Houellebecq à la une

« Introduction » dans Michel Houellebecq à la Une, sous la direction de Murielle Lucie Clément e.a. eds., Amsterdam / Atlanta, Rodopi, 2011

Le 8 novembre 2010, Michel Houellebecq recevait le prix Goncourt, le plus prestigieux des prix français, attribué pour La Carte et le territoire. Salué par une critique quasi unanime, ce cinquième roman a été consacré par sept voix sur dix. Fait assez rare lorsqu’il s’agit de Houellebecq, la presse avait loué comme d’une seule plume l’écrivain éreintant l’art contemporain, ridiculisant les « people », prônant des jugements lapidaires sur la campagne française, ironisant sur sa propre mort mise en scène avec une jubilation non feinte. Comme à l’accoutumée, Houellebecq, l’écrivain français vivant le plus connu à l’étranger, caricature avec froideur les mœurs occidentales dans son roman. De facture légèrement plus classique, La Carte et le territoire est moins sombre que ses ouvrages précédents. Houellebecq s’est dit ressentir une « sensation bizarre » mais être « profondément heureux » à l’annonce de cette récompense qui lui avait échappé avec Les Particules élémentaires (1998) et, sept ans plus tard, avec La Possibilité d’une île. « Il y a des gens qui ne sont au courant de la littérature contemporaine que grâce au Goncourt, et la littérature n’est pas au centre des préoccupations des Français » déclare aussi l’auteur. Toutefois, la critique universitaire n’avait pas attendu la reconnaissance des jurés français pour étudier l’œuvre de cet enfant terrible des Lettres françaises.

En effet, les 28 et 29 octobre 2005, en présence de l’auteur, se tenait dans la Scottish Poets Library d’Édimbourg le colloque « Le Monde de Houellebecq » organisé par Gavin Bowd de l’Université écos­­saise de St Andrew[1]. La grande diversité des sujets abordés par la cinquantaine d’universitaires réunis pour l’occasion et le succès évi­dent de cette réunion avaient incité Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael, ayant plusieurs publications à leur actif sur l’auteur, à rééditer l’expérience, cette fois-ci à Amsterdam aux Pays-Bas. Ce qui donna naissance au colloque « Le Monde de Houellebecq, Amsterdam 2007 », à l’Université d’Amsterdam aux Pays-Bas les 24, 25 et 26 octobre 2007.

Durant ces trois jours, une cinquantaine de chercheurs se sont de nouveau penchés sur l’œuvre houellebecquienne et leurs articles réunis dans cet ouvrage illustrent la diversité incommensurable de l’auteur le plus controversé des Lettres françaises. En effet, peu appré­hendés à ce jour par la recherche universitaire, la poésie et les poèmes de l’auteur font l’objet de plusieurs contributions et d’aucuns s’inter­rogent de savoir si l’ironie est associée à l’inauthenticité chez l’auteur. Ainsi, les rapports entretenus par les fictions houellebecquiennes et la philosophie établie sont-ils dûment prospectés tant dans les essais que dans les ouvrages fictionnels. Les questions sur l’éthique et la morale houellebecquiennes font une avancée signifiante grâce aux études approfondies où la situation conflictuelle des deux est nettement éclairée. La situation psycho-politique, le consumérisme et les psycho­patho­logies des individus houellebecquiens passent la revue sans oublier la présence des descriptions de l’art et de l’art de la description dans les romans. L’introspection de la sexualité ne pouvait faillir dans un recueil sur Houellebecq et elle est même catégorisée de « social-démocrate » avant de paraître plus biblique pour certains. En effet, le Livre des livres semble-t-il au cœur des fictions houellebecquiennes d’où le sentiment océanique et les constructions pastorales extraites en soulignent la présence. L’intertextualité, informée d’un jour nouveau, paraît inhérente à l’œuvre confrontée au Marquis de Sade et tout aussi évidente à Émile Ajar. La réception de l’œuvre est également ample­ment discutée dans ce recueil complétant un panorama de la nouvelle vague de critique universitaire dont bénéficie l’enfant terrible des Lettres françaises.

Ainsi Tomasz Swoboda entreprend-il une flânerie poétique chez Michel Houellebecq en ouvrant sa réflexion par l’évocation de quelques phénomènes majeurs de l’histoire du concept et replace-t-il le sujet houellebecquien dans une trame du phénomène en question. Principalement les poèmes fournissent, selon Swoboda, des exemples de la flânerie houellebecquienne caractérisée non seulement par l’iro­nie bien connue de l’auteur, mais aussi par une nostalgie dans laquelle transparaît une peur de la solitude absorbant le moi cynique. Marie Gil dé­montre le statut paradoxal de la poésie houellebecquienne où les mé­ta­phores flirtent avec l’indicible, un énoncé surpassant en clarté la conception totalisante de la poésie et de la littérature, émise par les derniers romantiques. Les romantiques allemands, mais aussi Scho­pen­hauer, Friedrich Schlegel et Novalis fondent l’appui de l’analyse de Delphine Grass, une lecture poétique de l’œuvre houelle­becquienne dans laquelle La Peau – un livre d’artiste comprenant des poèmes de Michel Houellebecq et des collages de Sarah Wiame – est le point de départ. Grass éclaire l’importance esthétique et philo­so­phique de la poé­sie insérée dans les romans. Selon Grass, l’idée même de poésie approfondit la dimension philosophique de l’œuvre. Quant à Joachim Lemasson, il se penche sur la dimension prosaïque de la poésie houel­lebecquienne. Une poésie de l’humain et de la quoti­dien­neté, para­doxale en son essence, en cela qu’elle réactualise de façon libre des procédés d’écriture jugés archaïques et, tout compte fait, se présente comme « une des armes privilégiées dans la poétique géné­rale de Houellebecq ».

Parler de l’ironie chez notre auteur est presque une tautologie, mais comme le remarque si justement Per Buvik, on a été moins attentif à l’inauthenticité liée à cette dernière, alors qu’elle situe Houellebecq dans la filiation flaubertienne. Buvik y voit une sorte de « bovarysme inéluctable » contaminant chez les protagonistes toute velléité de liberté individuelle par une idéologie considérée dominante en notre époque et véhiculée par des clichés formateurs inéluctables. Les Particules élémentaires forme le point de focalisation de cet article avec une analyse poussée de l’ambiguïté finale qui loin de résoudre la question de la vision ultime la souligne amplement. Dystopie ou utopie, le mystère reste entier conclut Buvik. C’est par l’étude des textes non-fictionnels qu’Elisabetta Sibilio approche la poétique houellebecquienne et le portrait de l’artiste au seuil des siècles, tourmenté entre le général et le particulier. La poétique se révèle alors témoignage entre l’individu et le monde en une conception du temps moderne originale. Sur la poétique se concentre aussi l’article de Sandra Berger, mais plus précisément sur les discours (pseudo)scientifiques. Berger soutient la présence d’un jeu à ce sujet dans les romans permettant à l’écrivain de faire ressortir un élément scandaleux jouant avec les attentes du lecteur. Lorsque ce dernier accepte cette dimension ludique, il arrive alors à une réflexion éthique menée par l’écrit qui lui indique la possibilité d’une moralité extrême, sans pour cela proposer une conception morale rigide. Le roman devient ainsi le constituant d’une éthique soutenue par le jeu. Sébastien Sacré se soucie quant à lui des rapports de l’éthique et de la morale dans les romans, en se réclamant de la différence établie par Paul Ricœur entre ce qui est bon et ce qui est imposé. L’article cherche à établir un schéma relationnel entre les deux positions où l’individu et son éthique s’opposent souvent à la morale sociétale, situation conflictuelle, source de ses angoisses et oppressions. Selon Sacré, les romans offrent un avertissement où peut se lire que la « seule incarnation de l’éthique et de la morale résiderait dans un rapport amoureux en sursis et une de ses expressions : la sexualité ».

La situation psycho-politique de Michel Houellebecq est illustrée par Bruno Viard. En effet, l’antilibéralisme de l’écrivain se profile de manière systématique et peut être traduit, dans la strate psychologique en interaction à une déficience de l’amour maternel chez les personnages et sur le plan sociologique, « comme une réplique outrée à l’ambiance postérieure à mai 68 ». Selon Bruno Viard, à la lecture des essais apparaît une thèse venant confirmer le discours des romans et mettant en évidence « une conscience esclave à tendance masochiste ». Deux voix narratives s’enchevêtrent où se reconnaît d’une part un prédateur cynique sur le plan sexuel et écono­mique, de l’autre un moraliste austère. Viard démontre que la voix du premier est englobée par celle du second. C’est principalement le décor de la société de consommation qu’analyse Matthieu Remy dans les fictions houellebecquiennes. L’heure de la mondialisation appelle la question de la transformation des espaces sociétaux se reflétant dans les espaces fictionnels, ces derniers envahis par les signes du consu­mé­­risme. Les narrateurs houellebecquiens sont particulièrement atten­tifs à ces transformations exceptionnelles ou peut-être seulement con­tin­­gentes résultant d’une vision où se profile un désespoir dominant.

Antoine Jurga se concentre sur le concept de l’art chez Houel­lebecq, un thème encore peu abordé par la critique universitaire jus­qu’à présent. Selon Jurga, cette convocation de l’art contemporain et de celui plus établi dans les espaces fictionnels – les plasticiens con­tem­porains mais aussi formes balzaciennes d’écriture, citations de Bau­delaire etc. – est « une figuration axiologique du postmodernis-me » énoncée dans une myriade d’aspects par l’écrivain. Il s’agirait d’une récupération propre à entretenir le paradoxe littéraire cher à Houel­lebecq par le biais d’une présence artistique assurant par là même l’impact artistique de son œuvre. L’argument de Jurga se fonde sur une analyse des pratiques scripturales houellebecquiennes. Aussi en ces dernières réside le point d’Archimède de l’analyse d’Ewa Mal­gorzata Wierbowska qui dissèque la technique de la description dans Extension du domaine de la lutte et son pantonyme, l’être humain. Le vocabulaire descriptif, passé au peigne fin, révèle la posi-tion tant du descripteur que celle du descriptaire, un rôle confié au lecteur, selon Wierbowska.

Murielle Lucie Clément, auteur de Houellebecq, Sperme et sang et Michel Houellebecq revisité, a inventorié les pratiques sexuel­les dans l’œuvre houellebecquienne et les a répertoriées par ouvrage et par genre. Clément interroge : les descriptions itératives de scènes de sexe sont des ekphraseis au sens de la rhétorique ancienne, c’est-à-dire, sont-elles « détachables » sans nuire à la compréhension de la narration ? Après une réponse affirmative, la fonction en apparaît comme nécessaire au placement des romans dans le champ littéraire avec une nette propension au prolongement des descriptions des enjeux économiques et sexuels, initiées par l’écrivain dans ses espaces fictionnels. Pascal Riendeau quant à lui, déclare la sexualité plaisam­ment étalée dans les romans, une sexualité « social-démocrate » en tant qu’art de vivre. Pour ce faire, il convoque Kant au Cap-d’Agde et après un approfondissement des occurrences de la dignité humaine, il traque la bonne volonté au cœur des lignes de Bruno des Particules élémentaires dans son pamphlet « Les dunes de Marseillan-Plage. Pour une esthétique de la bonne volonté ». En conclusion, Riendeau confère une pensée éthique à la trame traversant l’ensemble de l’œuvre houellebecquienne.

Michel Houellebecq serait-il à mettre en connections avec la Bible ? Selon Fanny van Ceunebroeck, sans aucun doute. Comme elle le justifie, les liens qui unissent le Livre des livres et La Possibilité d’une île sont nombreux pour ne pas dire innombrables. Les références bibliques renvoient à une problématique religieuse sous-jacente à l’œuvre houellebecquienne se déroulant en parallèle d’une recherche littéraire en quête de sens où le réel et l’utopique s’enche­vêtrent en une tension continue. Selon Van Ceunebroeck, le dispositif des récits de vie s’enchâssant dans la diégèse rapproche le roman de « l’idéal du Grand Œuvre mallarméen ». Pour Maud Granger Remy aussi La Possibilité d’une île avec ses alternances de « récits de vie » de Daniel1 et les commentaires de ses clones successifs engendre des liens avec la Bible. De plus, ce roman d’anticipation et conte moral tout à la fois, permet de retracer l’itinéraire d’une humanité destituée de sa sacralité première. Les clones, par leurs commentaires, ont pour mission d’établir une liaison entre le passé et le futur, leurs successeurs, appelés les Futurs. Mais la défection de Daniel25 quittant son refuge domestique interrompt cette lignée et détruit « la structure entrelacée des narrateurs alternés » ce qui selon Granger Remy questionne la véritable nature de l’auteur et celle du destinataire du roman. Quant à Sandrine Schiano-Bennis, elle interroge la tentation gnostique chez Michel Houellebecq et la décide similaire à un « monde blasphème ». Houellebecq pose un refus du monde tel quel et sa pensée décrit une trajectoire proche du regard des gnostiques porté sur la création. Son attitude scripturale évoque une mise à nu « voire une mise à mal » de la sauvagerie du monde. Les écrits gnostiques seraient l’expression d’une dévaluation de l’univers dans une strate catastrophique sensible dans les pans de la littérature occidentale et dont les échos seraient reconnaissables dans la sensibilité houel­le­becquienne. Cela depuis l’essai sur H. P. Lovecraft aboutissant dans le ro­man La Possibilité d’une île « à la preuve de la défaillance onto­lo­gique de l’homme, ce simulacre d’éternité ». Par contre, c’est princi­pa­lement sur l’aspect pastoral dans les diégèses que s’applique Walter Wagner. En effet, le déprimisme des tableaux houelle­becquiens serait contrebalancé dans leur noirceur ambiante par la réussite de scènes buco­liques et pittoresques peintes par l’écrivain. Cette étude se fonde sur les conceptions pastorales de l’écocritique anglo­-amé­ricaine et systé­matise les représentations de la nature en trois catégories : le pasto­ral, l’antipastoral et le postpastoral.

L’intertextualité a déjà été amplement discutée chez Houelle­becq. Toutefois, Sabine van Wesemael dans sa séance plénière pointe que le sujet est loin d’être épuisé, la découverte de textes liés à un ro­man découlant – majoritairement – de l’expérience du lecteur. Dans ce contexte, Van Wesemael compare Gros-Câlin (1981) d’Émile Ajar et Extension du domaine de la lutte et relève de frappantes ressem­blances, tant au niveau de la forme que du contenu, entre les deux romans. Pour Liza Steiner la confrontation entre Sade et Houel­lebecq découvre l’écriture de la crise démocratique. Ce sont princi­pa­lement les postures des deux auteurs, face à leur modernité, qui dégagent de nombreux parallèles. Toutefois, alors que Houellebecq choisit le point de vue de l’individu moyen (banal, le nomme-t-il), soumis aux infrastructures du consumérisme, le libertin de Sade est un individu inhérent à la classe dominante ce qui lui octroie la possibilité de soumettre le reste de la société à son imagination débridée. Par cette analyse intertextuelle et comparatiste, Steiner découvre de nou­veaux enjeux de l’écriture houellebecquienne. C’est aussi le cas de Chiara Falan­gola décachetant le sentiment océanique dans l’œuvre houelle­becquienne à l’aide d’une rhétorique aqueuse fondée sur les théories bachelardiennes englobant les concepts d’« imagination matérielle » et de « complexe de culture ». Les ima­ges aquatiques sont foison dans la littérature houellebecquienne et, selon, Falangola, elles découvrent une participation primaire des per­son­nages houelle­bec­quiens à cette substance qui est le « symbole de leur désir dichoto­mique d’unité et d’anéantissement ».

La psychopathologie du sujet houellebecquien est ici mise en lumière par Olga Wrońska à l’aide de la psychanalyse apparaissant dans Extension du domaine de la lutte. Trois textes forment le fil conducteur de l’étude où les avatars de l’Œdipe contemporain et de ses troubles identitaires sont largement développés pour éclairer in fine les ambivalences et les implications de son parcours signalées à « grand renfort de folklore psychanalytique ». C’est aussi la socio-affectivité houellebecquienne que sonde Ruth Amar. Selon Amar, les conditions entre évolution génétique et évolution culturelle ont donné naissance à une ère nouvelle socio-affective d’où la dégradation et la déshumanisation sont loin d’être absentes. Les protagonistes houelle-becquiens sont pris en otage dans un engrenage émotionnel mortifère et subissent une réification robotisée de l’amour. Amar interroge l’œuvre sous son aspect scriptural mettant en cause la vision conven­tionnelle du paradigme existentiel humain. Chez Houellebecq, le sujet est haïssable ou pour le moins dérangeant selon André G. Jacques. Sa position de spectateur quelque peu effacé laisse peu de place à la sympathisation. Sans être totalement une apparition nou­velle, il offre tout de même une illustration du renouvellement du roman. Fort est de remarquer cette figure flirtant aux limites admises de la position octroyée à tout sujet humain ce qui suggère tout en le cristallisant un malaise s’échappant de l’œuvre. Ainsi le sujet articule-t-il – et assume-t-il – les charnières d’une fiction balançant aux frontières des genres romanesques définissant en cela la position inte­nable de l’in­di­vidu houellebecquien symbole de l’individu occidental. Et Jacques de conclure : « Les sujets houellebecquiens sont les sup­ports paradoxaux d’une œuvre ambitieuse et d’une réflexion onto­logique radicale ».

Enfin, deux articles sur la réception de l’œuvre à ce jour terminent ce recueil. Begoña Alonso Fernandez suit une approche métho­dologique inspirée de la notion conceptuelle des champs selon la sociologie. Réception problématique, annonce Alonso Fernandez si l’on réfère aux « illusions référentielles et intentionnelles » initiées par Riffaterre. Christiaan van Treeck, quant à lui, étudie minutieusement les différences de réception entre le film Les Particules élémentaires en France et en Allemagne le succès ayant été immensément plus conséquent dans le second pays. Prenant en compte les contextes de sorties différents des pellicules dans les deux pays, et surtout la différence dans la position occupée par les actants du film dans les deux champs cinématographiques respectifs, Van Treeck offre une explication plausible des réactions divergentes des deux publics.

 



[1] Publication : Le Monde de Houellebecq, Études réunies par Gavin Bowd, University of Glasgow, French and German publications, 2006.