Regard, écoute, éveil…

« Le regard, l’écoute et l’éveil dans Le Testament français d’Andreï Makine » dans Les Voix de l’éveil. Écritures et expérience spirituelle, Articles réunis et présentés par Jean-Yves Pouilloux et Marie-Françoise Marein, Paris, L’Harmattan, 2009, pp. 55-73

Dans son esthétique de la démarche littéraire, Andreï Makine s’inspire d’une quête spirituelle  où le narrateur dans Le Testament français (1995) [1], subjugué par le « bruissement de la langue », cherche son chemin dans le dédale des reflets visuels et sonores. L’image acoustique [2] stimule son élaboration identitaire. L’ouverture à soi et à l’Autre engendre une expérience mystique par la découverte de ses profondeurs conscientes et inconscientes. Le son, l’ombre et la lumière le transportent dans l’univers virtuel des photographies, accompagné par le miroitement du décor acoustique ambiant. Il transcende la platitude de l’image, en pénètre la spatio-temporalité où fusionnent en une vision nouvelle son univers intérieur et le monde extérieur.

Le passage du narrateur d’un monde à l’autre, influencé par les paroles, les sons et les couleurs, est consigné en une scène où il contemple des photographies et de vieilles gravures de magazine illustrant les histoires maintes fois racontées par sa grand-mère, Charlotte. Dans ces pages transparaissent différentes traditions participant à l’éveil du narrateur. Cette étude propose une analyse de la transcription du phénomène psychique et spirituel de ce fragment tant du point de vue de la forme que du contenu.

La découverte des trois femmes

L’une de ces photographies représente trois femmes dans l’allée des Champs-Élysées à Paris au tournant du vingtième siècle. Toutefois, la phrase d’introduction « Ces trois femmes changèrent ma vue, ma vie » [3] surprend par l’abrupt de son apparition, c’est-à-dire, le permutation de sujet. La construction narrative est la symbolisation scripturale du brusque changement s’opérant dans la vie du jeune narrateur. La phrase signifie : la vision est la vie. En effet, sa vision sera changée par les trois femmes. Trois femmes. Cette équation, lourde de symbolique, est un nombre fondamental qui exprime un ordre intellectuel aussi bien que spirituel. Le spirituel évoque, pour les Chrétiens, la perfection de l’Unité divine : la Trinité. Le ternaire est souvent représenté graphiquement par le trident ou tout simplement le triangle abordé plus loin. Jean Chevalier relate au sujet du chiffre trois l’anecdote suivante :

En cas d’hésitation sur une route à choisir, ou sur une direction vers laquelle se tourner […] la coutume était de faire trois tours sur soi-même et d’adopter au troisième la direction vers laquelle le visage se trouve orienté. Ces trois tours symbolisent non seulement l’idée d’un accomplissement intégral, lié au chiffre trois pour les pratiques psycho-magiques, mais encore une participation au monde invisible supra-conscient, qui décide d’un événement, d’une façon étrangère à la logique purement humaine. [4]

Or, comme nous l’allons voir, c’est pratiquement de psycho-magie dont il s’agit dans ce fragment traitant de la photo des trois femmes et aussi d’une participation au monde invisible étranger à la pure logique humaine.

Du point de vue culturel occidental, ces trois femmes évoquent, entre autres, les trois Parques, Clotho, Lachésis et Atropos, qui dévident le fils des destinées humaines. Rapprochement mythologique d’autant plus intéressant que le roman fait plusieurs fois allusion à l’Atlantide. Ce pays disparu, voulant se mesurer à Athènes pour la suprématie du monde, fut vaincu et englouti par la mer en punition, selon le Timée et le Critias de Platon, le premier dans la littérature occidentale à évoquer ce pays légendaire.

Pour le narrateur, la fouille dans les vieilles paperasses et les journaux résulte en la découverte fortuite de la photo. Le hasard en est l’instrument, non une recherche ciblée. L’article que l’adolescent relit au préalable concerne un rallye automobile, une liaison entre Paris et Pékin par Moscou. Par cette lecture, il tente de se prouver sa parfaite connaissance de l’univers français tant de fois conté par Charlotte. La description de cette page forme la symbolisation entre deux mondes. L’Est et l’Ouest, l’Orient et l’Occident, l’Asie et l’Europe, la Sibérie et la France, le conscient et l’inconscient, le réel et le virtuel. Toutefois, l’article lu, symbole précurseur, loin de l’absorber, le laisse rêveur et son regard se perd dans le vague de ses réflexions. Sa vision transcende le quotidien métaphorisé par le journal dans ses mains. Sur le verso se trouvent les trois femmes.

La journée diffère des autres par sa particularité lumineuse. Elle annonce la proximité automnale éclairée d’une limpidité décisive. Pour l’esprit humain, le symbole de la lumière est primordial et prédominant dans l’histoire des mythes. La lumière du soleil, indispensable à la vie, tant pour l’homme que pour la nature, conditionne la prospérité. Dans les mythes, le soleil est associé à une puissance suprême dont la course divine est celle d’un dieu galopant dans l’azur du jour et les enfers des ténèbres de la nuit. La naissance de la lumière est la prise de conscience, l’illumination, la connaissance. Elle symbolise universellement les événements cosmiques extérieurs à l’être humain, mais aussi bien ceux de son monde spirituel intérieur.

D’autre part, la lumière est un phénomène indispensable à la réalisation de la Photographie [5], et sa connotation est divine selon Serge Tisseron : « Or le pouvoir de la lumière entre immédiatement en résonance imaginaire avec celui de la toute-puissance divine. Impossible de penser à la lumière sans penser à Dieu ! [6] ». Les émanations d’un corps réel, qu’il soit une personne ou un objet ou même un paysage, peuvent alors être captées et imprimées. Les rayons lumineux sont retransmis par le biais de la Photographie et forment un lien entre le Spectator et le Référent  [7]. Dans ce rapport entre le Référent et le Spectator, Tisseron voit l’apport de la révélation :

Par la lumière s’opère la jointure entre le ciel et la terre. Et le photographe qui sait canaliser les pouvoirs de la lumière entretient une relation privilégiée avec la « révélation. » Niepce, lorsqu’il évoque sa mise au point d’une substance susceptible de « révéler » l’image, parle du juste point où, toutes les conditions étant satisfaites, le « mystère » peut s’accomplir. Autant le mot de « développement » entretient des liens privilégiés avec les opérations de symbolisation à l’œuvre autour de la photographie, autant celui de « révélateur » entretient des liens privilégiés avec l’imaginaire de la « révélation » [8].

En outre, dans la Photographie, deux concepts antinomiques s’entrechoquent : le binôme réel-virtuel et celui vivant-mort. D’un côté, l’objet a été là, ce qui valide sa réalité. De l’autre, il « a été là » indique qu’il « n’est plus » et suggère sa mort. De là, une certaine mélancolie éprouvée à regarder des photos. Pour le narrateur, la photographie est la preuve de l’existence des trois femmes dont il tombe amoureux. Si elles n’existaient pas, il ne pourrait ressentir à leur égard d’émotion dont la révélation les authentifie à son regard.

La Photographie donne une preuve irréfutable de ce qui a été. Mais qu’est-ce qui a vraiment « été là » ? Et cette chose n’y est-elle pas encore ? Il y a dans toute photo la présence de l’absence, le virtuel. À ce sujet, Sontag rapporte que la popularité de la Photographie vient justement du fait que celle-ci peut mentir effrontément :

Une dizaine d’années après le remplacement du daguerréotype (premier procédé photographique utilisable) par le procédé négatif-positif de Fox Talbot, au milieu des années 1840, un photographe allemand inventait la première technique de retouche des négatifs. Ses deux versions d’un même portrait, l’un retouché, l’autre non, stupéfièrent les foules à l’Exposition Universelle de 1855 à Paris (la seconde du genre, la première à présenter une exposition de photos). La nouvelle que l’appareil photo pouvait mentir fit augmenter le nombre des candidats à se faire photographier [9].

Dans ce cas, la question du Référent devient primordiale. Qu’est-ce qui « a été » là devant l’objectif ? Qu’en voit-on ? Qu’en a-t-on photographié ? Autant de réflexions qui assaillent le narrateur.

Bien qu’apaisé, il est saisi d’amertume à l’évocation de la fin prochaine des vacances, car cette fin signifie aussi la fin d’une période existentielle : l’enfance. Bien que l’entrée dans le monde de l’adolescence lui permette l’auto réflexion, la téléologie n’offre aucune garantie de bonheur, ni le privilège du contact avec l’essentiel. L’auto réflexion lui révèle la domination de son esprit par l’image de la femme et de son corps vers laquelle toutes ses pensées  convergent. L’homme est « un rêveur de femmes » et il le devient est la conclusion qui s’impose à son esprit à la contemplation des trois femmes.

Esthétisation de la découverte

L’instantisation de la découverte est simultanément esthétisée avant de se fondre dans l’idéalisation des trois femmes. En se retournant, l’ancienne coupure de presse dévoile leur photographie. Le narrateur ne suspectait pas le verso contenant quoi que ce soit d’intéressant. À plus forte raison, une photo allant transformer sa vision du monde. Cette photo représente trois femmes contemporaines des histoires de Charlotte. Leur rencontre inopinée éveille sa curiosité. Seule la lumière venant de l’extérieur peut l’éclairer sur l’envers des choses. Pour ce faire, il approche le cliché du balcon, le détaille et en subit le charme.

Seul le Noir et Blanc peut produire cet effet d’enchantement, à savoir que cette lumière ayant réellement touché le Référent lui parvient. Cet effet résulte, selon Tisseron,  de  la capacité de toute photo en noir et blanc à regarder le Spectator : « Mais même en l’absence de tout sujet humain, une photographie questionne encore son spectateur sur la place qu’elle lui donne. Enfin, il appartient à toute photographie – et notamment aux photos en noir et blanc – d’imposer l’illusion d’un « regard de l’image » [10] ». Selon lui, chaque photographie regarde. Lorsque une personne est le sujet de la photographie, c’est surtout son visage qui fascine : « Le visage est, dans toute photographie, un objet fascinant et énigmatique par lequel le spectateur se trouve renvoyé brutalement à lui-même [11] ». Toutefois, Tisseron tient à préciser que même l’absence de visage trahit une présence qui fait que le Spectator se sente observé : « Même lorsque aucun visage n’y est présent, toute photographie est encore habitée par la présence d’un autre. Toute photographie impose en effet un « point de vue », elle pose au spectateur la question : « Quelle place m’assigne cette image par la manière dont elle a été prise ? » Question derrière laquelle en pointe toujours une autre : « Quelle place m’assigne l’auteur de cette photographie ? [12] » qui renvoie à l’éternel « Qui suis-je ? ».

Tout Spectator se sent donc regardé et obligé de s’interroger sur sa place par rapport à la photographie et son auteur. Cette interrogation qu’il sent peser sur lui vient de la nature même de la Photographie qui est elle-même un regard et, cela est encore plus sensible dans les photos en noir et blanc :

Enfin, toute photographie impose « l’image inquiétante d’un autre » par une dernière caractéristique. Toute surface qui accroche la lumière donne à celui qui la regarde l’impression d’être regardé par elle. Dans la photographie en noir et blanc (ce qu’elle reste pour la majeure partie des photographes professionnels), chaque noir répond aux blancs qui le cernent comme le noir de la pupille au blanc de l’œil. Toute plage sombre entourée de lumière ou, inversement, toute tache de lumière surgissant d’un fond plus sombre évoque l’éclat d’un regard. [13]

De ce fait, le Spectator d’une photo en noir et blanc se sent toujours en communion avec le sujet photographié. Que ce sentiment soit un fantasme est certain pour Tisseron : « Ainsi, le spectateur d’une photographie est toujours guetté par le fantasme d’un contact fusionnel privilégié avec le personnage présent sur l’image, voire par la fascination d’un secret sur soi dont le regard photographié – ou, à défaut, l’image globale – serait le détenteur [14] ». Malgré cela, scrutant les photos, le Spectator espère découvrir un secret plus sur soi-même que sur la photo qu’il regarde. Dans cette situation se trouve le narrateur.

De plus, il tombe immédiatement amoureux des belles. L’impact de la rencontre visuelle est fulgurant et décisif au premier coup d’œil. C’est le coup de foudre. Par le corps et le regard des femmes, il devine la présence du photographe. Il se perçoit comme un être « farouche et solitaire ». Il éprouve la sensualité des femmes comme «  normative », « pudique ». Le triangle « légèrement rebondi » de leur ventre le « fascine ». Le symbolisme du triangle recouvre celui du nombre trois. Trinité inlassablement rabâchée : la sainte, l’humaine et la bestiale. Nécessité fondamentale des trois catégories pour la représentation de l’ultime féminité. Synthétisation de la tri-unité de l’être vivant, conjonction de un et de deux. La femme maîtresse est une en trois. Trois, le chiffre de la totalité de l’ordre social et aussi celui de la composition tripartite de la société, dans laquelle vit le narrateur : les prolétaires, les technars et les intellectuels.

Idéalisation et inaccessibilité

Si le jeune narrateur possède une imagination débridée, il est encore vierge de tout contact charnel avec la gente féminine. Ces trois femmes représentent à ses yeux la beauté « classique ». L’incarnation de la féminité tient à de longues robes qui s’épanchent en plis souples autour des hanches jusqu’aux pieds. Maîtresse idéale métaphorisée dans le triangle fascinant, symbole de la divinité, de l’harmonie et des proportions divines. L’idéalisation de la beauté féminine correspond au reflet de la disposition intérieure du narrateur. Dans le symbole du triangle, se retrouve les phases du temps et de la vie : passé, présent, futur.

La photographie produit l’espace discursif dans lequel le narrateur peut inscrire sa définition de l’idéal féminin. « Trois élégantes aux yeux ombrés de noir » inspirent confiance comme seuls les êtres d’autrefois, dans leur candeur supposée, peuvent le faire. Cet adolescent reconnaît n’avoir aucune idée de la Femme. Son innocence lui voile les particularités physiques qu’il saura apprécier à l’âge adulte.

La mémoire

Selon Jean-Yves et Marc Tadié (1999) [15] la différence entre mémoire et réminiscence consiste en ce que la première donne le souvenir entier, la seconde le reconstruit à partir de fragments [16] ». Une réminiscence est un raisonnement, une sorte de recherche que fait l’esprit dans l’image que le corps lui a transmise. [17] Cette image est transmise par les sensations au cerveau qui les emmagasine grâce aux neurones. Un processus appréhendé par maints philosophes de l’Antiquité à nos jours et résumé par les Tadié dans le chapitre « Histoires des idées sur la mémoire ».

Cette différentiation entre souvenir et réminiscence est loin d’être nouvellement signalée. Paul Ricœur rapporte qu’Aristote le premier, pose déjà le problème dans le Théétète : « Les Grecs avaient deux mots mnémé et anamnésis pour désigner d’une part le souvenir comme apparaissant, passivement à la limite, au point de caractériser comme affection – pathos – sa venue à l’esprit, d’autre part le souvenir comme objet d’une quête ordinairement dénommée rappel, recollection. Le souvenir, tour à tour trouvé et cherché, se situe ainsi au carrefour d’une sémantique et d’une pragmatique. » [18] Et Ricœur de résumer : « Le problème posé par l’enchevêtrement entre la mémoire et l’imagination est aussi vieux que la philosophie occidentale [19] ».

Le mérite des frères Tadié est de répertorier les différentes sortes de mémoire, catégories reprises comme outil pour cette analyse. Ainsi se distinguent quatre sortes de mémoires relatives aux souvenirs :

La mémoire romantique, qui est cette tentative de retrouver, en retournant dans les cadres auxquels nous avons confié nos sentiments, la sensation de ceux-ci. La mémoire imaginative, qui reconstruit, à partir de l’image que nous apporte le souvenir, un sentiment que nous croyons avoir éprouvé à ce moment. La mémoire affective, qui est un sentiment présent créé par le choc affectif du souvenir. La mémoire sensitive […] qui nous envahit de la sensation ressentie autrefois avant, ou même sans, que le souvenir image ne parvienne à la conscience. [20]

Jean-Jacques Rousseau retrouvait les sensations de certains lieux à la contemplation de son herbier : « Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes dont l’aspect a toujours touché mon cœur : mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier et bientôt il m’y transporte. » [21] La même chose se produit pour le narrateur dans sa recollection du passé avec toutefois une minime altération : ce passé dans lequel il s’infiltre n’est pas le sien.

Malgré sa capacité à se figurer le corps des élégantes, celles-ci lui échappent, agrandissant son malaise à la contemplation. Toutefois, il lui suffit de fermer les yeux, pour les observer dévêtues grâce à son imagination érotique s’appuyant sur sa mémoire. Mais, elles restent inaccessibles bien que les expériences vécues au quotidien lui fournissent la matière avec laquelle il conçoit leur chair. Grâce à la mémoire tactile, il peut reconstituer la sensation de la caresse sous ses doigts :

je pouvais recomposer leur chair à partir des éléments les plus banals : la pesanteur de la cuisse de cette femme qui un jour m’avait frôler dans un autobus bondé, les courbes des corps bronzés sur les plages, tous les nus des tableaux. Et même mon propre corps ! Oui, malgré le tabou qui, dans ma patrie, frappait la nudité féminine, j’aurais su reconstituer l’élasticité d’un sein sous mes doigts et la souplesse d’une hanche. [22]

 L’évocation de la nudité, ainsi confectionnée, lui signale le tabou dont elle est entourée dans sa patrie. Sa mémoire implicite instrumentalise sa capacité à vivre et faire vivre les belles dans l’instant.

Périodisation

Lorsqu’il veut recréer l’époque des belles, sa mémoire romantique est submergée par une surabondance d’informations : « Une véritable cacophonie des faits historiques résonna dans ma tête [23] ». Il s’étonne de cette ronde infernale que lui suggère la contemplation de la photographie. Elle l’incite à se poser des questions sur le temps, l’époque, les gens, les sites attestés. Elle certifie à coup sûr « ce qui a été » pas obligatoirement « ce qui n’est plus » [24]. Un seul point l’attire comme un aimant. À savoir, le petit triangle rebondi de leur ventre, le point de focalisation, le punctum dirait Barthes.

Pour comprendre le punctum, dit Barthes, il suffit de comparer la Photographie au cinéma. Ce dernier possède le pouvoir de laisser vivre les personnages sortis du champ de l’écran, du champ de vision du Spectator. Au contraire,  dans la Photographie, quiconque se retrouve dans le champ de vision meurt absolument. Lorsque l’on affirme de la Photographie qu’elle est une image immobile, on réfère à l’impossibilité des personnages de sortir du cadre : « Ils sont anesthésiés et fichés, comme des papillons [25] ». Le punctum crée ce champ extérieur à la photo regardée. Barthes donne l’exemple du portrait de la reine Victoria sur son cheval. La photo prise par Georges W. Wilson en 1863, laisse voir sa jupe qui recouvre la croupe de l’animal. Que le vêtement couve la croupe du cheval est le studium, le fait historique, l’intérêt. [26] Qu’un écuyer en kilt tienne la bride du cheval est le punctum pour Barthes. De toute évidence, il est là pour tranquilliser l’animal, l’empêcher de caracoler. D’imaginer, ce qui se passerait s’il se mettait à le faire, est le punctum qui pourvoit la photo d’un champ extérieur. Un champ aveugle comparable à celui du cinéma, qui permet d’imaginer les acteurs en dehors de la scène représentée.

Le narrateur contemple la photographie et les trois Belles dans l’allée des Champs-Élysées. Il imagine le photographe et sa grosse boîte noire qui a fixé cette matinée d’automne. Il est pour lui une réalité incontestable dans la photo. Il se le représente à demi caché par le lourd voile noir et surtout, il se met à sa place. Le trio formé par les trois femmes s’élargit à un autre. Celui du photographe, des trois femmes et de lui-même. Sorte de ménage à trois virtuel authentifié par le photographe et ses émotions. Le triangle rebondi du ventre des femmes est le punctum qui pourvoit la photo du champ externe où officie le photographe.

La Photographie s’authentifierait donc elle-même. Elle serait un « certificat de présence [27] ». Avec l’avènement de la Photographie, le passé est aussi sûr que le présent. Quoiqu’en disent les commentateurs, la Photographie est analogue, bien que son noème ne soit pas dans l’analogie, trait commun à « toutes les sortes de représentation [28] ». Mais, selon Tisseron, nous devons nous rappeler que ces représentations sont presque toujours faussées par notre propre vision : « De façon générale, seules existent dans notre vision les choses que le langage nous permet de nommer. En outre, nos attentes et nos désirs modifient constamment notre perception de ce qui nous entoure. Mais il est tellement plus simple de l’oublier et de croire que nous voyons le monde comme il est. La photographie a été tout naturellement mobilisée au service de cette illusion [29] ». Le narrateur peut facilement nommer les femmes et leurs atours, leur entourage. Sa vision s’amplifie et se simplifie à ne plus former qu’un faisceau axé sur les trois femmes auxquelles il veut insuffler la vie pour évoluer à leur côté.

Mémoire volontaire

Par ma synthèse érotique, je modelais leurs corps, elles bougèrent, mais avec la raideur des léthargiques qu’on aurait voulu transporter, debout, habillées, en imitant leur réveil. Et comme pour accentuer cette impression de torpeur, la synthèse dilettante puisa dans ma mémoire une image qui me fit grimacer : ce sein nu, flasque, le sein mort d’une vieille ivrogne que j’avais vue, un jour, à la gare. Je secouai la tête pour me défaire de cette vision écœurante. [30]

Cette forme de mémoire est, selon les Tadié, la mémoire affective : « celle qui nous fait éprouver, à l’évocation d’un souvenir, un sentiment, une impression, une sensation. Mais sous ce terme sont regroupés des aspects très différents de la réalité, de l’authenticité, de l’intensité de ce que nous ressentons à partir d’un souvenir [31] ».

Le souvenir de la flaccidité apparente des chairs crée un sentiment d’écœurement alors que le narrateur espère la sensation de flexibilité et de tonicité d’un sein jeune et élastique sous les doigts. Cette connotation négative s’explique si l’on considère que le narrateur fait une véritable recherche par la pensée pour trouver des souvenirs appropriés pouvant nourrir son fantasme érotique car : « La mémoire volontaire, celle qui nécessite une recherche par la pensée, pour retrouver les images souvenirs, ne ramène que des clichés : notre passé affectif serait donc enterré sous notre présent, comme ces villes anciennes sous des villes nouvelles ; on peut en retrouver les ruines, mais seule l’imagination peut les faire revivre et par un effort supplémentaire leur redonner une connotation affective [32] ». Toutefois, il ne s’agit que d’une image rapidement aperçue dans la rue qui s’est ancrée dans sa mémoire. Cela n’est nullement contradictoire car : « La mémoire affective peut s’exprimer d’une autre façon : le souvenir ne ramène pas avec lui la sensation passée, mais le fait ancien rappelé produit en nous une réaction sensitive nouvelle présente. Il se peut que nous croyions retrouver l’émotion qui accompagnait le fait ancien, alors que c’est le souvenir qui déclenche chez nous une nouvelle émotion [33] ». La sensation qu’il a éprouvée à l’époque est peut-être oubliée si elle a jamais existé. Seul son souvenir suffit à créer une sensation de dégoût dans le moment présent.

La Photo reste, selon Barthes, une image sans code. C’est sa lecture qui peut être codée. Elle n’est pas une « copie du réel » mais « une émanation du réel passé : une magie, non un art [34] ». Et, précise-t-il,  « L’important, c’est que la photo possède une force constative, et que le constatif de la Photographie porte, non sur l’objet, mais sur le temps. D’un point de vue phénoménologique, dans la Photographie, le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation [35] ». Pour le jeune narrateur, se remémorer l’époque des trois femmes les authentifie à ses yeux. Ces femmes existent bel et bien pour lui. Il connaît la contemporanéité de leur existence. Sa mémoire volontaire, sa mémoire de travail, entre en action par l’expérience acquise, par le souvenir de ces faits mémorisés dont il a tant de fois entendu parler. Toutefois, lorsque le sein flasque de l’ivrogne vient perturber ses pensées, il s’agit de la mémoire involontaire qui fait irruption dans son esprit sans être sollicitée. Ce souvenir surgit sans qu’il l’ait voulu. Cette émanation le conduit à la conscience d’un musée qui n’est autre que l’étiquetage de faits historiques élevés au rang de souvenirs collectifs.

C’est alors que le regard du narrateur, accoudé au balcon, s’égare « dans la dorure transparente du soir, au-dessus de la steppe ». Les photographies fonctionnent comme témoignage de la vie intérieure du narrateur. Elles en forment le reflet. « Tel est l’effet produit lorsqu’une source de lumière extérieure n’est plus visible  [36] » nous dit Tisseron. En effet, le soleil vient de s’éteindre sur la steppe. Le garçon se laisse entraîner par sa mémoire. Mais la lumière ambiante disparue le transporte dans « la matinée claire d’automne » de la photographie où vivent les femmes. Situation opposée à leur mort. Pour le narrateur, elles sont seulement plongées dans l’oubli qui serait devenu éternel si la page du journal ne s’était retournée. Le jeune narrateur les fait revivre. Il en est conscient. S’il ne les avait pas sous les yeux, par hasard, elles seraient restées dans l’oubli. Plus personne n’aurait pensé à elles, ni même connu leur existence. Ces photos sont comme « un livre à qui seule la lecture peut insuffler la vie [37] ».

Le réel et le décor sonore

La journée se termine. Le ciel retient la luminosité cristalline des soirées fraîches de l’été. Le feuillage des arbres se teinte de jaune, couleur automnale qui  permet au narrateur, alerté par le cri de la koukouchka, la petite locomotive qui passe près du balcon, de faire vivre les Parisiennes en transformant la soirée sibérienne en matinée automnale élyséenne. Le train siffle deux fois. L’image du quotidien se profile sur un décor sonore.

Le jeune adolescent s’approche du balcon, le balcon où Charlotte a présidé, par ses histoires, à tant de départs imaginaires vers cette France lointaine. La journée est claire et lumineuse. C’est la fin du mois d’août, l’automne déjà pour la Sibérie. Le bois de Saranza est « émaillé de quelques feuilles jaunes. Les toutes premières. Le cri de la petite locomotive retentit de nouveau [38] ». Et le son transformé en lumière produit l’illumination de l’extase naissante : « Tout semble illuminé intérieurement, comme intérieurement ensoleillé. La photographie est alors appelée à se substituer à la certitude insupportable de la dégradation la satisfaction d’une représentation non seulement figée, mais transfigurée [39] ». Le feuillage parisien se substitue au bois de Saranza, le narrateur s’égare dans sa mémoire et pénètre dans les infinies possibilités du monde virtuel.

Revenant au souvenir des trois élégantes, une pensée simple lui vient à l’esprit : « Oui, il y avait dans leur vie une matinée d’automne claire… » [40] La sensation première qui conduit à cette phrase n’est pas décrite. Il s’agit d’une pensée du narrateur alors qu’il revient au souvenir des trois femmes. Ces élégantes sont déjà transformées en souvenir alors qu’il n’en a vue que la photographie.

Pour décrire semblable situation dans A la recherche du temps perdu, Gérard Genette dans Figures III [41] parle de détonateur analogique à propos de Proust,  mais il s’agit alors d’un souvenir. Proust lui-même parle de « déflagration du souvenir ». Chez Makine, dans le fragment qui nous occupe, c’est la mémoire imaginative qui est sollicitée et permet au narrateur d’évoquer une matinée d’automne aux Champs-Élysées où il n’a, de sa vie, jamais mis les pieds. Toutefois, c’est à partir de souvenirs et de sensations connues mémorisées qu’il construit cette sensation nouvelle. La photographie est devenue souvenir.  Dans la phrase « Oui, il y avait dans leur vie une matinée d’automne claire » se profile un relais spatio-temporel. Les deux termes, « relais spatio-temporel » et « détonateur analogique » ne sont pas incompatibles, mais « détonateur analogique » employé dans ce cas précis pourrait prêter à confusion. Lorsque Genette emploie le terme de « détonateur analogique », il précise : « cette première explosion s’accompagne toujours nécessairement et aussitôt d’une sorte de réaction en chaîne qui procède, non plus par analogie, mais bien par contiguïté, et qui est très précisément métaphorique ». Comme le note Genette, Proust parle lui-même d’irradiation. « Il y avait en moi, irradiant une petite rose autour de moi, une sensation etc.  [42] ». Tout cela pour expliquer le phénomène de « la mémoire involontaire ». Mémoire involontaire que les Tadié nomment « mémoire sensitive ». Cette phrase de Makine est commentée par Els Jongeneel [43] qui voit une similarité avec Proust et la thématique de la magie du nom à l’origine de l’éveil de la vocation artistique. Or, dans cette phrase de Makine, aucun nom ne surgit : « Oui, il y avait dans leur vie une matinée d’automne claire », tout au plus une dimension spatio-temporelle. Par contre, cette phrase est dans le contexte étudié, le début de l’éveil.

Nous avons vu que selon Barthes, la photographie est le témoin de ce qui a été et qu’elle s’exprime d’une manière tautologique. Pour le narrateur, le « ça a été », dans sa complétude existentielle, dépasse l’instantisation de ce moment et sa fixation. Il ne s’agit pas uniquement de trois femmes, mais ce sont toutes les circonstances de l’instantisation qui émergent à la contemplation. Le « ça a été », passé composé, devient présent : « c’est ». De la caverne de Platon où l’avaient confiné les photographies [44], le narrateur plonge dans la vie photographique, pénétrant ainsi une illusion de loin supérieure : le miracle de la virtualité. Le miracle makinien est que cette phrase entraîne le narrateur dans ce bois dont il ne sait plus s’il est sibérien ou parisien.

Le virtuel

Ce qui a été, « ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement »  est démenti par la capacité du narrateur à se propulser dans la matinée d’automne. C’est alors que « trois élégantes aux yeux ombrés de noir » engendrent l’odyssée de la lumière et du temps. Tous ses sens sont en émoi. Il voit la lumière filtrée par les feuilles accrochées aux branches ; il respire l’air de cette matinée d’automne ; il entend les roues d’un phaéton résonner sur les pavés ; il goûte « l’arôme amer » qui l’entoure. La magie opère une fois que le narrateur a découvert la force du silence, ce silence qui effraie tant les gens à l’accoutumée : «  Les gens parlent car ils ont peur du silence [45] ».

Le punctum serait donc, pour le narrateur, ce petit triangle rebondi. Dans la même optique, il est possible d’assigner à l’image un punctum acoustique, le sifflet de la koukouchka qui se réverbère dans le son émit par le phaéton dans la photographie. La France que lui a racontée Charlotte aux fil des années est engloutie dans les méandres du temps. Toutefois, le jeune garçon ne possède que ces descriptions écoutées tant de fois auxquelles s’ajoutent des articles de journaux défraîchis, vieillis et leurs photographies comme seuls vestiges de cette époque qu’il ne peut supposer révolue.

Sans difficulté, il se transporte dans ce bois, nouveau et inconnu pour lui, et ses odeurs automnales. Le virtuel est si réel que « le soleil qui perçait à travers les branches [46] » le fait cligner des yeux et qu’il entend « le bruit lointain d’un phaéton roulant sur les pavés. Et le ruissellement encore confus de quelques répliques amusées que les trois femmes échangeaient [47] ». Le virtuel est si réel que le narrateur prend peur car il s’est transporté « par tous les sens » dans cette matinée. La vue, l’odorat, l’ouïe le font vivre intensément « dans l’instant que le sourire des trois élégantes avait suspendu » [48] et nous dit-il, c’est « presque effrayé que je m’arrachais à sa [de l’instant] lumière ». Ses mots textuels sont « J’eus soudain très peur d’y rester pour toujours ». Et alors, « Aveuglé, assourdi, je revins dans la pièce, je retirai la page du journal…  La surface du cliché sembla frémir, comme celle, aux couleurs humides et vives, d’une décalcomanie. Sa perspective plate se mis soudain à s’approfondir, à s’enfuir devant mon regard [49] ». Il est alors capable de vivre les instants présent et passé simultanément. La disparition de l’obstacle temporel l’effraie un tant soit peu. La visualisation l’éveille à la conscience des autres sens où l’ouïe domine par le bruit du phaéton sur les pavés et les éclats de rire des trois femmes. L’image acoustique  produit l’éveil.

L’immersion dans le virtuel est effrayante. C’est un monde où l’imaginaire transcende et cristallise l’aspect bidimensionnel de la photo en tridimensionnalité. Deux visions se superposent en une vision stéréoscopique. La décalcomanie devient la métaphore de la dualité existentielle du narrateur symbolisée par le noir et blanc de la photographie. La photo s’ouvre. Le narrateur s’identifie au photographe. Il superpose sa vision à la sienne comme les contemporains de Niepce poursuivaient des expériences par jeu et fabriquaient des tableaux chimiques à l’aide de l’ombre et la lumière. L’absorption de l’instantisation transcendentale qui permet l’invasion de l’Autre déclenche la connaissance de soi. Cette phrase : « Oui, il y avait dans leur vie une matinée d’automne claire », ce sésame engendre la dissolution de l’obstacle spatio-temporel.

C’est aveuglé et assourdi qu’il revient à son environnement. Il reprend pied dans l’espace quotidien, familier, la pièce de Saranza et la palpation du  papier journal. Dans cette scène, la cime des arbres se découpe avec précision sur l’azur du ciel. Or l’arbre évolue sur trois niveaux. Par ses racines, il est en contact avec le monde souterrain ; par son tronc avec le monde quotidien et son faîte touche au ciel. En un mot, l’arbre relie le ciel et la terre, tout comme la lumière. La ligne de l’horizon perçue comme « pure, tranchante » symbolise la scission entre la Russie et la France, entre  l’ombre et la lumière. Deux univers jusque-là distincts pour le narrateur se fondent l’un dans l’autre à la pénétration de l’univers photographique, le monde virtuel.

L’extase et l’hypnose

Cette expérience du narrateur n’est pas sans rappeler celle de « la possédée du diable », la nonne Euphrosyne dont Gurdjieff nous entretient dans les Récits de Belzébuth [50]. Cette nonne se plaignit à l’abbé Pédrini, son confesseur, de certains malaises. Celui-ci appris que son amant lui avait fait cadeau d’un portrait joliment serti de pierres précieuses. Il remarqua aussi, que lorsque Euphrosyne contemplait ce portrait un peu longuement, elle tombait en extase, pâlissait, restait pétrifiée et se livrait à ce que Gurdjieff nomme pudiquement « des manifestations rappelant dans tous leurs détails celles auxquelles se livrent les nouveaux mariés pendant ce qu’on appelle leur « nuit de noces » [51] ». Cet état singulier durait environ deux heures, après quoi elle revenait à elle sans se souvenir des instants passés. Désireux d’élucider le mystère, l’abbé sollicita l’aide du docteur Bambini et tous les deux notèrent que la nonne tombait toujours dans cet état singulier lorsque son regard se posait longuement sur l’une des pierres. Après plusieurs expériences, ils se rendirent compte que tous les êtres tombaient dans le même état s’ils regardaient un peu trop longuement un objet brillant et chatoyant.

Or le narrateur considère longuement la photographie et qui plus est, la lumière qui filtre au travers du feuillage. Sans entrer dans le débat du conscient et du subconscient suscité par Gurdjieff, de toute évidence, il pourrait s’agir ici de ce qu’il nomme « vision et sensation de ce qui s’est passé dans les temps les plus reculés [52] ». L’objection possible serait que l’époque dans laquelle se propulse le narrateur n’est pas si éloignée de celle où il vit, ce serait omettre deux faits. Le premier, qu’il est un enfant pour qui la durée temporelle possède une tout autre valeur et signification que pour un adulte. Le second, serait occulter la variabilité du concept de durée.

Le narrateur par la contemplation prolongée de l’objet se retrouve dans un état de « manifestation concentrée [53] ». La concentration du narrateur se produit premièrement, grâce à la foi qu’il a en ses capacités : il veut à tout prix faire revivre les trois femmes ; deuxièmement, par le sentiment de volupté que lui procure les belles et troisièmement par la curiosité. Toutes passions nécessaires, selon Gurdjieff, à la réalisation de cet état. Cet état que l’on observe, dont on sait ce qui le produit mais dont on ignore le fonctionnement. Toutefois, à l’encontre de la nonne, le narrateur est tout à fait conscient de ce qui s’est produit en lui même s’il en a été effrayé. Sur ce point, leur expérience respective diffère.

L’éveil de la conscience

Afin de prendre conscience de moi-même, l’Autre m’est indispensable. J’ai besoin du regard d’Autrui : « l’acte le plus personnel même, l’éveil de la conscience de soi, implique toujours déjà un interlocuteur, un regard d’Autrui qui se pose sur nous » [54] En d’autres termes, devenir conscient de soi, signifie se voir, pour ainsi dire, avec les yeux d’Autrui. Cette manière de se voir revient à se mettre à la place d’Autrui, pour être en état de s’observer. Pour le narrateur, c’est le regard photographique qui lui permet de s’observer.

Dans cette brève étude, il apparaît que plusieurs mythes et symboles sont entrelacés dans la narration. Parfois simplement effleurés quelques fois nettement développés. Tel est le cas dans celui du triangle ou de la lumière et non moindre celui de la Photographie comme représentation de la réalité une et unique. L’idée de la platitude de l’image et surtout celle de la non reproductibilité de l’instant passé, son irréversibilité, sont détruites par la capacité du narrateur à se projeter dans un monde inconnu qui n’est ni souvenir ni connaissance. Il n’a jamais visité Paris et l’époque du cliché est bien loin derrière le moment où il vit actuellement. Est-ce la solitude et la visualisation répétées des photographies accouplées aux anecdotes tant de fois entendues qui lui donnent cette capacité ?

D’un autre côté, tout autant nous voyons le narrateur s’éveiller à la conscience de soi par le regard de l’autre, compris dans la photographie et par le son de la locomotive à laquelle se substitue le bruit du phaéton, tout autant s’élève une autre question : l’extase et l’hypnose peuvent-elles être considérées comme synonymes l’une de l’autre comme semble le suggérer Gurdjieff  à l’emploi des deux termes présentés indifféremment dans l’ouvrage précité ? L’extase et l’hypnose concourent-elles à l’éveil de soi ? La phrase qui lui ouvre le monde de la photo, le sésame par lequel il en pénètre le virtuel, le doit-il à la répétition interne qu’il en fait ? Autant de questions laissées sans réponse, mais qui méritaient néanmoins d’être posées.

Bibliographie

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Roland Barthes, Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1994, t. III

Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Le Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1985

Murielle Lucie Clément, « L’image acoustique dans le Testament français d’Andreï Makine » Plaisance, n° 1, anno 1°, Roma, Pagine, 2004, pp. 17-28

Gérard Genette, Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972

Georges Ivanovitch Gurdjieff, Du tout et de tout (1930-1940), Paris, Janus, 1956, traduction : Jeanne de Salzmann et Henri Tracol

Els Jongeneel, « L’Histoire du côté de chez Proust. Andreï Makine, Le Testament français », in Sjef Houppermans, Pau J. Smith et Madeleine van Strien-Chardonneau ed., Histoire jeu science dans l’aire de la littérature, Amsterdam, Rodopi, coll. Faux-Titre, 2000

Andreï Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995

Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000

Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. I

Susan Sontag, Sur la Photographie (1973,1974,1977), Christian Bourgois, Paris, 2003

Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999

Serge Tisseron, Le Mystère de la chambre claire, Flammarion, Paris, 1996

Notes


[1] Andreï Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995

[2] Au sujet de l’image acoustique : Murielle Lucie Clément, « L’image acoustique dans le Testament français d’Andreï Makine » Plaisance, n° 1, anno 1°, Roma, Pagine, 2004, pp. 17-28

[3] Andreï Makine, Le Testament français, p. 162

[4] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Le Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 973, souligné dans le texte

[5] Sont employés les graphismes suivants : « Photographie » pour le procédé et « photographie » pour le résultat.

[6] Serge Tisseron, Le Mystère de la chambre claire, Flammarion, Paris, 1996, p. 61

[7] Les termes de « Référent » et de « Spectator » sont empruntés à Roland Barthes, La Chambre claire in Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1994, t. III

[8] Serge Tisseron, Op.cit., p. 61

[9] Susan Sontag, Sur la Photographie (1973,1974,1977), Christian Bourgois, Paris, 2003, p. 110

[10] Serge Tisseron, Op. cit., p. 103

[11] Ibid., p. 103

[12] Ibid., p. 106

[13] Ibid., pp. 106-107

[14] Ibid., p. 107

[15] Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999

[16] Ibid., p. 27

[17] La réminiscence serait la prérogative de l’être humain, les animaux en étant dépourvus, au contraire de la mémoire, l’apanage de tous.

[18] Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 3

[19] Ibid., p. 7

[20] Jean-Yves et Marc Tadié, Op.cit., p. 177, nous soulignons

[21] Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibl . de la Pléiade », t. I, p. 1066, cité par Jean-Yves et Marc Tadié, Op. cit., p. 115

[22] Andreï Makine, Le Testament français, p.  164

[23] Ibid.

[24] Roland Barthes, Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1994, t. III, p. 1169

[25] Ibid., p. 1147

[26] Au sujet de cette photographie, je tiens à préciser qu’à l’observation, je vois la jupe recouvrir l’encolure et non la croupe du cheval.

[27] Roland Barthes, Op. cit., p. 1169

[28] Ibid., p. 1170

[29] Serge Tisseron, Op. cit., p. 18

[30] Andreï Makine, Le Testament français, pp. 164-165

[31] Jean-Yves et Marc Tadié, Op. cit., p. 177

[32] Jean-Yves et Marc Tadié, Op. cit., p. 187

[33] Ibid., p. 187

[34] Roland Barthes, Op. cit., p. 1170, souligné dans le texte

[35] Ibid.

[36] Serge Tisseron, Op. cit., p. 73

[37] Gérard Genette, Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 130

[38] Andreï Makine, Le Testament français, p.  166

[39] Serge Tisseron, Op. cit., p. 73

[40] Andreï Makine, Le Testament français, p. 166

[41] Gérard Genette, Op. cit.,  p. 56

[42] Ibid., p. 56

[43] Els Jongeneel, « L’Histoire du côté de chez Proust. Andreï Makine, Le Testament français », in Sjef Houppermans, Pau J. Smith et Madeleine van Strien-Chardonneau ed., Histoire jeu science dans l’aire de la littérature, Amsterdam, Rodopi, coll. Faux-Titre, 2000, pp. 80-91

[44] Susan Sontag,  Sur la Photographie (1973,1974,1977), Christian Bourgois, Paris, 2003, p. 17

[45] Andreï Makine, Le Testament français, p. 158

[46] Ibid., p. 167

[47] Ibid.

[48] Ibid.

[49] Ibid.

[50] Georges Ivanovitch Gurdjieff, Du tout et de tout (1930-1940), Paris, Janus, 1956, traduction : Jeanne de Salzmann et Henri Tracol, pp. 553-556

[51] Ibid., p. 554

[52] Ibid., p. 1077

[53] Ibid., p. 558

[54] Mikhaïl Bakhtine, Le principe dialogique – cité par Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 50