“Introduction” , dans Autour des écrivains franco-russes, sous la direction de Murielle Lucie Clément, Paris, L’Harmattan, 2008
Les articles réunis dans le présent ouvrage éclairent d’un jour nouveau les œuvres des écrivains nés en Russie ayant troqué à un moment ou l’autre leur langue maternelle – dans laquelle ils s’expriment aussi bien à l’oral qu’à l’écrit –, pour le français. Rassemblés dans un recueil, il devient plus aisé de discerner les traits qui leur sont commun et, peut-être plus encore, ce qui les différentie.
Les relations interculturelles franco-russes se sont déroulées au fil des siècles depuis les noces d’Anna Iaroslavna avec Henri Ier, roi de France jusqu’à la Révolution de 1917 où le bolchevisme les a problématisées. Un grand nombre de Russes ont alors été contraints à l’émigration pour survivre. Beaucoup d’entre eux se sont installés en France formant une diaspora, avec en son sein des écrivains dont la carrière s’est prolongée sur le territoire d’accueil. Plusieurs ont continué d’écrire dans leur langue maternelle – |’exemple le plus célèbre étant Ivan Bounine, prix Nobel de Littérature en 1933 –, d’autres ont adopté la langue du pays hospitalier comme langue d’écriture, le français. La venue de ces intellectuels en terre française ne s’est vraiment jamais tarie. Certains sont arrivés encore enfants avec leurs parents : Sarraute, Gary ou bien à l’âge adulte : Makine.
Quatorze articles offre un panorama de leur vie et leur œuvre. Leur choix de s’exprimer en français apparaît comme un acte délibéré et pour certains, empreint de symbolisme. C’est surtout leur passion pour l’écriture que les chercheurs de cet ouvrage se sont appliqué à mettre en valeur, car cette volonté d’écrire est aussi ce que partage les voix rassemblées ici.
Un portrait de Nathalie Sarraute esquissé par trois chercheurs nous fait découvrir quelques anecdotes inconnues jusqu’ici. Valérie Minogue commente la Russie par une présentation de la famille de l’auteur et de son déchirement entre père et mère, le pays d’adoption et le pays natal. L’occupation française au cours de Seconde Guerre mondiale et la trahison qui manque l’emporter à la mort carcérale sont ici mis en lumière. Minogue retrace brièvement le parcours littéraire de Sarraute. Ani Kostanyan recherche les similitudes entre Sarraute et ses illustres prédécesseurs : Léon Tolstoï et Fédor Dostoïevski. Kostanyan s’applique à déterminer les personnages sarrautiens selon cette perspective. Quant à Ruth Diver, elle s’est concentrée sur Enfance et démontre l’importance de la Russie, de la langue et de la littérature russe dans l’œuvre sarrautienne.
Romain Gary a inspiré quatre chercheurs à creuser la motivation de son choix du français comme langue d’écriture. Valentine Chepiga dessine les aléas de la carrière garyenne ? Non seulement sa biographie littéraire est parcourrue avec précision ici, mais aussi sa biographie d’homme d’action ayant combattu pour la France aux côtés du général De Gaule. De même sont finement observés les deux pseudonymes de Gary / Ajar et leurs implications. Arnaud Vareille analyse en profondeur La Promesse de l’aube et l’influence phénoménale de Nina, la mère de Gary, sur la vie de celui-ci. Vareille laisse aussi bien voir l’humour intrinsèque à Gary tout au long de sa fabuleuse carrière. Avec Geneviève Roland, c’est le caméléon Gary, l’inclassable qui est mis sous la loupe. L’éducation quelque peu atypique de l’écrivain est passée au peigne fin et laisse transparaître ses rebonds dans les textes de l’écrivain. Se profile alors le rêve de Gary en prolongation de celui de sa mère. Et enfin, Claudia Almeida parle de l’enchanteur Gary. Conter des histoires est peut-être, en définitive, ce que Gary fit le mieux. Mais a-t-il été si mal compris par la critique que Bernard-Henri Lévy le laisse entendre ?
Murielle Lucie Clément se penche sur Le Testament d’Andreï Makine et l’esthétique de sa démarche littéraire. La quête spirituelle du narrateur dans le roman est approchée de différents angles. À la contemplation de plusieurs photographies, le regard et l’écoute y produisent l’éveil à la conscience d’Aliocha, selon Clément. Pour Isa Van Acker, c’est l’apparition de Proust et de Belmondo qui révèlent la figure de l’artiste sous-jacente dans Au temps du fleuve Amour. La référence intertextuelle est bien présente, mais c’est la pratique littéraire que le roman thématise, empreint de métaphores artisanales que Van Acker étudie au long de son texte. Quant à la mélancolie chez Makine, selon Héléna Duffy, elle est vaincue par la Résurrection, ce qu’elle démontre à l’aide des théories kristévienne et freudienne.
C’est à Leslee Poulton que révient le mérite d’établir le lien similaire entre trois auteurs – Bosquet, Troyat et Gary – et leur mère. En effet, ce sont les mères qui ont incité leur rejeton à choisir le français comme la,gue d’expression sans pour autant abandonner leur culture russe. Trois auteurs pourtant aussi dissemblable que possible l’un de l’autre avec trois mères dont le seul trait commun est la culture d’origine. Poulton les analyse par l’entremise des autobiographies romanesques des trois écrivains respectifs.
Sabine van Wesemael explique la névrose post traumatique d’Elsa Triolet et de Romain Gary. Si le concept n’existait pas encore du temps des deux écrivains, ils en possèdent cependant tous les symptômes, selon Van Wesemael qui approfondit la question, soutenue par la théorie freudienne. L’œuvre de Sophie Rostopchine ou la comtesse de Ségur est présentée par Murielle Lucie Clément à travers son dernier roman pour enfants : Après la pluie, le beau temps. Selon Clément, plus qu’un ouvrage pour enfants, il s’agit, avant tout, d’un avertissement aux parents. Une mauvaise ou bonne éducation étant la responsabilité des seconds rendant malheureux ou heureux les premiers.
Irène Némirovsky, redécouverte en 2004 fut un auteur apprécié et connu de son vivant et cela dès la parution de son premier roman en 1926, ce que démontre judicieusement Lisa Friedli-Clapié. Elle fut un auteur non conventionnel en son temps et transgressa les lois du genre, ce qu’illustre parfaitement Les Chiens et les loups qui lui valu de nombreuses critiques, mais qui fut loin de passer inaperçu. Francesca di Mattia offre une analyse pointue du roman et de l’autobiographie de Dominique Arban agrémentée par un schéma qui délimite de façon rigoureuse des emprunts de la seconde au premier. Di Mattia fonde sa recherche sur le fond de l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (l’imec) où elle a compulsé les archives de l’écrivain qui y sont entreposées.
Les labyrinthes de fiction identitaire de Piotr Rawicz sont amplement commentés par Luba Jurgenson qui dessine les caractéristiques de cette personnalité hors du commun, provocatrice, refusant les canons de la Shoah. Rawicz bien qu’il soit – majoritairement – connu comme l’écrivain d’un roman, Le Sang du ciel, a – comme le démontre Jurgenson – laissé de nombreux textes à sa disparition. Les souvenirs d’Héléne Arjakovsky sont relatés par Nina Kauchtschischwili. L’accent est mis sur la place respective de la langue maternelle et de la langue – appelée– seconde dans le parcours d’une immigrée et la difficulté d’intégration à la culture du pays d’adoption sans trahir et abandonner sa culture d’origine.