La Musique

 

« La Musique d’Andreï Makine », dans Autour des écrivains franco-russes, sous la direction de Murielle Lucie Clément, Paris, L’Harmattan, 2008

 

Selon Jean-Louis Cupers dans ses merveilleuses études consacrées à la musique chez Aldous Huxley, Aldous Huxley et la musique, A la manière de Jean-Sébastien Bach (1985)[1], les musiques verbales sont des tentations de reproduire ou de reconstruire littérairement une expérience musicale particulière. Mais, précise-t-il, :

Le problème de la représentation littéraire du monde sonore, a fortiori de la musique, vient de ce que le matériau littéraire est son lui aussi. Simplification donc, en un sens, de par l’homogénéité des matériaux : il est demandé à un son de représenter un son. Complication aussi, en un autre, parce que le jeu des significations infléchit la liberté du littérateur avec son outil. Alors que le son musical déploie sa magie, ses harmoniques par exemple, quasi directement, le son littéraire, pour exercer son pouvoir, passe par son support sémantique. Il ne peut, en tout cas, indûment en faire fi. L’équilibre littéraire entre présentation et représentation étant beaucoup plus accompli que dans le matériau musical, il s’ensuit que la tâche difficile du littérateur sera d’utiliser à bon escient cette maîtrise des significations pour parvenir à exprimer adéquatement, sans le trahir, le sens musical. Entité complexe, hybride, monstre mystérieux à deux têtes comme Janus, cristal merveilleux arraché à l’infini du silence et au vide de l’espace blanc, graphie visuelle et réalité sonore à la fois, la littérature, “image vivante”, met en branle l’imagination tout entière du lecteur. (p. 77)

Cupers démontre et recense les moyens littéraires utilisés par Huxley pour arriver à ce résultat : moyens phoniques, images non auditives comme l’orgue à parfums au chapitre onze de Brave new world, paysages de la nature où celle-ci métaphorise la musique, les suggestions de la sphère du surnaturel et les traductions techniques. Selon Cupers, il s’agit là de « musiques verbales », c’est-à-dire tous les moments où la musique de près ou de loin est évoquée sans distinction. Dans ce dessein d’évocation, Andreï Makine utilise majoritairement des ekphraseis musicales sous diverses formes. Pour les étudier, la classification de Cupers, bien que totalement centrée sur les travaux d’Aldous Huxley, peut servir dans tous ses détails. Celle-ci sert d’ancrage dans la suite de cette analyse, sans toutefois être reprise point par point, la spécificité de cette étude étant autre. Les ekphraseis musicales de Makine, par exemple, libèrent très souvent à la lecture contrapunctique l’histoire suggérée par un seul nom.

L’histoire en contrepoint

La Musique d’une vie met en scène un musicien, Alexeï Berg. Les événements historiques et politiques contrarient sa carrière de musicien. Ses parents ayant connu le maréchal Toukhatchevski sont suspectés. Alexeï se souvient des conséquences néfastes de cette relation :

Au cours de l’hiver 39, il surprend le conciliabule de ses parents, puis, en pleine nuit, les voit mettre leur plan à exécution. Dans le fourneau de la cuisine, ils brûlent le vieux violon de son père. Le maréchal Toukhatchevski, ami de la maison et bon violoniste, avait joué deux ou trois fois, après le dîner, pour leurs invités. Il est exécuté en 37 et le petit violon au vernis craquelé se transforme en une terrible pièce à conviction… Ils la brûlent, cette nuit-là, en redoutant l’arrestation, les interrogatoires. Dans l’affolement, le père oublie de relâcher les cordes et Alexeï, à l’affût derrière la porte entrouverte de sa chambre, entend le rapide arpège des cordes rompues par le feu… (p. 37, nous soulignons)

Dans cette ekphrasis, la musique est exprimée de façon simple, à l’aide de quelques substantifs : violon, violoniste, arpège. Alexeï se souvient du bruit des cordes qui se détendent brusquement en arpège sous l’action des flammes. Il s’agit avant tout, pour lui d’un souvenir sonore. Mais, plus que de son écoute, c’est de celle du lecteur qu’il s’agit car en contrepoint s’entend l’affaire Toukhatchevski[2].

Le choix du maréchal est un choix délibéré de Makine et hautement significatif. Cette ekphrasis thématise l’arbitraire des purges staliniennes, d’être emprisonné voire exécuté sans être coupable de quelque crime que ce soit. Au moment où il fuira, Alexeï agira en connaissance de cause. Avec le nom de Toukhatchevski résonnent la terreur exercée et les complots de cette époque. Il est le punctum de cette ekphrasis. Avec lui s’établit un parallèle avec la vie d’Alexeï, devenu fugitif pour échapper à un sort injuste et fatal tout en étant, à l’origine, innocent de tout crime. Ce qu’il ne sera plus après l’usurpation d’identité.

Que le maréchal ait été musicien et mélomane importe moins pour la démonstration de Makine sur l’absurde dangerosité de la période incriminée. Le fait de connaître ou d’avoir connu le maréchal est criminel en soi ; qu’il ait joué un air ou deux sur le violon du père suffit à faire de l’instrument une pièce à conviction à charge. La découverte de l’instrument peut être fatale à ses propriétaires, d’où l’obligation de le brûler. Dans la diégèse, la mention de Toukhatchevski et son jeu de violon font office de borne culturelle et historique sans aucune référence à l’œuvre jouée. Dans ce cas précis, le fait d’avoir joué prime sur la chose exécutée. Le lecteur à l’écoute capte le nom de l’interprète, non son interprétation. L’important n’est pas ce qui est écouté, mais qui est écouté.

La référence à une œuvre musicale dans la littérature ne communique pas uniquement une information, elle pousse le lecteur mélomane à déchiffrer les notes ou la mélodie entre les mots. Par le biais de Toukhatchevski, ce sont les mélodies grinçantes de l’Histoire qui se font entendre. Toute forme d’art durant la période incriminée a partie liée avec la politique et ne peut être abordée indépendamment de ce rapport. Le domaine de l’art n’échappe pas au totalitarisme du régime en vigueur. L’ekphrasis de Makine, thématise en contrepoint le stalinisme et son durcissement des années 1930 avec lequel s’impose « le réalisme socialiste[3] ». En effet, si à l’époque de Lénine, l’Avant-garde avec Malevitch place Moscou à la pointe du progrès, sous Staline, qui exige des artistes un asservissement total, une chape de plomb s’abat sur les créateurs et les interprètes[4]. Au Congrès de Kharkov 1934, la doctrine communiste blâme la peinture abstraite jugée décadente, de même la modernité en littérature où Proust, Joyce et Kafka sont accusés « d’individualisme bourgeois » et interdits. En 1948, Jdanov[5] dénonce l’engouement et une orientation vers la musique bourgeoise occidentale contemporaine, la musique de décadence lors d’une réunion au siège du Comité central du Parti communiste bolchevique à laquelle participèrent plus de soixante-dix compositeurs, chef d’orchestre, critiques musicaux et professeurs de musique. Dans le domaine musical, plusieurs ouvrages dont Lady Macbeth de Mtsensk (1934) de Chostakovitch sont interdits, d’autres mutilés comme Guerre et Paix (1945) de Prokofiev. Ces censures sont encore valables sous Khrouchtchev. Le Rock’n’roll et le Jazz sont interdits d’écoute jusqu’à la perestroïka.

À la lumière de ces interdictions qui ont pesé sur l’écoute de genres considérés comme les symboles de la « nouvelle musique occidentale[6] » synonyme de décadence, on comprend mieux la signification du vent de révolte qui souffle dans Confession d’un porte-drapeau déchu, roman où les compères jouent une musique aux accents de Jazz au moment où ils se détachent avec force de la propagande. Toutefois, le narrateur précise bien qu’ils croyaient à moitié à toute cette propagande de l’horizon radieux transmise par les chansons : « Non, nous n’étions pas tout à fait dupes. Pourtant, chaque été nous reformions nos rangs et mettions le cap sur l’horizon radieux. Mais il n’y avait aucune feinte, aucune hypocrisie dans nos chansons sonores qui célébraient le jeune cavalier rouge et les travailleurs du monde entier… » (p. 100). Non, ils n’étaient pas tout à fait envoûtés, mais seul l’exil géographique pourra les libérer de cette propagande ancrée jusque dans la musique.

Révolution musicale

Dans le même roman, au cours d’une des nombreuses manifestations officielles auxquelles participent les komsomols avec la ronde des chansons « qui dans le langage symbolique de la cérémonie, devaient signifier notre avancée irrésistible vers l’horizon radieux » (p. 96), les enfants rendent les honneurs au drapeau rouge et la musique des tambours et des clairons retentit. Tous doivent s’arrêter net au signe du moniteur, mais l’inattendu se produit et « le rugissement du clairon, la grêle du tambour reprenaient de plus belle. Un soupçon incroyable effleura alors les rangs des participants » (p. 97). Les deux amis refusent d’obtempérer et les officiels s’interrogent. S’agit-il d’une désobéissance délibérée ?

Rien n’y fait. Ni les signes désespérés du moniteur, ni les grimaces du commandant, pas plus que les rires forcés des officiels, rien ne les endigue, la musique les transporte au loin : « Nous nous sentions à peine présents sur cette place surchauffée. La bacchanale sonore était trop intense. Éblouis par l’averse de cuivre étincelante, assourdis par le tonnerre qui faisait vibrer chaque cellule de nos corps, nous étions loin. Quelque part au-delà des limites des forêts et des champs ondoyants dans l’air chaud. Quelque part au-delà de l’horizon » (p. 98, nous soulignons). Les deux camarades sont punis et enfermés dans un réduit à balais où ils peuvent tout à loisir méditer leur désobéissance.

Dans cet épisode, la musique est assimilée à la révolte et elle est synonyme de libération qui s’exprime si bien dans l’ekphrasis suivante :

Sans nous dire un mot, nous prîmes nos instruments, et la musique lointaine, le slow du saxophoniste fatigué, coula tout doucement au-dessus du camp assoupi.

Elle avait cette fois des accents nouveaux. Dans le bruissement du cuivre et le grognement doux du tambour nous crûmes discerner quelques vérités neuves qui n’avaient jamais encore visité nos jeunes têtes bien remplies de chansons sonores et de films héroïques.

Ébahis, nous découvrions que le slow venu du bout du monde pouvait naître même dans ce milieu hostile, celui de notre solitude carcérale et affamée. Oui, il pouvait répandre sa lassitude nocturne même sur un tas de matelas éventrés. Même sous le regard figé d’un fameux chef d’armée tombé en disgrâce et dont le portrait au cadre brisé gisait à nos pieds…

Le saxophoniste fatigué tanguait quelque part au-delà des océans, et le monde dans lequel nous vivions ne nous paraissait plus unique. Avec une crainte insinuante et sacrilège nous osions même supposer que le saxophoniste à la lisière d’une nuit tropicale ne voudrait peut-être jamais échanger sa fatigue contre ce paradis dont nous étions prêts à combler la planète tout entière. Le paradis de l’horizon radieux, des chansons sonores, de notre vie communautaire. Cette pensée frisait le blasphème. Nous nous hâtions de revenir à l’envoûtante somnolence du rythme.

Cette cadence assoupissante fut rompue de façon inattendue. (pp. 104-105, nous soulignons)

Dans cette ekphrasis se lit aussi en contrepoint l’histoire avec le « chef d’armée tombé en disgrâce » dont le narrateur a fait connaître le nom peu avant : le maréchal Vorochilov[7]. Avec la musique se faufile le doute. Que la propagande ne dise peut-être pas toute la vérité, est une pensée qui s’infiltre dans l’esprit des deux amis. Supposition encore sacrilège à leurs yeux : ailleurs est peut-être mieux, ici non meilleur qu’ailleurs. La prise de conscience s’élabore grâce à la musique.

Makine emploie en première instance le mot « instruments », puis celui de « musique », qu’il qualifie de « lointaine ». Ensuite, cette musique est dotée d’un genre. Il s’agit d’un slow et enfin, elle acquiert un interprète : un saxophoniste. Ces deux lignes de l’ekphrasis laissent entendre au lecteur que les deux rebelles ne jouent pas une marche de Komsomols, mais, cette musique honnie par les bien-pensants à l’époque soviétique, du jazz duquel le saxophone est l’emblème. Un lecteur exercé à l’audition d’instruments musicaux peut s’interroger sur la nature d’un bruissement de cuivre  ou d’un grognement doux de tambour et tendre l’oreille. Ce sera pour lui le moment de discerner ce que l’auteur veut dire. Le bruissement n’évoque-t-il pas la brise dans les branchages ou un petit animal qui se faufile parmi des feuilles et des brindilles, une introduction furtive. L’impression d’animalité ressentie est accentuée par le « doux grognement » dont est affublé le tambour. Toujours est-il que le bruissement possède une tonalité plus aiguë que le grognement qui est plus indistinct et installe une énorme différence avec les chansons sonores signalées deux fois ou l’ « averse de cuivre étincelante » un peu plus haut. Cette insistance de Makine à qualifier ces chansons de « sonores » et à les faire résonner à deux reprises dans cette ekphrasis, éclaire la violence tonitruante de la propagande incrustée dans la musique des chansons. Et l’insinuation, ce bruissement, n’est-il pas celui du doute qui lentement se distille dans l’esprit des amis apeurés par l’audace de leur pensée comme un animal se faufile sans vouloir être surpris ? La musique exercerait alors un pouvoir libérateur après avoir été esclavagiste.

Dans la suite de l’ekphrasis se confrontent deux univers spatioculturels distincts. Celui du Jazz du bout du monde et celui du réduit où sont enfermés les deux protagonistes. Cette ekphrasis se situe sur l’axe spatial tout autant que temporel de la musique tout comme elle renferme la chronologie historique avec le maréchal : le favori d’hier est le conspué d’aujourd’hui. Makine laisse entendre que la musique libre et libératrice peut naître dans les pires circonstances.

Cette libération éprouvée par la musique jouée entraîne un effet tout différent sur les auditeurs. Pour Lioudmila, la monitrice et l’officiel qui a entrepris sa conquête sur la pelouse, loin de les libérer, la musique les cloue sur place lorsque les deux camarades attaquent leur récital à l’improviste. Cependant pour les exécutants, elle reste libératrice et ils se surpassent dans leur frénésie de désaliénation :

Le clairon rugit, le tambour tonna. Nous sortîmes de l’ombre.

Je soufflais comme je n’avais jamais soufflé de ma vie. Le clairon ne sonnait plus, il hurlait, vociférait, fondait en sanglots. Dans son cri se laissaient entendre les râles de nos jeunes rêves étouffés. Les lamentations de l’amoureux trahi. Le hourra du desperado du paradis radieux. Le braillement tragique du kamikaze de l’horizon impossible.

Toi, tu avais oublié tes bâtons sur le tas de matelas éventrés. Le tambour se transforma en un tam-tam aux vibrations graves, funèbres. Son battement avait une puissance perforante, un rythme qui, une fois entendu, ne vous lâche plus. C’est lui qui cloua sur la pelouse interdite les occupants du banc décoratif. Ils se redressèrent et restèrent figés, semblables aux statues de gypse. (pp. 108-109, nous soulignons)

Dans cette ekphrasis, Makine se sert principalement de verbes pour faire entendre la musique à son lecteur : le clairon rugit, hurle, vocifère, fond en sanglots. Il crie et râle, se lamente et braille. Le tambour tonne, vibre, bat, perfore, rythme. Le lecteur peut certainement s’interroger. Quelle musique est-ce donc que cela ? Une de celle qui peut tout se permettre assurément. Plus question de marche en cadence le long du chemin creux entre les fils barbelés vers l’horizon radieux. La frontière est franchie comme l’annonce le « hourra » du desperado. Mais on ne transgresse pas impunément les règles au pays des komsomols. La punition ultime sera la confiscation de leur instrument et le renvoi dans leur foyer.

Paradoxalement, un autre défoulement sera le leur. Ils verront qu’il est possible de vivre sans l’enrôlement de la propagande politique : « Cela nous faisait un drôle d’effet de marcher en traînant les pieds, en nous arrêtant là où bon nous semblait. Sans rangs. Sans drapeau. Sans chanson. Le ciel était gris, bas. Les martinets dans leur vol frôlaient la terre. Les prés qui descendaient vers une rivière répandaient une odeur forte et humide, celle d’avant la pluie. Nous croyions voir et sentir tout cela pour la première fois de notre vie » (p. 112). L’horizon est toujours semblable à celui qu’ils ont toujours connu. À leur grand étonnement, il apparaît toujours au même endroit, bien que leur camp de pionniers soit derrière eux. Makine fait valoir le pouvoir de la liberté qui, une fois ressentie, devient comme une réalité inaliénable. La musique est alors une sorte de révélation, ce qui advient aussi dans d’autres romans.

Révélations musicales

Dans La Musique d’une vie la musique, remarquée par le narrateur, retentit dans le lointain d’un couloir de gare : « Soudain, cette musique ! Le sommeil se retire comme le rouleau d’une vague dans laquelle un enfant tente d’attraper un coquillage entrevu et moi, ces quelques notes que je viens de rêver » (p. 16). Pour le narrateur, il s’agit presque d’un rêve qui le tire de ses réflexions politico philosophiques à la vue des autres voyageurs entassés dans la salle d’attente :

Je me secoue et le mot, lumineux et définitif éclate :  “ Homo sovieticus ! ”

Sa puissance jugule l’amas opaque des vies autour de moi. “ Homo sovieticus ” recouvre entièrement cette stagnation humaine, jusqu’à son moindre soupir, jusqu’au grincement d’une bouteille sur le bord d’un verre, jusqu’aux pages de la Pravda sous le corps maigre de ce vieillard dans son manteau usé, ces pages remplies de comptes-rendus de performances et de bonheur. (pp. 21-22, nous soulignons)

Pravda signifie vérité en russe. Avec les feuilles de la Pravda, posées sur le sol, maintes fois piétinées par les voyageurs, c’est une métaphore de la vérité souillée que donne Makine, tout comme les pages de partitions froissées offriront celle de la musique bafouée, comme le furent tant d’œuvres à l’époque stalinienne[8].

Ainsi en contrepoint se lisent dès le début les deux thèmes du roman. L’un, la musique où il s’agira plutôt de l’impossibilité d’être musicien et l’autre, l’homme soviétique. Les deux thèmes se rejoignent. À l’ère soviétique, il est impossible d’être soi-même. Chacun se doit d’être conforme à l’image qu’en donne la propagande même s’il est incapable de répondre à l’idéal érigé en loi[9].

Après les thèmes posés, la musique continue de retentir et devient métaphore de lumière. À la recherche de la source musicale, le narrateur trouve son chemin vers la clarté : « Un accord très lent vibre longuement à l’autre bout du couloir. Je m’y dirige, guidé par l’épuisement du son, je pousse une porte et me retrouve dans un passage où filtre déjà un peu de lumière » (p. 24). Par la musique, il comprend l’inutilité de la révolte contre le courant des événements lorsque ceux-ci sont inévitables :

Je regarde ma montre : trois heures et demie. Plus que l’heure et le lieu où naît cette musique, c’est son détachement qui me surprend. Elle rend parfaitement inutile ma colère philosophique d’il y a quelques minutes. Sa beauté n’invite pas à fuir l’odeur des conserves et de l’alcool qui stagne au-dessus de l’amoncellement des dormeurs. Elle marque tout simplement une frontière, esquisse un autre ordre des choses. Tout s’éclaire soudain d’une vérité qui se passe de mots : cette nuit égarée dans un néant de neige, une centaine de passagers recroquevillés – chacun paraissant souffler tout doucement sur l’étincelle fragile de sa vie –, cette gare aux quais disparus, et ces notes qui s’instillent comme des instants d’une nuit tout autre. (p. 23)

La musique lui révèle l’existence de deux mondes distincts et séparés et elle lui donne l’assurance de sa compréhension. Par l’écoute attentive, il prend conscience de son savoir et de son environnement :

La musique ! Cette fois, j’ai le temps de saisir l’écho des dernières notes, comme un fil de soie à la sortie du chas. Je reste quelques instants sans bouger, guettant une nouvelle sonorité au milieu de la torpeur des corps endormis. Je sais maintenant que je n’ai pas rêvé, j’ai même à peu près compris d’où venait la musique. Ce n’était d’ailleurs que de brefs éveils de clavier, très espacés, assourdis par l’encombrement des couloirs, effacés par les ronflements. (pp. 22-23, nous soulignons)

La musique peine à se frayer un chemin jusqu’à lui. Mais le narrateur entraîne le lecteur dans son écoute et ce dernier perçoit les notes en même temps que lui. L’ekphrasis diffuse la jonction de deux univers auditifs. Celui de la salle d’attente avec ses ronflements des voyageurs endormis dans les couloirs et celui, presque irréel, des notes s’échappant d’un clavier. La musique fait irruption dans son décor acoustique ce que découvre le lecteur. Il arrive ainsi que la musique ne soit que sporadique et fasse irruption dans une situation qui n’a rien de musical en premier lieu. Il s’agit d’une véritable intrusion musicale.

Intrusions musicales

Dans Requiem pour l’Est, la musique surgit du néant dans la ville endommagée par la guerre. Elle est synonyme d’un passé révolu. Les accents d’une radio rescapée de la situation apocalyptique, se laisse saisir alors que le narrateur contemple un char éventré et se trouve anéanti par son incompréhension de la guerre, ces tueries engendrées par les hommes : « La force de l’explosion avait rendu ce désordre étonnamment homogène, presque ordonné. Les fils électriques ressemblaient à des vaisseaux sanguins, le tableau de bord défoncé et éclaboussé de sang – au cerveau d’un être insolite, d’une bête de guerre futuriste. Et enfouie quelque part dans ce magma de mort, la radio, indemne, lançait ses appels chevrotants » (p. 24, nous soulignons). Deux univers auditifs s’entrecroisent dans cette ekphrasis. S’y lit d’un côté, la guerre avec les rafales qui suggèrent  la mort qu’elles infligent, et de l’autre, la paix avec les soupirs du magnétophone et quelques mesures de slow qui évoquent une salle de bal ou le salon feutré d’un « Grand hôtel » où glissent des danseurs sur un parquet ciré. La musique devient subséquemment synonyme de vie. C’est encore à un moment crucial où le narrateur dévoile la nature des « voyeurs », ces hommes qui prennent des photographies sur l’efficacité des engins guerriers, que la radio retentira à nouveau.

Que la force électrique revienne un moment dans la ville dévastée par la guerre et la musique surgit : « De temps en temps, les rafales se faisaient entendre en bas de l’immeuble, puis résonnaient dans les étages, montaient… Une nuit, le courant revint pour quelques secondes, des abat-jour en verre foncé répandirent une lumière douce, couleur de thé, les ventilateurs s’animèrent au-dessus des tables. Et à côté du bar retentirent les soupirs du magnétophone : deux ou trois mesures d’un slow qui disparurent presque aussitôt dans l’obscurité revenue » (p. 208, nous soulignons). La musique revient aussi un peu plus tard lorsque des soldats ennemis envahissent le restaurant tournant au sommet d’une tour où se sont réfugiés le narrateur et son amie :

Comme nous, ils remarquèrent ce glissement sous leurs pieds. Depuis un certain temps déjà, le courant était revenu et le restaurant tournait. Sa baie vitrée encadra l’incendie dans le port, et  un moment plus tard, le minaret et les toits de la vieille ville. Le magnétophone reprenait la même coulée de notes fatiguées. Son souffle rythmé nous isola davantage. Nous étions seuls et restions, encore pour quelque temps, dans cette vie, mais déjà comme à l’écart de nos deux corps enlacés que les soldats rudoyaient en hurlant. Ils avaient besoin de deux condamnés ordinaires, de deux corps dressés  le visage contre le mur. Notre étreinte les gênait. Nous étions pour eux un couple de danseurs sur un minuscule îlot tracé par la lumière couleur de thé, par la table avec un bouquet de fleurs en tissu, par le souffle du saxophoniste… L’ondulation cuivrée de la musique se cabra soudain dans un envol vertigineux, en devenant à la fois rire, cri, sanglot, et celui qui l’aurait suivie dans sa folie n’aurait pu que tomber mort de cet à-pic vibrant. Le bruit d’un chargeur enclenché claqua. (p. 214, nous soulignons)

Aussi dans cette ekphrasis, la musique se fait écouter à un moment péremptoire. Le narrateur et son amie se trouvent entre la vie et la mort, à bout portant des fusils des soldats. La musique est la métaphore de la vie contre l’au-delà où peuvent les envoyer les balles mortelles de l’arme braquée sur eux. La musique les enveloppe et les protège dans un voile d’irréel. C’est avec une économie parcimonieuse que Makine la dépeint : magnétophone, coulée de notes, souffle rythmé.

Chez Makine, la musique peut aussi être vindicative et séparer les humains, les empêcher de se comprendre comme dans  La Terre et le ciel de Jaques Dorme lorsque le narrateur visite une banlieue du nord de la France et ne peut comprendre son interlocuteur : « Une voiture longe les maisons, le déferlement des slogans cadencés par la batterie éventre la maison. Le bruit des scooters perce à travers le rap. Le Capitaine dit, plutôt crie quelque chose, mais je ne l’entends pas, il comprend que je ne l’ai pas entendu. Je sais juste ses dernières paroles : “ … sous les crachats… ” » (p. 182, nous soulignons). Ici, la musique identifiée au bruit métaphorise la culture des jeunes des banlieues et le danger qu’elle présente de recouvrir les hommes, de les persécuter et de presque anéantir leur pouvoir d’entendement mutuel s’ils ne sont à l’écoute les uns des autres. La batterie qui scande les paroles est assimilée à une propagande dont les slogans crachent leur empoisonnement[10]. 

Allusions musicales

Parfois, il s’agit plus simplement de la mention d’un moment musical, que nous aimerions  appeler une allusion. L’allusion est une forme beaucoup moins littérale de la citation[11]. Celle-ci se perçoit dans les ekphraseis suivantes.

Le phénomène allusif à la musique sans la désigner explicitement paraît dans Au temps du fleuve Amour :

La petite île nageait dans la luminosité du soir. Le ruissellement sonore du courant se fondait avec la rumeur du vent dans les branches fleuries. Les vaguelettes fraîches, insistantes clapotaient en se brisant contre le bord de la vieille barque que j’avais attachée à la rampe du perron inondé de l’isba. Le jour s’éteignait lentement, la lumière devenait mauve, lilas, puis violette. L’obscurité semblait affiner l’harmonie vivante des sons. On entendait maintenant le léger frottement de la barque contre le bois du perron, la plainte sereine d’un oiseau, le murmure soyeux de l’herbe. (p. 180, nous soulignons)

Tout dans cette ekphrasis suggère une sonorité musicale sans qu’il soit nommément  question de musique. Il s’agit d’allusion par un foisonnement de mots évoquant une sensation auditive pour le lecteur qui ainsi entend le décor acoustique de la scène par le « ruissellement sonore » après en avoir éprouvé la visualité par « la luminosité du soir ». Dans cette ekphrasis, la munificence des impressions sonores décrites (« harmonie vivante des sons », « frottement de la barque »), s’entrelacent à leur précision qualificative (« léger frottement », « murmure soyeux ») et s’entremêlent à la profusion des impressions visuelles (« branches fleuries », « lumière devenant mauve, lilas, puis violette »). Le personnage semble être tout ouïe et tout yeux, mais l’emploie du « on » indéfini englobe le lecteur qui a tout loisir de percevoir la scène comme s’il y était. Ce sont deux univers qui se fondent l’un dans l’autre. Celui de l’auditif et celui du visuel.

L’allusion se borne parfois simplement à la mention d’un instrument de musique, enrichie par le contexte auditif décrit, comme dans La Femme qui attendait :

Une couche de glace très fine s’était formée au fond du puits (je venais de rejoindre Véra qui puisait de l’eau). La glace se rompit avec une sonorité de clavecin. Nous nous regardâmes. Chacun s’apprêta à dire la beauté de ce tintement, puis se ravisa. L’écho du clavecin s’était fondu dans la luminosité de l’air, se mêla à la plainte répétée d’un loriot, à la senteur du feu de bois qui venait de l’isba voisine. La beauté de cet instant allait tout simplement devenir notre vie. (p. 69, nous soulignons)

On peut relever des analogies de moyens. La « plainte sereine d’un oiseau » est devenue « la plainte répétée du loriot » et « le ruissellement sonore du courant », de la glace qui se brise avec « une sonorité de clavecin », « la luminosité du soir » fait place à « la luminosité de l’air ». Mais dans ces deux ekphraseis, que plusieurs romans séparent, est exprimée une sensation d’infini dans un décor acoustique et visuel. L’instrument sert plusieurs fois à Makine pour esquisser une association avec l’art musical sans que la musique soit invoquée.

Dans Le Testament français, le clavecin fait son entrée dans la comparaison avec  la voix humaine, celle de Charlotte qui est décrite « grêle comme un clavecin » (p. 226) lorsqu’elle fredonne la chansonnette à Saranza et que le narrateur la surprend. C’est parfois aussi uniquement un mot comme la Koukouchka, le petit train. Koukouchka signifie « coucou » en français et fait allusion au sifflet de la locomotive qui se fait entendre à plusieurs reprises : un symbole sonore. Dans le même roman, c’est aussi la voix de baryton de Félix Faure qui transmet l’allusion : « …Nicolas était assis à la table d’honneur que passementaient de magnifiques guirlandes de médiolla. Il entendait tantôt quelque gracieuse réplique de Mme Faure installée à sa droite, tantôt le baryton velouté du Président qui s’adressait à l’Impératrice » (p. 42, nous soulignons). Une simple mention, celle de l’orchestre de la garde républicaine qui joue l’hymne russe ou bien celle du grand gala à l’Opéra de Paris où se joue Faust en représentation (p. 180) forment aussi une allusion implicite à la musique.

Dans La Terre et le ciel de Jacques Dorme, c’est la mention d’une voix de soliste qui forme l’allusion à la musique lorsque le narrateur en visite dans une banlieue française, cherche la maison du frère de Jacques Dorme et s’adresse à une voisine : « Pour ne pas l’effaroucher je crie de loin : “Le numéro seize, madame ?” Sa voix est étrangement belle, forte, une voix de vieille cantatrice dirait-on » (p 180, nous soulignons).

Dans La Musique d’une vie, la musique est parfois suggérée mais non amplement décrite : « Il lui arriva  d’entendre de la musique, celle des orchestres militaires, ou parfois, dans les haltes, la plainte joyeuse d’un accordéon. Épiant dans son cœur quelque reflux sentimental, il constatait que rien de tel ne perçait en lui, aucune émotion particulière qui aurait rappelé sa jeunesse de pianiste » (p. 76, nous soulignons).

Lorsque Alexeï, devenu Maltev et soldat, ne ressent plus son art vivre en lui, l’allusion à la musique est traduite dans une scène émouvante et ironique  par la stridence du silence :

Le piano, il en vit un dans cette ville lituanienne où l’offensive de son régiment s’enlisa pour toute une semaine. […] L’un des tireurs était caché dans cet immeuble aux vitres soufflées et dont le rez-de-chaussée laissait entrevoir l’intérieur d’un salon, les fauteuils en velours et ce piano à queue. […] Alexeï s’arrêta près du piano, laissa retomber une main sur le clavier, écouta, referma le couvercle. La joie de ne pas sentir en lui la présence d’un jeune homme épris de musique était très rassurante. […] Il pensa que dans un livre, un homme dans sa situation aurait dû se précipiter vers ce piano, jouer en oubliant tout, pleurer peut-être. (pp. 77-80)

Cette ekphrasis traduit le changement qui s’est opéré en Alexeï qui, de fervent et talentueux musicien, est devenu indifférent à la musique. Légèrement ironique aussi puisqu’il s’agit d’un roman que nous lisons où la première apparition d’Alexeï dans la diégèse est justement celle où il s’est précipité sur un piano et pleure de ne plus pouvoir jouer. Le lecteur à l’écoute ne discerne que le silence.

D’autres allusions musicales sont dues à la sonorité du langage par l’emploi de verbes, d’épithètes, de substantifs dans les ekphraseis. Nous voyons de manière récurrente ce phénomène dans le roman qui s’ouvre sur une scène de salle d’attente dans une gare sibérienne :

De l’autre bout de la gare parvient un esclaffement sourd, puis le crissement d’un éclat de verre sous un pied, un juron. […] Des ronflements se répondent, certains comiquement accordés. Un criaillement d’enfant très distinct se détache de l’obscurité, s’épuise en petites plaintes de succion, se tait. Une longue dispute émoussée par l’ennui se poursuit derrière l’une des colonnes qui soutiennent une galerie en bois verni. Le haut-parleur, sur le mur, grésille, chuinte et soudain, d’une voix étonnamment attendrie, annonce le retard d’un train. Une houle de soupirs parcourt la salle. […] Les respirations se mêlent, le marmonnement des récits nocturnes s’éteint dans le soufflement du sommeil. Le murmure de la berceuse que récite plus que ne chantonne la jeune mère me parvient en même temps que le chuchotement des soldats qui emboîtent le pas à la prostituée. La porte se referme derrière eux, la vague de froid traverse la salle. Le murmure de la  jeune mère se colore d’un voile de buée. L’homme qui dort la tête renversée émet un long râle et, réveillé par sa propre voix, se redresse brusquement sur son siège, fixe longuement l’horloge, se rendort. (pp. 12-15)

La musique verbale de cette ekphrasis est un véritable concert. Les ronflements accordés des dormeurs suggèrent, bien entendu, la musique. Et là aussi, le visuel et l’auditif se mêlent avec, par exemple, le criaillement de l’enfant qui se détache de l’obscurité ou le haut-parleur accolé au mur. Il en est de même dans l’ekphrasis suivante qui annonce le dénouement du roman où Alexeï, alors Sergueï, retrouvera sa valeur identitaire de grand pianiste.

Dans le salon, les invités font bombance. Il les entend du couloir où l’a relégué sa fonction de chauffeur de maître.

Il y eut d’abord ce joyeux tumulte de voix rythmé de temps en temps par un timbre de basse, puis le claquement d’un bouchon et tout de suite d’un autre, accompagné d’éclats de rires et de criaillements de panique, les paroles du premier toast dites par le général, enfin le cliquètement des couteaux et des fourchettes.

Figé par sa douleur, il n’éprouva rien quand, une demi-heure plus tard, après un chœur de voix suppliantes, la musique résonna. Il reconnut facilement la polonaise que Stella avait étudiée l’hiver dernier. Il trouva même que le moment de cette pause musicale était très bien choisi : entre le premier verre qui rendait les invités déjà réceptifs et la suite des plats et des boissons qui allaient émousser leurs sens. Il écouta et, malgré son absence, releva deux ou trois imperceptibles flottements dans ce jeu qui furent comme des rappels secrets adressés à lui et qui l’isolèrent davantage. Le bruit des applaudissements claqua et quelques “ bravo ” l’empêchèrent d’entendre les pas qui parcoururent le couloir. (pp. 116-117, nous soulignons)

Ici, les deux univers mis en scène sont principalement spatiaux avec la salle du banquet dont Alexeï entend les échos et le couloir où il est assis. Les notes du récital lui parviennent au travers du mur, délimitation de ces deux univers acoustiques qui sont aussi sociaux. D’un côté les convives, de l’autre les gens de maison dont il fait partie. Un large fossé culturel entre les deux qu’il franchira pour les surplomber grâce à la musique qui lui transmet dans son isolement la présence de l’absence de Stella.

Isabelle Piette dans l’ouvrage suscité Littérature et musique. Contribution à une orientation théorique 1970-1985, explique la situation du littérateur comparée à celle d’un compositeur musical. Selon elle, l’auteur littéraire dans son désir de représenter ou de décrire la musique est confronté au ressort de la créativité. Son texte ne ressemblera point aux écrits des critiques musicaux ou des musicologues ou des historiens de la musique car à la différence de ceux-ci, il emploiera relativement peu de termes techniques. C’est le reflet du contenu émotionnel de la musique ou des sentiments procurés à son écoute ou à son exécution qui formera la trame de leur texte. Aussi dit-elle,

Conscient des limites de leur matériel, les auteurs littéraires ne prétendent pas atteindre un mimétisme parfait. Les mots ne peuvent remplacer la musique réelle mais, artistement disposés, ils s’évertuent à en communiquer les effets. Susciter chez le lecteur ce que ressent un auditeur lorsqu’il découvre telle ou telle œuvre est l’un des buts de ces écrivains [les écrivains de musique verbale]. Particulièrement attentifs à l’écho que suscite en eux la musique, ils expriment le pouvoir hypnotique de l’œuvre musicale et manifestent leur propre réaction. […] En cherchant à approcher ce que les mots ne peuvent voler aux notes de musique, les auteurs littéraires trahissent presque toujours l’espoir de dépasser leurs limites en exprimant l’infini (le pouvoir de suggestion de la musique) par l’écriture, l’aspect à la fois référentiel et phonique du mot. (p. 88)

L’ekphrasis suivante, où Alexeï exécute La Valse des colombes, semble presque une illustration de ce propos de Piette :

Quand il laissa retomber ses mains sur le clavier, on put croire encore au hasard d’une belle harmonie formée malgré lui. Mais une seconde après la musique déferla, emportant par sa puissance les doutes, les voix, les bruits, effaçant les mines hilares, dispersant la lumière du salon dans l’immensité nocturne du ciel derrière les fenêtres.

Il n’avait pas l’impression de jouer. Il avançait à travers une nuit, respirait sa transparence fragile faite d’infinies facettes de glace, de feuilles, de vent. Il ne portait plus aucun mal en lui. Pas de crainte de ce qui allait arriver. Pas d’angoisse ou de remords. La nuit à travers laquelle il avançait disait et ce mal, et cette peur, et l’irrémédiable brisure du passé mais tout cela était déjà devenu musique et n’existait que par sa beauté. (pp. 119-120, nous soulignons)

Makine emploie peu de termes musicologiques dans cette ekphrasis. Et lorsqu’il le fait, ce sont des termes d’utilisation généralisés : clavier, harmonie, musique, voix, bruits, ce qui rend malaisé, pour ne pas dire impossible, au lecteur l’identification de ce morceau jouer par Alexeï. Cette ekphrasis a pu naître d’une expérience personnelle de Makine et peut décrire une composition précise, comme l’indique le titre mentionné plus haut, ou elle peut être inspirée de la musique d’une façon plus générale. Toutefois, elle comprend une des caractéristiques importante de la musique verbale : l’expression de l’infini avec la phrase : « l’immensité nocturne du ciel », immensité aussi notée dans l’ekphrasis précédente. Ce que Makine transcrit, ce sont les sensations éprouvées par Alexeï transporté en un autre monde par la puissance de la musique. Celle-ci possède un pouvoir salvateur et Alexeï qui avait répondu au crime par le crime est lavé de ses péchés. Deux notions se trouvent réunies. Celles du domaine du bien et celle du domaine du mal. Deux univers temporels aussi : le passé et le futur transcendé par le présent qui est musique et beauté.

Les références à l’œuvre peuvent aussi n’en révéler que l’aspect le plus strict : son titre. Par exemple, Alexeï danse avec ses amies un tango, Le Regard de velours (p. 37). Ce titre éloquent permet l’évocation des moments de la terreur stalinienne et des arrestations qui s’ensuivent, mais surtout les regards qui évitent ceux, pour ainsi dire, marqués et prêts à être déportés, à cause de leurs fréquentations ou tout simplement pour ce qu’ils sont Juifs ou Koulaks. Le titre du tango choisi par Makine dénonce une ironie cruelle. Les gens traqués par la police secrète n’avaient aucunement droit à des regards de velours de la part de leurs concitoyens, mais plutôt à des regards fuyants ou des regards en coins, lorsque ce n’étaient pas des regards qui se détournaient complètement pour que leurs propriétaires ne soient pas accusés de liens trop étroits avec la victime ou de compassion pour un « ennemi du Peuple ».

Toujours dans La Musique d’une vie, la fille du général, son employeur, apprend à Alexeï à jouer deux morceaux : Petit soldat de plomb et La Valse des colombes. Dans son bel article consacré à la musique dans ce roman d’Andreï Makine, Toby Garfitt[12] écrit qu’il s’agit du Petit soldat de plomb du compositeur français Gabriel Pierné et de la Valse des colombes de Johan Strauss le père. Au sujet de la provenance du premier titre, il est permis d’émettre quelques doutes. En effet, Gabriel Pierné (1863-1937) a bien composé un morceau sur des soldats de plomb dont le titre exact est  Marche des petits soldats de plomb, op. 14 pour orchestre. Il semble peu probable qu’une transposition pour piano, si elle existe, soit adéquate pour un débutant, ce que Stella pense qu’Alexeï est. D’autre part, elle précise : « c’est facile comme tout, juste une petite chansonnette d’enfant… » (p. 100), ce qui vient corroborer cette hypothèse. Une autre possibilité serait Le Soldat de plomb pour piano à quatre mains de Déodorat de Severac (1872-1931), mais là encore les difficultés d’exécution dépassent de loin ce que l’on serait en droit d’attendre d’une chansonnette « facile comme tout ». Enfin autre possibilité, il pourrait s’agir d’un morceau extrait d’un album d’apprentissage pour enfant dont les titres souvent rappellent les événements de la nursery[13]. Pour ce qui est de la Valse des colombes, ce ne peut être qu’une version simplifiée pour les mêmes raisons Nous ne pouvons, en effet, imaginer qu’il s’agisse de La Valse des colombes pour orgue de Georges Bizet ni même de celle de Strauss le père que Stella qualifie de « facile comme tout ». Une autre interprétation possible se profile toutefois. Le niveau musical de Stella peut être si élevé qu’elle gratifie de « facile » des œuvres à l’exécution corsée.

Altération musicale

Quoi qu’il en soit, Alexeï, qui possède la capacité d’un pianiste de concert, se retrouve l’élève de Stella, une piètre joueuse qu’il doit écouter inlassablement répéter les mêmes passages où elle commet toujours la même erreur. Sa connaissance des partitions le trahit un jour où, près d’elle, il doit tourner les pages sur un signe convenu : « Il l’écoutait, les yeux mi-clos, absent. À la troisième reprise, presque désespérée, et à une nouvelle hésitation, il murmura, sans s’en rendre compte : “Il y a un dièse, là…” » (p. 106). Dans cette brève ekphrasis, Makine se borne aux procédés purement littéraires et n’a pas recours à ce moyen extrinsèque de la notation musicale. Tout autre particularité de celle-ci est exclue à l’exception de cette altération mentionnée : un dièse. Le texte est proche de la partition, mais ne la retranscrit pas dans la matérialité typographique. Toutefois, la mention du dièse est très symbolique dans la diégèse. C’est le punctum  de l’ekphrasis. Le motif de l’altération musicale porte, dans le contexte, l’empreinte du fatum.

Pour le lecteur à l’écoute, elle est l’annonce d’un effet dramatique à venir. Elle apparaît dans L’Élégie de Rachmaninov, un morceau mélancolique dont le dièse amplifie la sensation de tristesse. À ce moment précis, la tension entre le texte et la musique, ou du moins la narration de l’interprétation qui en est faite acquiert d’autres valeurs signifiantes dans la trame narrative. Un décalage s’instaure entre l’élève Sergueï, ignorant de la musique et celui qui apparemment pourrait être le professeur. Deux sortes de voix se font entendre dans ce passage légèrement ironique. Le procédé est plus ambigu qu’il n’y paraît car, ce faisant, Makine confirme par cette correction proférée, la véritable identité de Sergueï resté Alexeï malgré tout. C’est un changement de ton significatif, présenté dans la partition, qui se répercute dans le roman et sera imposé par la métamorphose de Sergueï qui reprendra son identité.

Le lecteur, quant à lui, ne peut songer qu’à la relation amoureuse qui ne pourra éclore entre Stella et Sergueï/Alexeï et il décèlera l’ambivalence de cette correction d’Alexeï vis-à-vis de Stella : « Il y a un dièse là… » Autrement dit, « Il faut moduler, passer à une autre tonalité » qui en fait signifie « Il y a un bémol », remarque tout à fait appropriée et à son état d’esprit et à la situation. Il est mélancolique, Stella est ivre et il sait, qu’elle ne lui est pas destinée. À charge pour le lecteur mélomane à partir de ce dièse/bémol de reconstituer le morceau dans son ensemble avec une restitution mentale de la mélodie. Le lecteur ignorant de Rachmaninov, sera alors dans l’impossibilité d’entendre la réplique  de Sergueï, il ne pourra que la lire sans connotation auditive et la dramatisation de la scène ne l’effleurera que par l’incapacité de Stella à jouer correctement la partition et le palimpseste narratif lui échappera. L’allusion peut donc inclure ou exclure le lecteur, au même titre que la citation.

Conclusion

Les ekphraseis musicales sous forme de musique verbale ont chez Makine comme fonction première de faire entendre au lecteur le décor acoustique dans lequel évoluent les personnages. Les moyens mis en œuvre par l’auteur pour arriver à ses fins comprennent l’utilisation d’un vocabulaire évocateur. Dans la plupart de ces ekphraseis, le décor acoustique décrit se mêle à un décor visuel. De cette façon, le lecteur devient spectateur de la scène dans sa totalité tout en devenant auditeur. Parfois, la scène comprend en contrepoint l’histoire comme c’est le cas dans les citations musicales étudiées plus haut. Makine alors nécessite un seul nom pour faire surgir tout un pan historique que le lecteur attentif peut capter en mélodie d’accompagnement. C’est ce qui se produit avec le violon que les parents d’Alexeï doivent brûler dans La Musique d’une vie. L’instrument est devenu une pièce incriminatoire après avoir été joué par le maréchal Toukhatchevski tombé en disgrâce. Son nom fait office de reprère chronologique pour le lecteur. Dans Confession d’un porte-drapeau déchu, c’est le général Vorochinov qui sert de borne historique et culturelle. Avec ces deux figures historiques, Makine exemplifie sans gands développements la terreur du régime soviétique et ses purges accompagnées de grands procès théâtralisés.

Dans les ekphraseis de ce chapitre, la musique est souvent libératrice, salvatrice, révélatrice. Deux mondes s’y cotoient en harmonie. Ce peuvent être celui de la paix et de la guerre comme dans Requiem pour l’Est ou bien deux univers sociaux comme dans La Musique d’une vie où les sons conviviaux d’un banquet parviennent au couloir silencieux des domestiques.

Makine évoque aussi la musique de manière très implicite au cours de ces ekphraseis. C’est alors l’imagination du lecteur qui entre en jeu par son écoute du texte. Toutefois, bien malin celui qui réussira à identifier avec certitude la musique de l’auteur dans cette transcendance du passé et du futur, du bien et du mal.

 Notes


[1] Jean-Louis Cupers, Aldous Huxley et la musique, A la manière de Jean-Sébastien Bach, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1985.

[2] Le 12 juin 1937, sept grand chefs militaires soviétiques sont passés par les armes dans la cour du bâtiment du nkvd, la police secrète de Staline. Parmi eux se trouve le maréchal Toukhatchevski. Tous ces hommes font partie des plus hauts dignitaires de l’Armée rouge. Ils sont accusés “d’infraction au devoir militaire, de trahison envers la patrie, de trahison envers les peuples de l’urss, de trahison envers l’armée rouge ouvrière et paysanne”. De plus l’instruction a permis d’établir la participation des accusés à un complot contre l’État en liaison avec l’Allemagne avec pour objectif un travail visant à l’affaiblissement de la puissance soviétique. Il s’est avéré par la suite que cette affaire avait entièrement été téléguidée en personne par Staline, maître absolu de l’urss depuis 1927, à  l’aide de faux dossiers. Le résultat fut un véritable enchevêtrement de manipulations des services d’espionnage et de contre-espionnage dont le maréchal fut le jouet le plus célèbre. Le monde entier assiste à ce spectacle incroyable : les vieux révolutionnaires chevronnés s’accusent publiquement des crimes les plus invraisemblables. Toukhatchevski, sous-lieutenant à la veille de la guerre de 1914, fait prisonnier par les Allemands en 1915 et enfermé à la forteresse d’Ingolstadt où il connaît un certain lieutenant Charles de Gaulle, réussit à s’enfuir en 1917 et fait carrière dans l’Armée rouge. Il réprime de 1921 à 1923 la révolte des marins de Kronstadt puis celle des paysans de la Volga. Il se retrouve en désaccord avec Staline sur un point : les relations avec l’Allemagne hitlérienne alors que Staline songe déjà sérieusement à une entente avec Hitler, qui se traduira en 1939 par le pacte germano-soviétique. Toukhatchevski est réhabilité en 1963. Les détails de l’affaire Toukhatchevski sont empruntés à l’article de Édouard Boeglin, « L’affaire Toukhatchevski », L’Alsace, Journal, mercredi 9 juin 1999, url : http://www.faits-et-docments.com/bilan_communisme/toukhatchevski. htm, consulté le 3 mars 2006.

[3] Aude Locatelli, Littérature et musique au XXe siècle, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 2001, p. 33.

[4] François Sabatier, Miroirs de la musique, Paris, Fayard, 1995, p. 516.

[5] Andreï Jdanov, Sur la littérature, la philosophie et la musique, Paris, Éditions de la nouvelle critique, 1950, p. 77.

[6] Aude Locatelli, Littérature et musique au XXe siècle, op. cit., p. 33.

[7] Kliment Vorochilov (1881-1969) fut un politique à la carrière éclectique malgré des aptitudes assez controversées. En le choisissant, Makine laisse sous-entendre qu’à l’ère soviétique ce n’étaient pas toujours les plus compétents qui occupaient les postes les plus importants. D’autre part, la mention du maréchal fait office de borne culturelle et historique.

[8] François Sabatier, Miroirs de la musique, op. cit., pp. 516-518 ; Aude Locatelli, Littérature et Musique au XXe siècle, op. cit., pp. 32-35.

[9] Comme le démontre l’épisode dans Confession d’un porte-drapeau déchu où la mort du cavalier rouge reproduite en chanson sublime les travailleurs qui n’ont rien en commun avec ceux du quotidien.

[10] Un thème que Makine reprendra dans son pamphlet Cette France qu’on oublie d’aimer (2006) écrit peu avant les événements banlieusards de 2005.

[11] Cf. Murielle Lucie Clément, Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma, musique), op. cit., Chapitre IV.

[12] Toby Garfitt, « La musique d’une vie : le cas de la petite pomme » in Margaret Parry, Marie Louise Scheidhauer, Edward Welch ed., Andreï Makine : Perspectives russes, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 17-26.

[13] Ou bien serait-ce une référence à L’Histoire du soldat (1917) d’Igor Stravisnky, une pièce musicale à trois personnages, le Soldat, le Diable et la Princesse, basée sur un conte russe, dont il exsite une transposition pour piano.