles variés et d’inégale valeur littéraire, le roman met toujours en scène les préoccupations qui sont celles de la France du moment, des adversaires français règlent leurs comptes par Russes interposés »[5]. L’auteur pose la question de l’évolution de cette image au XXe siècle. La Révolution russe et l’après-guerre semblent l’avoir peu entamée : « Jusqu’à la guerre de 1914, si nous en jugeons par les quelques romans que leur date de publication nous a fait éliminer de notre corpus, nos conclusions nous paraissent toujours valables »[6]. Toutefois, la Révolution d’Octobre suscite une attitude polémique tendant à « dominer toute réflexion comme toute fiction, entraînant une polarisation entre “manie” et “phobie”, “utopie” et “idéologie” »[7]. Charlotte Kraus affirme : certains auteurs s’inspirent de leurs voyages et de leur expérience de l’empire russe, mais « d’autres choisissent de placer une action en Russie ou d’intégrer dans une œuvre un personnage russe, alors qu’ils ne sont jamais allés eux-mêmes à Saint-Pétersbourg, à Moscou voire plus loin »[8].

La Russie des tsars – par son éloignement – non seulement permettait, mais incitait à l’ouverture d’un imaginaire porteur des « images les plus fantastiques »[9]. Si en cela, la France n’avait pas l’exclusivité, elle était toutefois l’un des pays qui – par sa littérature – a le plus contribué à la propagation des clichés. Il est vrai qu’au XIXe siècle, le peuple français – à l’exclusion de rares marchands et savants – était ignorant de l’empire des tsars et ses us et coutumes. Lorsque Pierre Ier visita la France en 1717, il fut perçu comme un homme assez fantasque et de peu d’éducation. La situation avait peu changé deux siècles plus tard. Ce contact – par ailleurs comme les suivants – ne concernait qu’une couche très mince de la société, et de ce fait :

la part des malentendus et des illusions est considérable. Par la suite, pendant la Révolution française, les membres de la noblesse française qui émigrent en Russie sont nombreux – jusqu’à ce que, sur ordre de […] Catherine II, férocement opposée à tout mouvement révolutionnaire, ils se voient forcés de rompre tout contact avec leur pays, ou de repartir. C’est ainsi que, pour la grande majorité de la société française, la première confrontation directe avec l’univers russe est la campagne de Russie que Napoléon entreprend en 1812, confrontation d’autant plus impressionnante qu’elle se termine par la célèbre débâcle de la Bérézina. [10]

Certains récits de voyage, tel celui du marquis de Custine, La Russie en 1839, font date et serviront de pierre d’achoppe aux littérateurs ultérieurs qui se « positionn[eront] par rapports à ses lettres et récits »[11]. Toutefois, « si d’un côté, les récits de voyage, articles de journaux et autres textes plus ou moins scientifiques ont l’intention d’informer le lecteur sur la réalité et de l’aider à comprendre le monde russe, de l’autre côté, la fiction, produit de l’imaginaire, n’a pas avec le monde extérieur une relation de vérité, mais de signification “hypothétique” »[12]. L’univers fictionnel a donc pour vocation d’être non pas « vrai », mais « vraisemblable ». Il faut tenir compte du suivant : « Quelle que soit l’expérience de l’auteur, la Russie et les Russes tels qu’ils apparaissent dans la fiction française [et nous pourrions ajouter dans toutes les fictions] diffèrent considérablement de la Russie réelle et de ses habitants »[13].

Si ces clichés – stéréotypes et mythes – forment « un paysage aux attributs caractéristiques ainsi que plusieurs personnages-types aux comportements prévisibles au XIXe siècle »[14], qu’en est-il aux XXe et XXIe siècle ? Le roman continue-t-il à propager les mêmes stéréotypes comme l’affirme Charlotte Krauss[15] ?

Ce recueil, sans prétention à l’exhaustivité loin s’en faut, invite à la réflexion sur le sujet. Les études rassemblées ici offrent des angles d’approche très divers sur des auteurs différents : monographiques ou comparatistes, psychanalytiques, sociologiques, culturels, historiques, poético-rhétoriques, interdisciplinaires… et n’a d’autre ambition que de présenter quelques lectures possibles et espère proposer des pistes de recherche éventuelles sur le sujet encore peu étudié de la représentation des Russes et de la Russie dans le roman français de 1900 à nos jours. Dans notre composition, nous avons opté pour une présentation chronologique des œuvres abordées.

Marco Caratozzolo se penche sur les principes de « beauté » et d’ « espace », deux concepts considérables dans la littérature russe, interprétés de façon très divergente par les Russes ou les Français. Pour ce faire, il s’appuie sur une étude de Nicolas Berdaïev et les ouvrages d’André Gide et Philippe Jacottet, deux écrivains français dont le regard se trouvent à presque un siècle de distance l’un de l’autre. Selon Caratozzolo, l’approche du monde russe par le monde occidental est restée inchangée et l’âme russe se définit toujours par la beauté et l’espace.

André Beucler est l’auteur choisi par Françoise Genevray pour illustrer le propos de ce recueil, Beucler qui a évité de planter ses décors en Russie et présente souvent des exilés dans ses fictions. Selon Genevray, s’allie chez Beucler une forme de modernité romanesque à l’héritage des classiques russes, laquelle préfigure « l’étrangéïté » de Meursault ou Roquentin.

Anne Isabelle François analyse l’œuvre de Bernanos et les « hommages et ambivalences » chez l’auteur. Elle conclue que Bernanos exploite un potentiel expressif et déconstruit de façon consciencieuse les clichés. Dans La Joie, Bernanos réinvestit la figure de l’exilé et procède à un recodage symbolique, non seulement de la réalité historique, mais aussi de l’héritage littéraire.

La production littéraire d’Irène Némirovsky est prise sous la loupe par Marta Laura Cenedese qui y voit la représentation des Russes comme la projection des phobies du peuple français. Némirovsky n’applique aucune censure dans sa réflexion personnelle et agit comme un témoin de l’Histoire dans la représentation des milieux sociaux. La représentation des Russes de Némirovsky, en majorité de confession juive, jouxte l’analyse identitaire, déclare Cenedese.

La figure de l’émigré, centrale dans l’œuvre d’Henri Troyat, est étudiée par Svetlana Maire. Les voyages imaginaires de Troyat au cœur de sa « Russie intérieure », marqués par le biculturalisme, sont au centre de cette analyse qui se focalise sur le statut, les valeurs et les conditions de vie des émigrés russes en France et les liens éventuels entre les membres de la diaspora des réfugiés et ceux du pays d’accueil dans les romans.

Édith Perry a opté de se pencher sur les liens entre la fiction et la réalité chez Anne Wiazemsky où les archives personnelles sont entremêlées à des archives fictives, des récits teintés de faits autobiographiques et de documents factuels. Ainsi le roman historique se lirait-il comme un roman de la filiation où une Russie occidentalisée serait emportée par la folie d’une Russie barbare. Ce qui rendrait la représentation de la Russie tributaire du moment scriptural.

Passion simple et Se perdre d’Annie Ernaux présentent des types et stéréotypes de la Russie et des Russes, selon Sarah Anthony qui en a effectué une analyse minutieuse. Ernaux perpétue une image de la Russie « à la fois mystérieuse et insaisissable » dans la représentation de son amant russe. La combinaison des idées reçues et la présentation de la russicité de l’amant est identifiée dans ces deux fictions ernaliennes ainsi que la perpétuation de l’image de la Russie selon ces mêmes idées préconçues.

Alexia Gassin étudie le roman de Frédéric Beigbeder Au secours pardon. Elle y détecte la Russie en miroir du XXIe siècle que même les Russes apprécient, nous dit-elle. Beigbeder connaît bien la Russie, selon Gassin, et ses nombreuses références à la littérature du pays donne de la profondeur à sa réflexion fondée sur une expérience personnelle acquise lors de ses déplacements pour la promotion de ses ouvrages à Moscou et Saint Pétersbourg. Les représentations de Beigbeder sont bien entendues simplistes et s’apparentent à l’attente du lecteur.

Place Rouge de Dominique Fernandez a été l’objet de deux études complémentaires. Simone Jişa s’est concentrée sur le statut de l’artiste russe et de l’artiste français dans le roman, le thème de l’amour dans la Russie contemporaine et les figures représentatives des littérature et musique russe chez l’auteur. Véronique Heute a focalisé son analyse sur l’univers de l’homosexualité présent dans le roman ainsi que la composition binaire de la narration avec son domaine des affaires et de l’argent dominant en parallèle avec celui de la Russie vertueuse, de son romantisme dostoïevskien ou de la philosophie tolstoïenne.

Andreï Makine est certainement l’écrivain contemporain le plus associé à la Russie de nos jours. Pour cette raisons nous avons opté pour plusieurs études à son sujet qui placent son œuvre dans une optique nouvelle et encore non abordée par les spécialistes. Ainsi, la recherche d’Amélie Theresin se concentre-t-elle sur un roman de l’auteur encore peu étudié à l’heure actuelle : La Terre et le ciel de Jacques Dorme qui, selon elle, requiert un lecteur attentif, sa construction se déployant aux antipodes de l’image des Russes et de la Russie hérités des fictions dix-neuvièmistes. En effet, les stéréotypes convoqués par l’auteur y seraient mis en question et en échec par une vision singulière de la France et de la Russie.

Helena Duffy voit dans Au temps du fleuve Amour une orientalisation de la Russie, une analyse qu’elle appuie sur la théorie d’Edward Said pour qui l’orientalisme nait d’une distinction ontologique entre l’Orient et l’Occident. Selon Duffy, Makine réitère l’historiographie officielle soviétique par la représentation d’un empire colonialiste, mais complique, toutefois, le modèle orientaliste par le triptyque problématique Orient/Russie/Occident.

Nicole Thatcher se concentre sur « l’horizon radieux » de l’univers makinien dans une analyse transversale de l’œuvre. Les anonymes de l’Histoire forment la représentation des Russes rencontrés dans les romans et métaphorisent l’humanité du peuple dans un monde brutal. Dans ce dessein, Makine renonce à se battre contre les préjugés et les stéréotypes hérités de la littérature antérieure.

Murielle Lucie Clément consacre son étude à un autre aspect de l’écriture makinienne encore peu abordé : celle publiée sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde qu’elle traite comme un auteur totalement indépendant d’Andreï Makine sans occulter, toutefois, les passerelles de l’un à l’autre. Clément démontre la présence, en filigrane, des Russes et de la Russie dans les fictions osmondiennes et qui transparaît jusque dans le nom de l’auteur.

Le Russie intérieure d’Emmanuel Carrère est explorée par Isa van Acker qui offre une lecture croisée d’Un roman russe et de Limonov et établit l’héritage familial d’un invidu concergeant avec l’héritage historique d’un pays.

 Notes


[1] Murielle Lucie Clément, Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma, musique), Sarrebruck, Editions Universitaires Européennes, 2010

[2] Janine Neboit-Mombet, L’Image de la Russie dans le roman français (1859-1900), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005 ; Charlotte Krauss, La Russie et les Russes dans la fiction française du XIXe siècle (1812-1917), D’une image de l’autre à un univers imaginaire, Amsterdam, Rodopi, 2007.

[3] Cf. http://www.tourgueniev.fr/; http://www.turgenev.ru/. Deux sites internet sur la vie et l’œuvre d’Ivan Tourgueniev.

[4] Janine Neboit-Mombet, L’Image de la Russie dans le roman français (1859-1900), op. cit., p. 475.

[5] Ibidem, pp. 475-476.

[6] Ibidem, p. 476.

[7] Ibidem.

[8] Charlotte Krauss, La Russie et les Russes dans la fiction française du XIXe siècle (1812-1917), op. cit., p. 391.

[9] Ibidem, p. 8.

[10] Ibidem, p. 10.

[11] Ibidem, p. 11

[12] Ibidem, p. 14.

[13] Ibidem, p. 391.

[14] Ibidem, p. 17.

[15] Ibidem, p. 7.