Entretien avec Andreï Makine, Ecrivains venus d’ailleurs, Contemporary French and Francophone Studies, French from Elsewhere, Routledge, Volume 13, Issue 2, March 2009, 259
Propos recueillis par Murielle Lucie Clément
Né en Sibérie (Krasnoïarsk,1957), enfance et adolescence dans un orphelinat sibérien (parents disparus, probablement déportés). Bien qu’ayant eu une scolarité erratique, brillant élève de philosophie et de français qu’il étudie depuis l’école primaire. Boursier, rédige une thèse de doctorat sur la littérature française à l’Université de Moscou. À 30 ans, s’installe à Paris, est professeur de russe et dépose une thèse de doctorat sur Ivan Bounine à la Sorbonne. Premier roman La Fille d’un héros de l’Union soviétique (1990). Choisit le français comme langue scripturale. Prix Goncourt, Prix Médicis, Prix Goncourt des Lycéens 1995 (Le Testament français) ; Prix Eeva Joenpelto (Finlande) 1988 (Le Testament français); Prix RTL-Lire 2001 (La Musique d’une vie); Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco 2005 (pour l’ensemble de son œuvre); Prix Lanterna Magica du Meilleur Roman Adaptable à l’Ecran 2005 (La Femme qui attendait). Vit actuellement à Paris mais se tient, autant que possible, à l’écart de la vie littéraire, se consacre entièrement à la littérature. L’obtention du Goncourt lui valut, entre autres, la nationalité française préalablement refusée.
Murielle Lucie Clément : Andreï Makine. D’origine russe, vous vivez en France, pays dans lequel vous publiez vos livres mais où se trouvent des éditeurs d’ouvrages en langue russe. Pour quelle raison avez-vous décidé d’écrire vos romans en français ?
Andreï Makine : Il y a une réponse simple et une réponse plus complexe. La réponse simple : pour une raison purement utilitaire puisque je m’adresse à un public français. Dans quelle langue devrais-je m’adresser au lecteur français : en français bien sûr. Une réponse plus complexe serait de dire que le français, le russe, le chinois, l’anglais etc. sont des dialectes de la langue poétique qui est unique. Adopter tel ou tel dialecte linguistique ne change pas grand chose. Une telle assertion peut choquer. Les adorateurs de leur langue nationale s’écrieront : « Mais comment ! L’esprit d’une langue ! Sa singularité inimitable ! ». En un sens, ils auront raison. Mais pour une langue poétique, la langue dans son utilisation esthétique et non pas communicative, c’est-à-dire créatrice, ces différences comptent beaucoup moins. En passant, par exemple, de Francis Carco à Proust on traverse des abîmes de sens beaucoup plus grands qu’en passant du russe de communication courante au français de communication courante. Quelques réalités se disent différemment dans nos deux langues, c’est certain. Mais, ce sont de toutes petites nuances vite évacuées quand on passe à l’essentiel, c’est-à-dire à de vastes dimensions ontologiques ou poétiques. Donc, il y a – comme disait Paul Bourget – cette pouillerie de la prose française, ces conjonctions encombrantes ou certaines formes du subjonctif phonétiquement pas très jolies. Toute cette « pouillerie » grammaticale nous gâche un peu le plaisir d’une belle page. Mais, cette machinerie est vite dépassée par la science de contourner ces lourdeurs grammaticales et lexicales, de passer à l’essentiel, à l’idée poétique qui peut être exprimée dans n’importe quelle langue. La richesse d’une langue se joue toujours à un niveau autre que celui de la grammaire. Le français, par exemple, est peu équipé pour tout ce qui est concret : les odeurs, le toucher… Mais, on peut surmonter cette faiblesse en recourant aux images, en passant dans le registre métaphorique. On n’est jamais désarmé dans une langue. Tout dépend de votre talent. Et donc, pourquoi choisir le français dans ce cas-là ? On revient à l’utilité purement communicative d’une langue d’écriture : on s’adresse au lecteur français en français. Bien sûr, l’histoire d’une langue est importante. Le français a été façonné et modelé par tant de grands écrivains que cela a nécessairement influencé l’expression littéraire en cette langue. Le russe est plus jeune en ce sens, c’est une langue moins travaillée. Ce n’est pas un défaut, parce que le russe a des fraîcheurs que le français ne possède peut-être plus. Le lyrisme est extrêmement artificiel en français. Il passe beaucoup mieux en allemand ou en russe. Les Allemands parlent de « Dichtung », tandis que pour les Français, « l’éloquence » est le mot qui s’impose. L’esprit poétique est toujours un peu – à cause du classicisme justement – suspect en France. Chateaubriand nous écorche par l’abondance d’adjectifs. Le beau français – pour le lecteur français – c’est plutôt Stendhal. On cherche quelque chose de clair, de dépouillé.
MLC : On a beaucoup parlé d’ « écrivains venus d’ailleurs » sans avoir vraiment défini ce que cela impliquait. Vous qui êtes souvent cité par rapport à cette « catégorie » comment voudriez-vous la définir. Et vous sentez-vous ou vous considérez-vous un « écrivain venu d’ailleurs » ?
AM : Je pense qu’un écrivain véritable vient toujours d’ailleurs. Plutôt du fait de son psychisme qui est exceptionnel, au mauvais sens du terme peut-être car cela le rend très peu apte à une existence sociale, extrêmement maladroit dans la vie pratique. Je ne veux pas jouer au poète maudit, mais cette image est juste. Oui, quelqu’un qui ne s’intègre pas, mais qui ne s’intègre pas à l’humanité et non pas à tel ou tel pays. Le vrai déchirement est ontologique, existentiel et pas du tout ethnique, ethnographique ou géographique. À présent, on insiste beaucoup, malheureusement, sur les origines ethniques des écrivains. Cela donne toute cette effervescence factice de la littérature des exotismes francophones d’aujourd’hui. Mais tout exotisme est relatif.
En Éthiopie, j’ai pénétré un jour dans une petite hutte où régnait exactement la même odeur que celle dans une isba russe. Je n’ai éprouvé aucun dépaysement. Mais, si je parlais de cette hutte perdue quelque part dans le Nord de la Somalie à la frontière éthiopienne en évoquant mon dépaysement métaphysique et non pas géographique, là peut-être, je toucherais à l’essentiel. Il ne faut jamais, à mon avis, se mettre dans la posture d’un explorateur commençant à décrire en imitant, mal, Pierre Loti : « Voilà, je suis sur cette terre si étrange etc.… ». Ce n’est pas cet exotisme de pacotille – qui malheureusement aujourd’hui tient le haut du pavé – qui compte. Proust est l’exemple même de quelqu’un venant d’ailleurs. Surtout quand, déjà moribond, il écrivait dans son lit. C’était déjà un extraterrestre, tout en ayant la culture très classique. C’est le pur produit de la Belle époque et de la francité. Et pourtant, un vrai extra-terrestre.
MLC : Au lieu d’ « écrivain venu d’ailleurs », quel terme – s’il fallait absolument en trouver un – pourrait-on employer ?
AM : Écrivain tout court ! L’écrivain, c’est quelqu’un qui vient d’ailleurs. Ontologiquement et psychologiquement. Autrefois, on définissait les Chrétiens par « ceux qui n’ont pas peur de la mort », c’est-à-dire, des êtres se mettant dans une position existentielle radicalement autre. Un écrivain, est une personne ayant une autre vision du temps, incapable de s’insérer dans le temps astronomique ou social. Je chercherais plutôt de ce côté-là. Comment les nommer, ces êtres-là ? … Les vrais poètes, les vrais écrivains, mais le terme a été tellement galvaudé. Les nomades, les extraterrestres. Oui, je pense que « les extraterrestres » serait assez juste, car ils viennent d’une autre planète mentale, d’une autre dimension mentale.
MLC : Vous utilisez beaucoup de descriptions, non seulement des états d’âme de vos personnages, de leurs réflexions philosophiques, de la langue, mais aussi de photographies jusque dans les menus détails. Que représente la photographie pour vous ?
AM : La photographie est un art diabolique. Il arrête le temps. C’est quelque chose qui s’insurge contre la création telle qu’elle était conçue. Souvent chez les gnostiques, on retrouve cette dichotomie : Dieu qui est bon et qui a voulu du bien à l’homme et le démiurge, sorte de démon qui a créé le temps. Je pense que la photographie est une invention diabolique, mais allant dans le sens du retour vers l’atemporalité. Tout à coup, le mouvement est suspendu, le temps n’existe plus. Et, ça va sans doute se développer – ça se développe déjà – avec les nouvelles techniques où l’on pourra retrouver, de plus en plus, si l’on joue avec nos circuits neuronaux, ce temps arrêté, suspendu, de la photographie. La photographie est un jeu et un art purement métaphysique.
MLC : Dans vos romans, il y a aussi beaucoup de descriptions de films. Exception faite de celles des films de Belmondo, sont-elles des descriptions de films existant au réel ou de films purement fictionnels ?
AM : Les deux, je pense. J’en ai inventé, mais ce n’était pas l’imagination débridée car je me basais toujours sur des clichés, des films existant vraiment, sur des structures mentales. Je réinventais certains sujets et puis – je ne connais pas toute la cinématographie – certainement que ceux que j’inventais, existaient ou, du moins, avaient-ils beaucoup de chance de l’être.
MLC : Et que représente le cinéma pour vous ?
AM : Il y a un côté totalitaire dans cet art qui nous impose le déterminisme du visible : personnages, paysages… Si en littérature, on dit, : « une femme d’un tel âge, qui avait des yeux bleus », le lecteur peut la réinventer en se basant sur sa propre expérience. Mais, dans le cinéma, on nous impose l’unique vision possible. Voyez-vous, pour moi, la beauté de Madame Bovary est celle d’une femme brune, tandis que je l’ai vue au cinéma en belle blonde. Le cinéma est un art qui simplifie, qui schématise et, puis, peut-être, qui vous enrôle plus facilement qu’un livre. Vous recréez le livre suivant votre érudition intime sur tel et tel sujet. Si votre expérience est plus riche que celle de l’auteur, votre lecture est plus riche que son écriture. L’écriture reste toujours une suggestion. Je vous raconte une histoire, mais c’est à vous de la réinventer. Par exemple, La Femme qui attendait, – cette femme est une kyrielle de femmes car il y a autant de lectrices que de personnages recréés. Mais surtout, certaines femmes peuvent se découvrir plus complexes que celle que j’ai décrite.
MLC : Pour continuer sur les arts avant d’évoquer les femmes, la musique est aussi quelque chose que vous avez beaucoup décrit. On pourrait presque dire que votre écriture est musicale, il y a une sonorité incroyable dans votre langage. Qu’est-ce pour vous la musique ?
AM : La musique, est une façon d’échapper au rythme qui nous est imposé. On nous impose – tout à fait arbitrairement – le rythme du soleil en nous disant : « Sur cette terre, vous aurez des journées de vingt-quatre heures ». Mais, des expériences ont démontré que l’homme, laissé seul dans un espace clos sans lumière du jour, a tendance à dormir à peu près seize heures et à veiller vingt-quatre heures. Les journées biologiques s’allongent. Il y a également le rythme biologique avec les petites horloges que sont nos cellules. Elles se divisent de plus en plus lentement, de moins en moins bien, puis, finalement, elles ne se divisent plus. Elles meurent. Nous sommes remplis de ces petits sabliers comptant notre vie. À un certain moment, ce petit sablier se brise. Tandis que notre âme peut s’envoler vers n’importe quelle journée de notre vie, y rester indéfiniment, en revenir ou aller vers l’avenir ou vers la profondeur des siècles, s’incarner dans un personnage de notre passé, vivre dans l’âme de l’un de nos ancêtres. L’âme est libre. En même temps, nous sommes entourés par une multitude de contraintes physiques. En écoutant une sonate de Chopin ou en lisant un sonnet de Shakespeare vous entrez dans un autre rythme qui vous libère de ces contraintes. Tout à coup, vous n’êtes plus dans la cadence des cellules qui disparaissent par milliards à chaque seconde ; ce n’est pas la cadence des vingt-quatre heures, mais celle d’un sonnet ou d’une sonate. La musique, c’est la possibilité ici-bas d’expérimenter ce que pourrait être l’au-delà.
MLC : Plusieurs de vos personnages prennent les pleurs de l’autre pour un rire. C’est, par exemple, le cas du narrateur de La Musique d’une vie en présence du pianiste à la première rencontre ou bien celui d’Olga pensant être réveillée par le rire de Li, pour se rendre compte qu’il s’agit de larmes. Que sont pour vous ces larmes si près du rire qu’elles puissent y être confondues à ce point ?
AM : Je pense que phonétiquement, déjà, les deux sonorités se ressemblent. Souvent, il m’est arrivé de les confondre. Cette confusion est aussi le symbole de la méconnaissance d’autrui. On ne connaît pas l’abîme que représente l’autre parce que nous portons tous des masques et avec ces masques, on joue si bien. On joue presque toujours à contrario de ce qu’on ressent. Ou bien à côté ou bien avec une toute petite distance. On n’est jamais dans le sentiment que l’on ressent. Ou bien c’est l’hyperbole ou bien c’est la litote. On est toujours dans des figures de style. Tandis que ces deux émotions contraires, quand elles se rejoignent, expriment le mystère de l’autre qui est inconnaissable.
MLC : Pour revenir à votre écriture et vos romans. Est-ce que votre éditeur interfère avec votre texte ? Vous demande-t-il des corrections, des changements. Par exemple, vous avez écrit, dit peut-être aussi, que dans Le Testament français, une partie que l’éditrice vous avait demandé de supprimer est, par la suite, devenue La Terre et le ciel de Jacques Dorme. Cela arrive-t-il souvent ?
AM : C’est assez juste, mais cela n’arrive plus jamais. Le problème avec Le Testament français, c’est que le manuscrit de ce roman a été refusé par tant d’éditeurs. Il y a toujours des préparateurs et des correcteurs. Leur travail est très utile, mais purement technique. Même en relisant mille fois son texte, un écrivain laisse passer des coquilles et des répétitions. Et donc, on nous les signale. Parfois, les répétitions sont voulues. Je martèle une phrase et je voudrais cinq fois le même mot sur une page. C’est adéquat. Mais, les correcteurs signalent tout ce qui leur paraît bizarre ou suspect.
MLC : Dans presque tous vos romans, la trame de fond semble être une trame historique très détaillée et précise, à tel point, que l’histoire devient presque un personnage à part entière. Le voyez-vous ainsi ? Cela a-t-il été voulu ou bien est-ce une déformation de lectrice ?
AM : Non, vous avez tout à fait raison. C’était – maintenant je peux parler au passé – c’était une des étapes de mon écriture. Je passerai à autre chose sans doute. Dans Le Monde selon Gabriel, je me dirige vers une dimension plus métaphysique, plus métaphorique. L’histoire deviendra moins importante. Mais, il m’a fallu enterrer cet empire soviétique et ses ombres. Cela n’avait jamais été fait. Je me suis chargé de cette tâche qui – moralement – était très dure. Je suis sorti du Requiem pour l’Est à moitié mort. Mais, il fallait que quelqu’un le fasse. Voyez-vous, il ne faut jamais laisser une dépouille sans l’enterrer. Nous sommes des humains quand même. C’était une dépouille de rêves, de cruauté, d’héroïsme. Il fallait honorer sa mémoire, ce que j’ai fait. Sans du tout essayer de réhabiliter Staline ou qui que ce soit. Vous savez bien que ce n’était pas du tout mon propos. Aussi étais-je obligé de restituer l’histoire de cet empire, cela me paraissait important. Mais, ce n’était qu’une période – une période assez large – de mon écriture.
MLC : Si l’on parle de vos ouvrages plus récents, dans Le Monde selon Gabriel, l’un de vos personnages, Ricardo dit : « Les Bourgeois adorent voir leur vie sublimée par le théâtre ». Dans vos romans, la plupart des personnages sont des gens ordinaires. Pensez-vous qu’ils aiment voir leur vie sublimée par le roman ?
AM : Je pense que c’est la tendance même du roman contemporain. Ce que l’on appelle la démocratie aujourd’hui, c’est la démocratie des consommateurs crétinisés. La figure de prou aujourd’hui, c’est quelqu’un qui consomme. Le reste est jeté par-dessus bord depuis longtemps. La spiritualité, la pensée, la réflexion, ça n’intéresse personne et la poésie… n’en parlons pas ! Il faut consommer. On consomme la culture entre autres. L’opéra, ce n’est plus du tout un genre populaire comme autrefois où le roi de Naples venait manger sa pizza pendant la représentation et le peuple demandait de répéter certains airs. Je préfère ça, car c’était encore la consommation esthétique et le spectateur vibrait. Alors que maintenant, il faut aller voir pour dire après dans un cocktail « Oui, j’ai vu tel et tel spectacle etc. ». Tout est devenu consommable et les écrivains, malheureusement, sont maintenant assujettis à ce besoin de refléter le moment. Ce qui était toujours considéré comme littérature de gare est perçue comme vraie littérature. Le plus grand succès du XXe siècle était La Garçonne de Victor Margueritte. Pas un seul article n’est paru à sa sortie et il s’est vendu à deux millions d’exemplaires. Aucun critique ne se serait jamais abaissé à en parler. Mais, aujourd’hui, tout le monde écrit sur les auteurs de cette trempe. Comme tout est commercialisé à outrance aujourd’hui, ça ne m’étonne pas. Au théâtre, ce qui marche, c’est le drame des bobos, le bourgeois qui peut se prendre pour un bobo, qui peut endosser le vêtement du bobo. Le bourgeois du XIXesiècle était quelqu’un qui dévorait la matière de ce monde : richesse, gloire, maîtresses, œuvres d’art… pendant que son épouse lui pondait des héritiers. C’était clair, c’était encore la vision marxiste. Tandis que maintenant, ce personnage est beaucoup plus retors. Et, au théâtre, vous ne voyez que ça. Il y a des personnages – c’est un peu ce que je décris dans Le Monde selon Gabriel – qui parlent de leurs minuscules problèmes de nantis, de leurs petites coucheries, sur fond de ridicules bavardages humanistes avec une nette préférence parisianiste. Ce qui donne une petite œuvrette piquante. Pourquoi pas ! En plus, aujourd’hui, il faut compter avec la puissance de frappe des medias. Ce qui n’existait pas autrefois. N’importe quelle petite œuvrette, comme elle est annoncée un peu partout, Internet, la télévision, les medias, donne l’impression de quelque chose d’énorme. Quand l’art officiel devient trop envahissant, le balancier va dans l’autre sens. C’est à l’autre bout que la véritable originalité esthétique surgit. Ce bruitage insensé condamne les vrais créateurs à la clandestinité.