Cunnilinctus et fellation

 

« Cunnilinctus et fellation. Le sexuellement correct chez Houellebecq », dans Michel Houellebecq à la Une, sous la direction de Murielle Lucie Clément e.a. eds., Amsterdam / Atlanta, Rodopi, 2011

Auteur d’une trilogie, Houellebecq, sperme et sang (2003), Michel Houellebecq revisité (2007) et Michel Houellebecq. Sexuellement correct (2010), Murielle Lucie Clément a inventorié les pratiques sexuelles dans l’œuvre houellebecquienne et les a répertoriées par ouvrage et présente ici le résultat de sa recherche en ce qui concerne le cunnilinctus, la fellation et la masturbation. Devant la profusion des scènes charnelles dans les romans, Clément s’interroge sur leur fonction et leur pertinence du point de vue éditorial, auctorial et commercial.

Quelques précisions techniques

En premier lieu, nous aimerions répertorier les termes et présenter quelques chiffres ayant trait aux scènes charnelles dans les romans houellebecquiens. Dans Extension du domaine de la lutte (156 pages)[1], nous retrouvons au total soixante-dix-sept termes, considérant tout aussi bien les organes masculins que les organes féminins. Toutefois, la rencontre des deux éléments est nihil. En ce qui concerne Les Particules élémentaires  (394 pages)[2], nous avons deux cent trente-neuf termes, décrivant les organes masculins et féminins. Les rencontres charnelles sont particulièrement nombreuses ainsi que les émissions des deux sexes et les relations buccogénitales. Lanzarote (90 pages)[3], emploie cinquante-neuf termes et décrit les organes masculins et féminins ainsi que leurs interactions dans diverses formules où les relations buccogénitales et les fluides physiologiques abondent. Plateforme  (370 pages)[4] force le trait avec, dans trois cent soixante-dix pages, trois cent soixante-douze termes, soit presque un terme à chaque page avec organes féminins, organes masculins, relations buccogénitales et autres avec écoulements de différentes secrétions très copieuses. En somme, il s’agit d’une panoplie d’échantillons assez représentative des différentes pratiques, dans sa complétude et sa diversité. Quant à La Possibilité d’une île (485 pages)[5], ce roman – avec cent trente-quatre termes – est nettement moins jouissif avec tout de même, il est vrai des descriptions d’organes des deux sexes en relations buccogénitales et quelques descriptions de fluides.

Si nous nous penchons sur les relations proportionnelles entre termes et pages nous obtenons le graphique suivant sur lequel se lisent Les Particules élémentaires et Plateforme comme les romans ayant la plus grande concentration de termes de sexe par rapport au nombre de pages :

 proportions

Parmi ces termes employés, bien que décrit de nombreuses fois,  celui de « cunnilinctus » est absent. Par son étymologie, cunnilinctus  vient de cunni signifiant « con » et lingere de « lécher » et désigne techniquement parlant une pratique sexuelle raccordant la bouche d’un personnage avec les parties génitales féminines externes d’un autre. Le second étant obligatoirement de sexe féminin. À ce sujet, il existe une confusion terminologique : le cunnilingus concerne la personne ; pour la pratique, le mot correct est « cunnilinctus » qui est donc la caresse buccale de la région vulvoclitoridienne.

Pour ce qui est de la fellation, le mot vient du latin « fellatio » de « fellare » : « sucer, téter » dont il est dit que c’est un acte sexuel consistant à exciter les parties génitales masculines par des caresses,  buccales ici aussi. La prononciation du mot en soi entraîne certaines précisions selon que l’on emploie le terme francisé ou le terme latin :

Prononciation

Le registre familier emploie aussi de nombreuses appellations dont celle de « pompier ». Mais Romain Gary, avec humour, dans Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable l’a précisé : « La fellation peut être utilisée comme une caresse dans le cours normal de l’étreinte, mais certainement pas comme une méthode de réanimation[6] ».

Terme créé par John Marten en 1710, l’onanisme, une somatisation de la masturbation est une allusion au péché d’Onan de l’ancien testament. Il aurait préféré laisser sa semence se perdre en terre au lieu de féconder la veuve de son frère comme l’exigeait la tradition. Bien que le texte biblique ne fasse aucune référence explicite à l’acte masturbatoire, le terme onanisme est employé pour parler de la masturbation, une pratique pour procurer le plaisir sexuel par stimulation des parties génitales (parfois aussi de l’anus). L’étymologie provient du latin masturbari. En Europe, la masturbation fut longtemps considérée comme une perversion.

Après ces quelques précisions techniques, nous aimerions aborder le cœur de notre article : les relations buccogénitales et les scènes charnelles chez Michel Houellebecq.

En fait, la critique s’est peu penchée – si ce n’est de manière polémique – sur le sujet chez Houellebecq et a catégorisé ses écrits de pornographiques ou d’érotiques. Nous avons démontré ailleurs que le classement choisi réside dans la position de l’observateur[7]. D’un autre côté, les critiques partagent majoritairement le même avis sur la place assez considérable accordée aux descriptions de relations charnelles dans les romans houellebecquiens[8]. La question centrale de cet article se module sur deux volets. Premièrement, en quoi consistent ces descriptions charnelles dans les romans ? Deuxièmement, quelle est leur fonction ?

Fellation et cunnilinctus

Plusieurs critiques l’ont déjà remarqué – notamment à la sortie des Particules élémentaires – les descriptions de scènes sexuelles chez Houellebecq apparaissant avec une lancinante répétition semblent des citations de film x[9]. Les deux termes – non contradictoires stricto sensu – méritent attention et nous y reviendrons.

Dans Les Particules élémentaires, Bruno, en véritable obsédé sexuel de la saga houellebecquienne, aborde les femmes sans cacher ses intentions ou tout du moins ses désirs : « Sophie, j’ai envie de te lécher la chatte… » (PE 167) et il s’attèle consciencieusement à la tâche. L’action s’emballe radicalement lorsque le couple nouvellement formé par Christiane et Bruno rencontre leurs nouveaux amis et que la femme « [l]ui donna quelques petits coups de langue sur le gland » (PE 248) et « [p]artout autour d’eux des couples baisaient, se caressaient ou se léchaient » (PE 299). La partie de plaisir continue :

Bruno et Rudi pénétrèrent successivement Hannelore, cependant que celle-ci léchait le sexe de Christiane ; puis ils échangèrent les positions des deux femmes. Hannelore effectua ensuite une fellation à Bruno. […] En outre, elle suçait avec beaucoup de sensibilité ; très excité par la situation, Bruno jouit malheureusement un peu vite. Rudi, plus expérimenté, réussit à retenir son éjaculation pendant vingt minutes cependant qu’Hannelore et Christiane le suçaient de concert, entrecroisant amicalement leurs langues sur son gland. Hannelore proposa un verre de kirsch pour conclure la soirée. (PE 270)

Nous avons ici une description de l’acte sexuel partagé typique de la prose houellebecquienne où la chute connote une situation sociale ordinaire – adaptée à la nationalité de Rudi et Hannelore – engendrant l’humour et l’ironie. Tout se passe dans la plus grande convivialité, l’échangisme bien ancré dans les mœurs. Il est vrai que « […] Bruno s’aperçut avec ravissement qu’il avait une nouvelle érection, moins d’une heure après avoir joui entre les lèvres d’HanneloreSur la fin Hannelore s’accroupit entre ses cuisses et téta son sexe par petits coups » (PE 271 et 299). Malgré ses éjaculations souvent précoces, Bruno possède des qualités très appréciées de la gente féminine : « Ses compagnes de rencontre se montraient toujours ravies par l’agilité de sa langue, par l’habilité de ses doigts à découvrir et à exciter leur clitoris »  (PE 305). À lire ces quelques passages du roman, le lecteur pourrait penser que ce héros est comblé. Or, il n’en est rien. Bien qu’apprécié, dans ce domaine particulier, par la gente féminine, Bruno est un grand insatisfait, obsédé jamais heureux.

Dans De la fellation comme idéal dans le rapport amoureux (2002)[10], Gérard Lenne écrit : « Spectateur assidu de cinéma, je fais partie de la génération qui a assisté au grand chambardement des années 70, à l’explosion du film hard, dans la foulée de la fameuse révolution sexuelle. On a dès lors pu voir la chose elle-même sur grand écran, on a vu des bouches démesurées enfourner des sexes colossaux, on a pu observer leur capacité à leur dispenser un plaisir dont l’apothéose apparaissait à l’image, parfois en lyriques geysers sur pellicule solarisée[11] ». Ces mots de Gérard Lenne, Houellebecq aurait sans nul doute pu les écrire et très certainement que les scènes récurrentes de fellation des films hard ont influencé sa perception du sexe transmise à ses héros. En effet, comme le déclare Daniel1 dans La Possibilité d’une île, « […] dans les films pornos il y a toujours au moins une scène avec deux femmes, j’étais persuadé qu’Esther n’avait rien contre, et quelque chose me disait que Fadiah serait partante également » (PI 196).

Dans Lanzarote, le lecteur peut jouir de la rencontre d’un homme et deux femmes très bien théorisée selon le féminisme militant. « Pam s’accroupit au-dessus du visage de Barbara, lui offrant son sexe à lécher [et alors] Elle se releva et s’installa à califourchon sur mon visage. […] J’effleurai d’abord les grandes lèvres, puis enfonçai deux doigts – sans grand résultat, elle devait être très clitoridienne » (L 56). Cela ne peut étonner car : « A l’époque héroïque de l’après-68, le féminisme militant, pur et dur, a prôné les pratiques qui n’incluaient pas la pénétration, assimilée à tort ou à raison au machisme. La femme libre et nouvelle théorisait volontiers sa sexualité, elle était clitoridienne plutôt que vaginale, et le discours féministe encourageait les progrès du cunnilingus et de la fellation[12] ». D’autre part, les années 68 sont décriées par Houellebecq pour leur pseudo révolution/libération sexuelle (PE 170-171).

En revanche, Lanzarote s’avère une île de tous les délices – sexuels, cela s’entend – pour le narrateur : « Je donnai un coup de langue appuyé sur le bouton. […] Amenant son sexe contre ma bouche. Je posai les mains sur ses fesses et recommençai à la lécher avec une ardeur croissante » (L 56-57). Ayant eu la chance de rencontrer deux lesbiennes non-exclusives, il peut s’adonner au sport houellebecquien favori dans tous ses états et positions : « J’enlaçai Pam et déposai de petits baisers sur ses épaules et sur son cou pendant que Barbara commençait à la lécher. Elle jouit un peu plus tard, presque calmement, avec une cascade de petits couinements aigus. […] Pam et Barbara continuaient à s’enlacer et à s’entre sucer dans le grand lit » (L 65). Par ailleurs, le narrateur confie les détails de la fellation : « Pam avait une manière très particulière de sucer, pratiquement sans bouger les lèvres, mais en passant la langue tout autour du gland, parfois très vite, parfois avec d’exquis ralentissements. […] Barbara se déshabilla complètement, s’agenouilla devant moi et me prit dans sa bouche. Elle referma ses lèvres sur le bout de mon sexe, et, lentement mais irrésistiblement, centimètre après centimètre, l’introduisit dans sa gorge » (L 57 et 64).

Don’t worry…” dit-elle ; puis elle s’agenouilla pour me faire une pipe. Elle avait une technique très au point, certainement inspirée par les films pornos – ça se voyait tout de suite car elle avait ce geste, qu’on apprend si vite dans les films de rejeter ses cheveux en arrière pour permettre au garçon, à défaut de caméra, de vous regarder en pleine action. La fellation est depuis toujours la figure reine des films pornos, la seule qui puisse servir de modèle utile aux jeunes filles ; c’est aussi la seule où l’on retrouve parfois quelque chose de l’émotion réelle de l’acte, parce que c’est la seule où le gros plan soit, également, un gros plan du visage de la femme, où l’on puisse lire sur ses traits cette fierté joyeuse, ce ravissement enfantin qu’elle éprouve à donner du plaisir. […] et j’éprouvai un immense bonheur à jouir dans sa petite bouche. (PI 200)

De toute évidence, le narrateur s’est choyé au visionnement répété de films x et la fellation est une de ses caresses préférées. Cela n’est nullement pour surprendre. Selon Lenne, « […] la fellation est de loin, pour les hommes, la caresse préférée – passant avant le coït simple par pénétration vaginale » (p. 24).

Le cinéma et indubitablement encore plus récemment les chaînes de télévision programmant des films érotiques en continue, ont contribué pour une large part à la diffusion d’une pratique sexuelle peu connue jusque-là d’un vaste public. Caresse devenue banale en littérature grand public, mais au quotidien sujette à réticences, discussion, voire interdiction : « Aux États-Unis, spécialistes en la matière [de répression puritaine], dix-huit États interdisent encore la fellation hétérosexuelle, vingt-deux la fellation homosexuelle – le pompon étant détenu, ce qui n’étonnera personne, par les États du vieux Sud. Cette carte de la répression, si grotesque soit-elle (des peines d’emprisonnements pourraient, théoriquement, être requises), recoupent une carte de la honte, puisque ce sont peu ou prou les mêmes États qui continuent d’appliquer la peine de mort[13] ». La fellation, décrite comme l’excitation par les lèvres et la bouche du membre masculin, avait permis à Bill Clinton, lors de l’affaire Lewinsky, de dire qu’il n’avait pas eu de rapports sexuels. Il pouvait faire valoir que le rapport est du côté de l’officiant mais non du récepteur. Stratégie culturelle purement amoureuse ou hommage fervent de la part de la stagiaire en prière à son boss ? En effet, « si la pénétration vaginale nous est donc imposée par la nature, on découvre vite que la fellation – et ce n’est pas le moindre de ses charmes – est affaire de culture[14] ». La position présumée à genoux de Monica répond à l’imaginaire collectif : « Une fois qu’elle [la fellation] fut (joliment mais emphatiquement) baptisée “caresse absolue”, on a souligné à l’envi son caractère sacramentel, par référence à l’eucharistie. Y contribue, outre l’assimilation du sperme à l’hostie, la position de l’agenouillement – qui n’est, on le verra, qu’une de ses possibilités, mais semble prépondérante dans l’imagination populaire – et la ferveur de l’officiante[15] ». Cette position, préférée entre toutes dans l’imaginaire selon Lenne, n’a pas échappé à Houellebecq comme nous pouvons le constater.

En effet, dans Plateforme, entre autres, la baby-sitter (nommée Eucharistie) « […] se déshabillait jusqu’à la taille, se laissait caresser les seins ; puis il s’adossait au mur, elle s’agenouillait devant lui » (P 303, nous soulignons) ou bien, dans le même roman, Valérie, coquine alors que le narrateur l’embrasse « recula son visage, regarda à gauche et à droite : la rue était parfaitement calme. Elle s’agenouilla sur le trottoir, défit ma braguette, prit mon sexe dans sa bouche. Je m’adossais aux grilles du parc ; j’étais prêt à venir ». (P 188, nous soulignons).

Pour Di Meola, dans Les Particules élémentaires, la préférence de la fellation à la pénétration est aussi argumentée sobrement : « La pénétration perdait peu à peu de son intérêt pour lui, mais il prenait toujours du plaisir à voir les filles s’agenouiller pour lui sucer la bite. […] David jouit dans la bouche de la fille au moment où sa lame tronçonnait le sexe » (PE 257, nous soulignons). Dans cette description, la jouissance par la fellation est accentuée par celle de l’émasculation, un thème, aussi, récurrent de la prose houellebecquienne.

Dans La Possibilité d’une île, cette gâterie est vue comme une manière d’établir un rapport de dominance entre celui qui la reçoit et un autre dont l’expérience est celle d’un spectateur sans plus, mais l’officiante toujours agenouillée, elle aussi : « Obéissant sans un mot, elle s’agenouilla entre ses cuisses, écarta le peignoir et commença à le sucer ; son sexe était court, épais. Il souhaitait apparemment établir d’entrée de jeu une position de dominance claire ; je me demandai fugitivement s’il le faisait uniquement par plaisir, ou si ça faisait partie d’un plan destiné à m’impressionner. […] De temps en temps il posait la main sur la tête de la fille, qui interrompait son mouvement ; puis, sur un nouveau signe, elle recommençait à le pomper » (PI 233, nous soulignons).

Même dans Extension du domaine de la lutte, où la gaudriole est loin d’être à l’honneur, Raphaël surprend un couple dont la fille se livre à l’acte fellateur avec une variante dans la position : « “Quand je suis arrivé, ils étaient entre deux dunes. Il avait déjà enlevé sa robe et son soutien-gorge. Ses seins étaient si beaux, si ronds sous la lune. Puis elle s’est retournée, elle est venue sur lui. Elle a déboutonnée son pantalon. Quand elle a commencé à le sucer, je n’ai pas pu le supporter » (EDLL 120).

Les scènes de fellation abondent dans Les Particules élémentaires, véritable ode à la caresse buccale : « Peut-être quelques fellations » (81), « Une fellation bien conduite était un réel plaisir » (151), « Se faisant sucer par telle ou telle petite pute » (67), « La seconde après-midi, elle l’avait elle-même masturbé et sucé » (92), « Ensuite j’ai approché ma bite de sa bouche » (95), « Qu’on appelle communément “bouche à pipe” » (136), « Puis la langue de la fille se posa sur le bout de son gland » (173), « Elle referma ses lèvres et lentement, très lentement, le prit dans sa bouche » (173), « Lorsque les lèvres de la fille atteignirent la racine de son sexe, il commença à sentir les mouvements de sa gorge » (173), « La plupart des hommes préfèrent les pipes, dit-elle encore » (175), « Mais le premier soir elle proposa à Bruno de lui faire une pipe » (190), « Il finissait par céder, sortait son sexe. Elle le suçait rapidement, un peu trop fort ; il éjaculait dans sa bouche » (190), « Il montait chez elle, se faisait faire une pipe et repartait » (190), « Tout ce que je voulais, c’était me faire sucer la queue par de jeunes garces aux lèvres pulpeuses […]. Mais elles suçaient d’autres queues que la mienne » (219). Avec la proposition ultime : « Tu veux que je te prenne dans ma bouche ? » (PE 291) non dénuée de répétition : « Christiane lui suçait la bite et s’occupait de lui quand il était malade. […] Bruno se faisait sucer par Christiane […]. Elle promenait sa langue sur le sexe de Bruno » (PE 298 et 306). Pour la représentation de la fellation, non seulement les jeunes et moins jeunes filles sont sollicitées, les fillettes sont également mises à contribution dans le rôle de vestale phallique : « “Quand des amis de papa restaient dormir à la maison, je montais leur faire une pipe” rapportait Aurélie 12 ans » (L 80). Une trentaine de fellations sont également distribuées dans Plateforme. La terminologie évoluant dans un registre plus ou moins similaire. Le pénis contre la bouche, le gland titillé par la langue, excité à grands ou petits coups de langue, c’est selon, et finalement les femmes pourlèchent le sperme leur coulant le long des joues.

Jean-Yves dans le rôle d’irrumateur n’agit pas autrement que beaucoup de personnages masculins chez Houellebecq. Dans son cas, cependant, on peut lire la métaphorisation de son entreprise de tourisme sexuel où le mâle occidental plonge subitement corps et âme et plutôt corps que âme dans le tiers-monde où le rapport sexuel entre un homme de race blanche et une indigène s’assimile à une prise de territoire par le premier[16].

Il semblerait que la fellation se soit totalement aujourd’hui intégrée à notre culture érotique, qu’elle soit devenue une nécessité des films x. L’un des impératifs érotiques, elle en domine l’écran dans un mode de relation particulière à l’autre où chaque pulsion – émotionnelle, cérébrale, tactile… – se transcrit par la rencontre de deux organes. Lien complexe entre l’œil, la bouche et le sexe, la fellation, transformée en visualité sur la pellicule, a envahi les textes littéraires par la parole. La fellation pouvant être appréhendée du point de vue d’un danger potentiel – elle aplanit les différences essentielles entre homosexualité et hétérosexualité – reste une question sans réponse à ce jour.

Dans son superbe essai, La Fellation dans la littérature (2001), Franck Evrard remarque : « La force et la tension dramatique de la fellation viennent du fait qu’elle introduit un trouble dans la relation impersonnelle, uniquement fondée sur le sexe, qu’entretiennent les deux personnages. Elle constitue un langage qui rapproche des êtres enfermés dans leur narcissisme, en éveillant l’attention au mystère de l’autre et en invitant à une exploration de l’intimité des corps[17] ». Ne serait-ce que chez Houellebecq, la fellation est là pour elle-même, non pour inviter à une plus grande exploration. Elle est l’exploration. Selon Evrard : « la plus étonnante fellation est celle de Blow job (1964) d’Andy Warhol. Hors-champ, elle est suggérée par le gros plan presque neutre et indifférent (une demi-heure) sur le visage d’un homme en train d’être sucé. Le gros plan pornographique est retourné contre lui-même : au lieu d’exhiber le sexe, il exclut et cache, au lieu d’avouer, il fuit, décevant le voyeurisme[18] ». Un angle et un plan que Houellebecq a repris dans La Rivière[19], mais avec un visage de femme recevant l’hommage buccogénital d’une autre femme, et la séquence dure moins longtemps. D’une manière ou d’une autre, la tension ne se réalise pas avec une multitude de plans successifs sous différents angles. Peut-être fallait-il la fellation au lieu du cunnilinctus pour parvenir à la jouissance oculaire du spectateur sur ce point précis.

La masturbation

Les héros houellebecquiens sont des adeptes frénétiques de la masturbation à l’exception de Michel des Particules élémentaires. Cette occupation remplit une grande part de leurs rapports sexuels : « Puis je me suis masturbé, avec un meilleur succès… (EDLL 113), « J’ai mal dormi ; sans doute me suis-je masturbé » (EDLL 123), « Se masturbait-elle en écoutant du Brahms ? » (PE 18), « Tout en bavardant certains massaient leurs organes sexuels à travers le nylon du string, ou y glissaient un doigt, découvrant les poils pubiens, le début du phallus » (PE 24), « Il avait par deux fois tenté de se masturber » (PE 25), « Elle s’était dévêtue devant lui avant de l’encourager dans sa masturbation » (PE 92), « Il gérait maintenant paisiblement le déclin de sa virilité au travers d’anodines branlettes » (PE 151), « Bruno posa le sac plastique, sortit son sexe et recommença à se masturber » (PE 168), « Je me branlais à l’abri de mon bureau » (PE 239), « Je me suis même branlé sur une de ses dissertations »  (PE 244), « Puis il arrachait un œil à la vieille femme avant de se masturber dans son orbite saignante » (PE 255), « J’ai fini par sortir ma queue et par me branler sur un clip de rap » (L 36), « Je me branlais avec sérieux » (P 96), « Une masturbation menée d’une main experte » (P 290), « Pour l’instant, quoi qu’il en soit, j’avais besoin d’un repos absolu. J’allais donc à la plage, seul évidemment, je me branlais un petit peu sur la terrasse en matant les adolescentes à poil (moi aussi j’avais acheté un télescope, mais ce n’était pas pour regarder les étoiles, ha ha ha), enfin je gérais » (PI 97). L’énumération pourrait se prolonger.

Un des grands plaisirs sexuels du héros houellebecquien est aussi de pratiquer la masturbation à deux. Ou bien un partenaire (ou plusieurs) le masturbe, ou bien il procure cette caresse à sa partenaire : « Elle me regardait droit dans les yeux, et j’étais dans un tel état que ces seules paroles suffirent à me faire bander. Je crois qu’elle fut émue par cette érection si sentimentale, si humaine ; elle se rallongea près de moi, posa sa tête au creux de mon épaule et entreprit de me branler » (PI 38), « Elle continuait à branler avec régularité » (P 322), « Elle continuai à branler le clitoris de la femme » (P 292), « Je la branlai posément » (P 269), « Tout en continuant à me branler de l’autre main » (P 222), « Mon sexe au creux de sa main » (P 221), « Elle branlait et suçait avec ardeur » (P 116). Les exemples abondent et, en ce sens, cette énumération n’est qu’un simple échantillon illustratif.

Ainsi Houellebecq laisse-t-il voir que masturbation ne rime pas forcément avec solitude. Elle peut être un choix. La doxa influençant  a priori la réflexion de tout individu et considérant la masturbation un acte néfaste, la plupart des masturbants ont donc le réflexe de penser leur occupation comme honteuse. Mais, ne nous méprenons pas. L’acte masturbatoire chez Houellebecq correspond aussi à la doxa. En effet, pour elle, celui qui se masturbe est un être indésirable, au sens de non-désiré et les héros houellebecquiens sont bien décrits ainsi. Sans attraits physiques particuliers – bien au contraire – pour la plupart, il ne leur reste plus qu’à se masturber : « Dépourvu de beauté comme de charme personnel, sujet à de fréquents accès dépressifs, je ne corresponds nullement à ce que les femmes recherchent en priorité » (EDLL 15).

Une scène charnelle élaborée

Nous avons répertorié les scènes où la fellation, le cunnilinctus et la masturbation sont décrits de façon souvent brève et brutale dans un vocabulaire laissant peu de jeu à l’imaginaire quant aux variations possibles. Il est toutefois chez Houellebecq des scènes charnelles où tout le déroulement, ou presque, est laissé à l’imagination du lecteur. En illustration de notre propos, nous tirons un exemple des Particules élémentaires.

Je suis entré dans leur chambre, ils dormaient tous les deux. J’ai hésité quelques secondes, puis j’ai tiré le drap. Ma mère a bougé, j’ai cru un instant que ses yeux allaient s’ouvrir ; ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J’ai approché ma main à quelques centimètres, mais je n’ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler.[20]

Bruno en visite chez sa mère ressent un certain besoin. Les draps de lit, la femme allongée, les cuisses entrouvertes, rappelleront peut-être au lecteur attentif L’Origine du monde de Courbet. En ce sens, cette description pourrait être considérée comme une ekphrasis si l’on accepte la théorie qui la définit comme la description d’une œuvre d’art[21]. Selon la rhétorique ancienne, l’une de ses fonctions principales serait alors de donner à voir[22]. Et que donne-t-elle à voir dans le cas qui nous occupe ? Bruno devant la vulve de sa mère. Mais, elle montre plus. Elle démontre que, par exemple, lorsque l’on pense « le complexe de castration » inhérent à l’œuvre houellebecquienne, la démarche pourrait être considérablement élargie[23]. À notre avis, ce complexe dont souffrait tant le pauvre Sigmund – qu’il l’imaginait torturant tous ses congénères – est accouplé à un autre complexe tout aussi – sinon plus – présent. Ce que l’auteur laisse voir serait plutôt que l’homme – dont le membre viril est doté de miraculeuses capacités inflatives – bandant très fort dans sa solitude, souffre de ne savoir où caser son affaire dans les meilleurs délais et de préférence au chaud. Ce que le docteur Gérard Zwang a nommé « le complexe de protubérance[24] ». C’est clairement le cas de Bruno dans cette scène et dans bien d’autres dans le roman.

D’autre part, nous l’avons indiqué ailleurs[25], cette description est aussi une citation d’un texte de Huxley, ce que nous rappelons brièvement :

Très lentement, du geste hésitant de quelqu’un qui se penche en avant pour caresser un oiseau timide et peut-être un peu dangereux, il avança la main. Elle reste là, tremblante, à deux centimètres de ces doigts mollement pendants, tout près de les toucher. “L’osait-il ? Osait-il profaner, de sa main la plus indigne qui fût, cette …”. Non, il n’osait point. L’oiseau était trop dangereux. Sa main retomba en arrière…[26]

Ce texte est lui-même une citation de Shakespeare[27]. Nous pouvons dans le cas présent parler d’intertextualité. En outre, cette description n’est nullement détachable sans nuire à la signification du développement narratif ni chez Huxley, ni chez Houellebecq. Si John, le sauvage, se retient de toucher la jeune femme qui lui rappelle un oiseau timide, en fait d’oiseau, Bruno effrayé du mouvement de Jane, sa mère, écrasera – après son éjaculation – la tête d’un jeune chat, à lui en faire sauter la cervelle. Éclaboussement de sperme, éclaboussement de cervelle, jaillissement total. Première fonction de cette description : elle donne donc à voir la profondeur intertextuelle du roman et fonctionne en lecture métatextuelle comme l’interdit de l’inceste. Mais, elle n’inclut aucune morale, car comme le fait remarquer Fabrice Bousteau :

La morale est partout sauf chez Houellebecq. […] D’autre part, les relations sexuelles d’un homme et d’un homme ou de deux femmes entre elles sont encore assez mal perçues. Et s’il nous est donné de sodomiser légalement, on continue à se masturber sans le dire et à cacher son plaisir.[28]

Bruno se cache pour s’adonner à son plaisir et il dissimulera le cadavre du chat sous un monticule de pierres. Deuxième fonction : elle laisse voir le héros houellebecquien fonctionnant presque normalement sur le plan sexuel car le jeune garçon se masturbe après un visionnement pouvant être taxé d’excitant. Certainement exceptionnel si l’on en croit les données de l’enquête de Janine Mossuz-Lavau consignées dans La Vie sexuelle en France[29], est l’éclatement de la tête qu’il fait subir au chat, pratique non répertoriée dans l’ouvrage.

Mais, une autre dimension se profile avec cette description. Exception faite qu’elle porte à notre attention la profondeur littéraire du roman, et le comportement de Bruno, elle nous offre un aperçu de l’esthétique et de l’éthique vulvaire chez Houellebecq. De plus, avec son relent incestueux, ce fragment pourrait être taxé de sexuellement non-correct.

Or, ce que cette description laisse aussi voir, c’est le plaisir de Bruno et la vision de la vulve, un organe peu décrit en littérature jusque-là, mais aussi peu nommé exception faite chez quelques auteurs[30]. On aura sans peine noté que chez Houellebecq, si les relations sexuelles de deux femmes sont relatées, elles sont toujours cautionnées par l’œil – dans tous les sens du terme – approbateur d’un homme.

Dans cette scène, avec le chat torturé à mort, c’est aussi la psychanalyse qu’il conviendrait de mentionner :

Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire. Un seul point semble certain, c’est que l’émotion esthétique dérive de la sphère des sensations sexuelles ; elle serait un exemple typique de tendance inhibée quant au but. Primitivement, le “beau” et le “charme” sont des attributs de l’objet sexuel. Il y a lieu de remarquer que les organes génitaux en eux-mêmes, dont la vue est toujours excitante, ne sont pourtant jamais considérés comme beaux. En revanche, un caractère de beauté s’attache, semble-t-il, à certains signes sexuels secondaires.[31]

En ce sens, cette description – pensons au rapprochement avec  le tableau de Courbet – montrerait une certaine beauté, beauté du texte ou beauté du sexe, en d’autres termes : beauté de la description ou de l’objet décrit ? La vulve de Jane n’est pas à proprement parler décrite, mais juste nommée. Elle est là tout simplement. Offerte à la vue de Bruno comme L’Origine du monde derrière son rideau à celle de Lacan. D’un autre côté, ce fragment occulte tout à fait, les pensées de Bruno. Quelles sont les images qui, en ce moment précis où il essaie de toucher la vulve de sa mère, peuvent s’incruster dans ses pensées si tant soit peu qu’il en ait ? A-t-il quelque pensée spéciale pendant son acte ? La tête lui tourne-t-elle ? Et le chat dont la tête explose, serait-ce une métaphorisation de la vulve jouissante éclaboussée comme Houellebecq sait en innerver ses textes ? Sexuellement incorrect donc dans le contexte présent aux relents d’inceste et de torture animale considéré d’un point de vue doxique. En effet, ces fragments pourraient frapper la sensibilité du lecteur si ce n’est son imaginaire. Après avoir étudié ces scènes de fellation, de cunnilinctus et de masturbation récurrentes, nous aimerions nous pencher sur la fonction de cette pratique littéraire.

Valeur marchande et commercialisation

Dans Extension du domaine de la lutte, le fragment suivant a été longuement cité par la critique :

Le sexe représente bel et bien un second système de différentiation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différentiation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la “loi du marché”. Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d’autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes femmes ; le trouble et l’agitation sont considérables. [32]

Avec cette citation en tête, nous référons en premier à Bruckner et Finkielkraut dans Le Nouveau désordre amoureux où ils notent : « La société libérale avancée, c’est le mariage discret du Proxénète et du Puritain. On interdit moins et on tolère davantage ; mais c’est que l’ordre moral trouve désormais son compte à circonscrire le vice et à le rentabiliser[33] ». Et plus loin : « Il n’y a pas contradiction entre censure et permissivité : la permissivité est cette forme moderne de censure qui autorise les déviances à condition qu’elles se résignent à leur statut[34] ». Le comportement de Bruno serait-il déviant ? Il reste difficile de s’exprimer catégoriquement, toutefois, il semblerait possible, au vu des résultats d’enquête de Mossuz-Lavau, de pouvoir le considérer comme tel – bien que personne ne l’ait relevé comme extraordinaire jusqu’à présent.

Une autre question que nous serions tentée de poser est la suivante. Est-ce une littérature permissive ? Peut-être pas dans le sens où l’entendent Bruckner et Finkielkraut car, selon eux, il s’agirait d’une forme moderne de la censure. Ce qui amène la question qui suit. Houellebecq est-il censuré ? En effet, certaines personnes, physiques ou juridiques, ont essayé de censurer l’auteur en lui intentant des procès dans le dessein de provoquer, par voie de justice, la suppression de phrases, de noms de personnes ou de lieux de ses romans. Donc, cette censure n’autorisait pas la déviance. Ce qui nous ramène à notre point de départ sur le sujet : en était-ce une ? Une chose reste avérée. Ce qui pourrait être qualifié de « l’affaire du camping » a bénéficié les propriétaires du site de villégiature. Beaucoup de lecteurs de Houellebecq ont visité dès lors ce lieu de villégiature, ce qu’ils n’auraient jamais envisagé sans le procès. D’une part, parce que dans le roman rien n’indiquait qu’il s’agissait d’un lieu existant hors diégèse – le procès l’a fait savoir – d’autre part, puisqu’un camping n’était peut-être pas, a priori, l’endroit recherché pour les congés. Ici l’ordre moral (le plaignant) sort à son avantage du procès qu’il le gagne ou non. Une publicité gratuite lui est assurée. Dans le cas présent, l’ordre moral a trouvé son compte à circonscrire le vice et à le rentabiliser.

Le même processus s’est répété à la sortie de Plateforme avec « l’affaire des cons ». Les ligues antiracistes et musulmanes, la Grande Mosquée de Paris et son Rhéteur sortirent perdants du procès, mais y gagnèrent énormément en visibilité. Quel était l’enjeu du procès ? Rechigner à s’être fait traiter de con. De toute évidence des non houellebecquiens, car en somme cette littérature pourrait presque s’intituler L’Éloge du con ou défense et illustration du sexe féminin, si ce titre n’était déjà pris[35]. En revanche, plusieurs passages ont bien pu être ressentis comme de la pornographie par certains lecteurs, mais cela n’a jamais été le sujet d’un procès.

Les arcanes de la pornographie

Dominée par une puissante industrie mondiale, formatée à l’excès, destinée à un usage essentiellement masturbatoire, la pornographie a – par la répétition de ses représentations caricaturales – accentué une conception machiste de la sexualité et imposé à l’inconscient collectif une idée du sexe fondée sur la performance : vingt-cinq centimètres minimum, double pénétration syndicale, seins siliconés, fesses liftées, pilosités épilées, auxquels s’ajoutent depuis quelques années les lèvres vulvaires remodelées, rétrécies chirurgicalement, bijoux particuliers et tatouages des zones érogènes intimes. Voilà  en grandes lignes le paysage de l’éthique et de l’esthétique sexuelles contemporaines occidentales.

Une autre composante est la répétition obligée – et obligatoire – dans les films x de scènes sexuelles buccogénitales itératives et la masturbation masculine pour favoriser la visibilité des éjaculations. Ce que l’on pourrait nommer le sexuellement correct, aucun film voulant passer le ixage, ne pourrait s’en abstenir. Ces scènes chez Houellebecq répondraient donc à une nécessité de vraisemblablisation. En effet, les relations sexuelles étant à l’heure actuelle soumises  à la normalisation par les critères du film x, force est à notre auteur d’inclure des scènes coïncidant à ces critères. Cela dans un but bien précis. En effet, si les lois de la libéralisation correspondent, grosso modo, pour l’économie et pour le domaine du sexe, comme Houellebecq l’a décrit de manière hilarante, elles sont tout aussi valables pour le monde de l’édition qui représente bel et bien un troisième système de différentiation, tout à fait dépendant de l’argent, le générant et l’absorbant. Et ce système se comporte de manière tout aussi impitoyable. Les effets de ces trois systèmes sont par ailleurs strictement équivalents.

Tout comme le libéralisme économique et le libéralisme sexuel – et pour des raisons analogues – le libéralisme littéraire produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains publient régulièrement, d’autres pas du tout. Certains ont des dizaines de livres, d’autres aucun, bien qu’ils écrivent. Certains vendent des millions de livres traduits dans un nombre incalculable de langues et se trouvent au sommet du Parnasse ; d’autres s’enlisent dans l’anonymat le plus total et ne connaissent que les rives du Léthé. C’est la « loi du marché ».

Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. Dans un système littéraire où la censure est prohibée chacun réussit plus ou moins à trouver ses lecteurs. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes colossales ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. En système littéraire parfaitement libéral, certains ont une œuvre considérable et de nombreux fans ; d’autres sont réduits à la réflexion solitaire voire à l’insanité ou l’autoédition[36]. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société et à tous les domaines. Sachant cela, il est évident qu’un auteur a tout intérêt à faire partie des nantis littéraires. Chaque auteur désire être lu. Pour être lu, il faut éditer et pour éditer, il faut vendre. Pour vendre, il est nécessaire de se mouvoir avec succès dans un champ[37]. Nous avons pris la scène de Bruno et Jane en exemple, mais celle de fellation entre Jean-Yves et la baby-sitter dans Plateforme aurait tout aussi bien fait l’affaire : sexuellement incorrecte légalement puisqu’une relation sur la verge de la pédophilie, mais sexuellement correcte du point de vue éditorial et auctorial. Pour cette raison, le cunnilinctus, la fellation et autres scènes charnelles récurrentes sont donc bien là pour exprimer le sexuellement correct de Houellebecq, les aléas et les obligations du champ littéraire actuel pris en considération. D’autre part, les scènes charnelles, dans leur récurrence houellebecquienne, évoluent toujours dans le cadre de représentations admises par la doxa.

Une admiration sans équivoque s’empare du lecteur après une analyse des scènes charnelles houellebecquiennes et leur parfaite insertion dans les romans. Les tonalités des descriptions sont d’autant plus flagrantes qu’elles servent une narration dans laquelle les idiosyncrasies particulières des héros les placent dans une situation en porte à faux avec les lois sociétales généralement prônées. Sans jamais transgresser les codes doxiques, l’auteur flirte avec les possibles et les impossibles, les obligés et les superflus dans un équilibre narratif suggérant un réalisme dans une époque en mutation, expression d’une société en transformation, mais non sa copie intégrale. A l’inverse de certains de ses prédécesseurs, Houellebecq a su éviter les écueils de l’Index – tout en frôlant l’interdiction de plusieurs passages. Le système de valeurs initié dans Extension du domaine de la lutte a été exposé, proposé et retravaillé dans les romans suivants, liant les progrès indéniables de l’écriture et les libertés de l’imaginaire houellebecquien. Provocation fine et moins fine dans la description, indubitablement cocasse parfois, clairsemée au fil des pages, pleine de trouvailles et de régénérescences, telle est la prose houellebecquienne comme nous avons pu la parcourir et l’analyser brièvement dans cet article.

Notes


[1] Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai lu, 1997, (abrégé EDLL).

[2] Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, (abrégé PE).

[3] Lanzarote, Paris, Flammarion, 2000, (abrégé L).

[4] Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, (abrégé P).

[5] La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, (abrégé PI).

[6] Romain Gary, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Paris, Gallimard, 1975, p. 57.

[7] Murielle Lucie Clément, Michel Houellebecq revisité. L’écriture houellebecquienne, Paris, L’Harmattan, 2007.

[8] Pour une étude approfondie des relations charnelles chez Michel Houellebecq, cf. le troisième volet de notre trilogie Michel Houellebecq. Sexuellement correct, Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2010 et aussi téléchargeable au format électronique sur la boutique Kindle d’Amazon.fr.

[9] Sur la citation cf. Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Éditions du Seuil, 1979 ; pour les vidéos de films x toute videothèque spécialisée fera l’affaire. Selon nous, il serait peut-être tout aussi correct de parler de « novellisation » de scènes de film. Sur la novellisation, cf. Murielle Lucie Clément, Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma, musique), Sarrebrück, Éditions Universitaires Européennes, 2010, section iv, ch. ix et x, (version téléchargeable au format électronique sur www.muriellelucieclement.com).

[10] Gérard Lenne, De la fellation comme idéal dans le rapport amoureux, Paris, La Musardine, 2002.

[11] Ibidem, p. 12.

[12] Ibidem, p. 21.

[13] Ibidem, pp. 18-19.

[14] Ibidem, p. 49.

[15] Ibidem, p. 48.

[16] Cf. Jennifer Yee, Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914, Paris, L’Harmattan, 2000.

[17] Franck Evrard, La Fellation dans la littérature, Paris, Le Castor Astral, 2001, p. 39.

[18] Ibidem.

[19] Court-métrage de Michel Houellebecq, 2001.

[20] Les Particules élémentaires, p. 91.

[21] Nous sommes consciente de la complexité de l’ekphrasis et de la polémique autour du terme dépassant le cadre de notre article. Pour une étude approfondie, nous renvoyons à notre thèse : Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma, musique), op. cit., où nous traitons amplement ce sujet.

[22] Cf. Mitchell, W.J.T., Picture theory, University of Chicago Press, Chicago, 1994 ; Mitchell, W.J.T., Iconology : Image, Text, Ideology, University of Chicago Press, 1985.

[23] Sur le complexe de castration chez Michel Houellebecq, cf. Christian Authier,  Le Nouvel ordre sexuel, Paris, Bartillat, 2002 ; Gérard Bloufiche, « Houellebecq : sortir du mal ici et maintenant », Reconquête2012, http://www.reconquete2012.com/article-houellebecq-sortir-du-mal-ici-et-maintenant-57702925.html ; « Sartre : de la mauvaise foi à l’Hontologie », de Christian Demoulin, www.cairn.info.

[24] Gérard Zwang, Éloge du con. Défense et illustration du sexe féminin, Paris, La Musardine, 2001.

[25] Cf. Murielle Lucie Clément, Houellebecq. Sperme et sang, Paris, L’Harmattan, 2003.

[26] Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (1932), Paris, Pocket, 2000, traduction Jules Castier, p. 166.

[27] « If I profane with my unworthiest hand / This holy shrine » (Romeo and Juliet, I, 5)

[28] Cf. Fabrice Bousteau, Sexes, images-pratiques et pensées contemporaines, Paris, Beaux-Arts SAS, 2004, p. 10.

[29] Janine Mossuz-Lavau, La Vie sexuelle en France, Paris, La Martinière, 2002.

[30] Parmi lesquels Pierre Louÿs, Nicolas Genka ou Bernard Noël.

[31] Cf. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929) [Titre original : Das Unbehagen in der Kultuur, la raison pour laquelle le titre de cet ouvrage est aussi quelques fois traduit par Le Malaise dans la culture], Revue française de psychanalyse, vol. 7 (4), 1934, pp. 692-769, traduction : Ch. et J. Odier.

[32] Extension du domaine de la lutte, p. 100.

[33] Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Le Nouveau désordre amoureux (1977), Paris, Seuil, 2002, p. 87.

[34] Ibidem.

[35] Gérard Zwang, Éloge du con. Défense et illustration du sexe féminin, op. cit.

[36] Manipulation comparable à l’auto-satisfaction.

[37] Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.