L’Image acoustique

« L’Image acoustique dans le Testament français d’Andreï Makine », dans Roma, Pagine, Plaisance, n° 1,  anno 1°, 2004, pp. 17-28

Dans cette brève étude, nous nous penchons sur les thèmes musicaux évoqués dans Le Testament français (1995) d’Andreï Makine. Bien que de toute évidence, plusieurs études aient été réalisées sur les thèmes musicaux dans la littérature, cette catégorie est peu analysée dans la littérature en prose. Par contre, nous sommes consciente du fait que les œuvres de plusieurs poètes ont fait l’objet de telles recherches. Nous pensons, explicitement, entre autres, à Baudelaire et à l’étude de Joyceline Loncke, [1] tout autant qu’aux travaux de Léon Guichard, [2] et de Jules Combardieu. [3] Le nombre relativement faible d’étude sur les thèmes musicaux dans la littérature contemporaine en prose  nous incite à effectuer cette recherche. Plusieurs fragments du roman, où apparaissent des thèmes musicaux, peuvent-ils être considérés comme des images acoustiques ? Nous tenterons de répondre à cette question tant sur la forme que sur le contenu.  Pour ce faire, nous nous appuyons, d’une part, sur la définition de l’image, développée dans la théorie de W.J.T. Mitchell dans  Iconology. Image. Text. Ideology (1986). De l’autre, sur les positions d’Eero Tarasti telles qu’il les a formulées dans  A Theory of Musical Semiotics (1994). En effet, ne dit-il pas que « La musique est un phénomène qui se déroule dans le temps. Tout comme le modèle axiologique fondamental de la vie est ancré dans la temporalité, chaque œuvre musicale est, temporellement, comme le modèle de la vie humaine. » [4] Partant de cette assertion d’Eero Tarasti, nous examinerons trois fragments pris dans Le Testament français où le héros- narrateur entend sa grand-mère chanter, chantonner ou murmurer. Ceci en vue de décider si cette assertion est applicable aux fragments décrits et définir, en premier lieu, s’il s’agit de musique ou non. Cette démarche nous paraît nécessaire afin de confirmer ou infirmer s’il y a lieu de cataloguer ces fragments d’images acoustiques et dans ce cas, dans quelle catégorie.

La première fois où le narrateur entend sa grand-mère chanter, la situation est comme suit. Charlotte vient de raconter à ses petits-enfants la visite du Tsar Nicolas II et de l’Impératrice Alexandra Fedorovna, son épouse, à Paris. Le couple impérial,  reçu par le Président Félix Faure (celui qui est décédé dans les bras de sa maîtresse), assiste au grand Gala de l’opéra. Le spectacle terminé, « La Marseillaise » retentit. Arrivée à ce point de sa narration, Charlotte soupire : « – Vous savez, en fait, c’était une marche militaire, rien d’autre, cette Marseillaise. » [5] Après cette remarque lancée aux enfants, le narrateur et sa jeune sœur, elle compare cette marche militaire aux chants de la Révolution russe  et elle ajoute : « Le sang ne fait peur à personne à ces périodes. » [6] Puis, elle commence à fredonner deux vers de l’hymne national français : « L’étendard sanglant est levé… Qu’un sang impur abreuve nos sillons. » [7]

De toute évidence, Charlotte est habituée à chanter pour les enfants ou en soi-même peut-être. Son occupation, que nous aimerions qualifier de « musicale » est remarquée par le narrateur qui rapporte deux autres moments où la grand-mère chante. Ces deux autres fois, il s’agit d’une chanson bien connue des cours de récréations, que le lecteur français, peut aisément reconnaître : « Aux marches du palais ». La première fois se situe alors que le narrateur vient de découvrir une photo que, d’après lui, il n’aurait pas dû voir. Il arrive à cette conclusion puisqu’elle disparaît de l’album familial peu de temps après sa découverte. C’est la photo d’une femme en veste ouatée portant une chapka de fourrure. A peine l’a-t-il aperçue, que son attention est détournée de la photographie par deux sphinx accouplés. Cette situation lui rappelle une vieille chanson que Charlotte chantait. Les deux derniers vers lui reviennent en mémoire : « Et là nous dormirions / Jusqu’à la fin du monde. » [8] La seconde fois, il entend fredonner cette chanson, toujours par Charlotte, lorsqu’il vient par surprise à Saranza, [9] sans être annoncé. Il a plus ou moins fui son domicile, décidé à arracher cette greffe française qui le torture. La seule solution qui lui paraît possible est une confrontation avec Charlotte. C’est la raison de son voyage inopiné. Cette deuxième fois, le narrateur note deux couplets de la chanson que fredonne Charlotte : « Aux quatre coins du lit, / Un bouquet de pervenches…/ Et là, nous dormirions / Jusqu’à la fin du monde. » [10] Le premier couplet  noté, loin d’être le premier de la chanson, est toutefois significatif de la situation du jeune narrateur. Nous y reviendrons plus loin.

En résumé, nous avons donc, chronologiquement, la chansonnette, entendue vers l’âge de huit ans, c’est à dire deux années avant l’apparition des deux sphinx, eux-mêmes suivant la découverte de la photo de « La Femme à la chapka ». Selon Tarasti, comme nous venons de l’écrire plus haut, « la musique est un phénomène qui se déroule dans le temps. » Nous pouvons aisément souscrire à cette partie de l’énoncé. Chanter la phrase : « Et là nous dormirions / Jusqu’à la fin du monde » nécessite un certain laps de temps pour être énoncée aussi bien musicalement qu’oralement. Le personnage se souvient de cette phrase musicale en tant que partie d’une composition musicale, à deux années d’intervalle. En conséquence, nous pouvons dire que la musique, du moins dans cette situation diégétique, transcende aussi le temps. Pour cela, nous devons accepter une certaine similitude entre le terme « œuvre musicale » et « composition musicale. » Nous pensons que dans le cas présent, les deux termes peuvent être entendus comme synonymes.

Regardons maintenant de plus près la situation dans laquelle cette phrase revient en mémoire du personnage. Très précisément, il s’agit du souvenir d’un souvenir. Nous nous expliquons. Devenu adulte, le narrateur se remémore le souvenir de cette chanson entendu lors de ses huit ans. Et que dit cette phrase ? « Et là, nous dormirions / Jusqu’à la fin du monde » Un sommeil qui durerait si longtemps qu’il ressemblerait à la mort. Mais, ce souvenir ressurgit alors qu’il vient de voir deux sphinx accouplés. Et ces deux sphinx sont eux-mêmes survenus dans son champ d’horizon alors qu’il a découvert cette photo interdite, la photo de « La Femme à la chapka. Il voit la photo, découverte par curiosité, dans l’album de famille. Sa grand-mère entre dans la pièce. Il l’interroge sur l’identité de la femme. Au lieu de lui répondre directement, elle lui pose une autre question : « Quelle femme ? » [11] Dans le silence qui s’ensuit, le bruissement d’ailes du double sphinx se fait entendre.

Tournons maintenant vers la seconde partie de l’assertion de Tarasti : « Tout comme le modèle axiologique fondamental de la vie humaine est ancré dans la temporalité, chaque œuvre musicale est, temporellement, comme le modèle de la vie humaine » Pour comprendre le rapprochement que nous désirons entreprendre, il est nécessaire d’accepter le bruissement des ailes du sphinx comme une manifestation acoustique au même titre que Charlotte murmurant ou fredonnant un vieil air de chanson. Assurément, il serait exagéré de parler du bruissement d’ailes comme d’une œuvre musicale. Toutefois, si nous nous reportons au travail de Tricia Rose, comme stipulé dans son ouvrage  Black Noise[12] le bruissement des ailes pourrait très bien être utilisé dans une composition musicale par des musiciens de Rap. Et cela, au même titre qu’Olivier Messiaen s’est servi des sifflements ornithologiques. Est-il utile de rappeler que Messiaen élaborait ses compositions à partir d’enregistrements de chants d’oiseaux qu’il retranscrivait en notation musicale. Sans aucun doute, sa manière diffère de celle des artistes de Rap qui habituellement transforment les sons enregistrés à l’aide de la technologie acoustique. Mais, là n’est pas le cœur de la question et nous éviterons de nous étendre sur les technologies respectives des compositeurs. Toutefois, nous pensons donc pouvoir affirmer qu’il s’agit à chaque fois de manifestations acoustiques. D’autre part, ce que nous tentons d’exprimer,  c’est que le souvenir de la chanson, est une métaphore de la vie humaine, et peut-être de la vie tout court. Quant à lui, le papillon, symbole de l’éphémère, est une métaphore par synecdoque de la temporalité et, la vie étant faite de rencontres, une métaphore par métonymie du modèle axiologique de la vie. Nous avançons cette hypothèse car, en l’occurrence, le papillon  est un couple de papillons, résultat de ce qu’il convient bien de nommer, une rencontre. Le modèle de la vie humaine, suggéré par le vers de la chanson, met l’accent sur la temporalité, la durée du sommeil qui dure « Jusqu’à la fin du monde », comme le suggère la seconde partie de la chanson. Toutefois, pour l’enfant, les gens qui s’endorment pour toujours sont les gens qui meurent. « Comme les amants de la chanson ? » se demande-t-il confronté à la mort d’un voisin survenue pendant l’hiver. Toujours est-il qu’il est possible d’admettre que la mort tout autant que l’amour fait partie intégrante du modèle axiologique de la vie humaine. En cela, la chanson, la composition, l’œuvre musicale, est temporellement comme le modèle de la vie humaine.

Revenons à « La Marseillaise » dans le contexte décrit plus haut. Comme nous venons de le mentionner, Charlotte fredonne un passage de « La Marseillaise » après avoir raconté la visite du Tsar Nicolas II à Paris. Il est inutile de rappeler ici les conditions de la naissance de l’hymne national français. Toutefois, le rapprochement fait par Charlotte mérite l’attention. Elle compare l’hymne français aux chants de la Révolution russe. Ce qui la frappe, et qu’elle énonce, c’est que « Le sang ne fait peur à personne à ces périodes… » Or, Charlotte, si elle n’a pas connu la révolution française, a subi de très près les avatars de celle de Russie de 1917. Elle a vu les excès occasionnés.  « L’étendard sanglant » auquel elle réfère se teinte aussi du rouge des révolutionnaires russes. Le fait que le sang n’effraie personne est consubstantiel aux deux révolutions ainsi qu’à toutes les révolutions. Somme toute, sans craindre de commettre une extrapolation, nous prenons le risque de soutenir que la révolution en tant que telle, fait partie du modèle axiologique fondamentale de la vie humaine. La vie humaine étant, dans ce cas, une métaphore de la société. Toute révolution engendre les flots de sang. Le sang impur est toujours celui de l’ennemi, de l’Autre. Pour tout dire, « La Marseillaise » est donc ici, non seulement une métaphore, par synecdoque, de la révolution française mais, aussi, de toute révolution. En outre, l’étendard sanglant est une métaphore de la révolution russe. Les révolutions ont comme trait commun d’être ancrées dans la temporalité. Elles ne sont pas éternelles. Elles ont un début et une fin. Les chants révolutionnaires, dont « La Marseillaise » n’est qu’un exemple parmi d’autres, sont des œuvres musicales ancrées dans le modèle de la vie humaine. La vie humaine, comme nous venons de l’écrire, est une métaphore des sociétés, de la vie humaine et sociale.

De plus, « La Marseillaise », tout comme le fragment de la chanson « Aux Marches du palais », est un lieu de mémoire français. Dans ce sens, tous les deux font partie de l’élaboration identitaire française du personnage. En cela, la voix de Charlotte fonctionne comme un « miroir acoustique ». [13] Elle reflète simultanément au personnage son appartenance culturelle française et russe avec « La Marseillaise » nettement identifiée comme révolutionnaire et semblable aux chants russes. Toutefois, l’identité française prédomine par l’accumulation de l’hymne et de la chanson « Aux marches du palais ». Nous reviendrons sur cette mise au point.

La seconde fois où la chansonnette « Aux marches du palais » nous est contée, se situe après la connaissance du personnage avec l’amour physique. L’expérience a été brève. Toujours est-il qu’il n’est pas question de dormir « jusqu’à la fin du monde ». Pas plus que d’un lit avec « Aux quatre coins du lit, / Un bouquet de pervenches. » Pour être exact, il n’y a pas de lit du tout. La rencontre se passe à bord d’une péniche désaffectée sur un tas de vieux cordages et de feuilles mortes. Le clapotis des vagues de la Volga pour décor acoustique. Quatre années se sont écoulées depuis qu’il a entendu sa grand-mère chanter « La Marseillaise ». Le garçon a maintenant quatorze ans et toujours, la musique le suit par l’entremise de sa grand-mère qui fredonne, d’une part, de l’autre grâce à ses souvenirs. Toutefois, ce qui lui paraissait si beau, il y a quatre ans, avec l’amour et la mort enlacés dans un sommeil éternel, lui semble dorénavant une sensiblerie française qui déchaîne sa colère. Il sait que les amants se séparent et que les pervenches n’entourent pas leur lit.

Si nous revenons à la proposition initiale de Tarasti « La musique est un phénomène qui se déroule dans le temps », cette assertion reste valable pour cette seconde fois. Valable aussi la transcendance de la temporalité par la musique. « Le modèle axiologique fondamental de la vie humaine est ancré dans la temporalité » est aussi une assertion à laquelle nous pouvons souscrire en rapport avec les fragments étudiés. Par contre, la proposition que « chaque œuvre musicale est temporellement comme la vie humaine » est problématisée si nous prenons en considération les paroles qui ne correspondent plus à l’expérience personnelle vécue par le narrateur. Il s’avère une divergence entre la temporalité suggérée par les paroles de la chanson et la durée de son expérience personnelle. Cela, au contraire de la première fois où les amants étaient comparés aux gens qui meurent en hiver et dorment « Jusqu’à la fin du monde ».

De ce qui précède, nous pensons pouvoir affirmer que le fragment de « La Marseillaise » et ceux de « Aux Marches du palais » peuvent être considérés comme de la musique dans la diégèse. Par contre, le bruissement des ailes du sphinx, s’il est une manifestation acoustique, ne peut nullement être défini comme de la musique. Subséquemment,  nous allons rechercher s’il y a lieu de parler d’image acoustique à l’endroit de ces fragments. Pour ce faire, nous nous référons aux travaux de W.J.T. Mitchell.

Dans Iconology, W.J.T. Mitchell  développe une théorie de l’image. « Les images ne sont pas seulement une sorte particulière de signes, mais quelque chose comme un acteur sur la scène historique, une présence ou un caractère doté d’un statut légendaire, une histoire qui équivaut et participe aux histoires que nous nous racontons.» [14] Mitchell  pour qui les images signifient ressemblance, similitude, distingue cinq catégories. Les images graphiques, optiques, perceptibles, mentales et verbales qui comprennent les divisions suivantes : « 1) graphiques : a. peintures, b. statues, c. dessins ; 2) optiques : a. miroirs, b. projections ; 3) perceptibles : a. données sensorielles,  b. « les espèces », c. apparitions ; 4) mentales : a. rêves, b. souvenirs, c. idées, d. fantasmes ; 5) verbales : a. métaphores, b. descriptions ».

En examinant l’inventorisation de Mitchell, nous constatons qu’une large place est accordée au sens de la vue. Cela ne doit pas nous surprendre outre mesure. Dans la culture occidentale l’acte visuel jouit d’une prédominance indiscutable sur ceux des autres sens. Après avoir discuté Lessing, Burke, Gombrich et Goodman, Mitchell arrive à la conclusion que leurs théories convergent toutes vers le même topique : « L’image comme le site d’un pouvoir spécial qui doit être contenu ou exploité. » [15] En effet, Burke et Lessing traitent l’image comme le signe de l’Autre racial, social et sexuel, comme un objet de crainte et de mépris avec une certaine « iconophobie ». Par contre, l’approche de Gombrich est plutôt, toujours d’après Mitchell, « iconophile ». Comme l’écrit Mitchell, « Il célèbre la magie de l’imagerie dans toutes ses formes (avec une réserve notable pour l’art moderne) et il reproduit dans sa rhétorique tous les topoi culturels qui rendent cette magie plausible : la mystique de la science, l’autorité du sens commun et de la tradition, et le pouvoir des « autres » culturels (sexuels, raciaux et historiques) à définir notre « moi » culturel. [16] Toutefois, nous remarquons que l’image dont les auteurs s’entretiennent est principalement une image visuelle. Avec les termes « iconophobie, iconophile » nous avons une illustration de la prédominance accordée au sens de la vue.

La liste de Mitchell ne tient pas compte d’une autre catégorie d’images qui nous semblent appropriées pour inclure les fragments du Testament français analysés plus haut. Il s’agit des images acoustiques dans lesquelles nous rangerons les images auditives, sonores, musicales, orales, audio et audiovisuelles. D’après son inventorisation, nous ne pouvons imaginer que Mitchell les ait ranger dans la catégorie des images perceptibles. Il stipule clairement ce qu’il entend par chaque catégorie comme suit :

Chaque branche de l’arbre familial [des images] désigne un type d’image central dans le discours de quelque discipline intellectuelle. Les images mentales à celui de la psychologie et de l’épistémologie ; les images optiques à celui de la physique ; les images graphiques sculpturales et architecturales au domaine de l’histoire de l’art ; les images verbales appartiennent au domaine du critique littéraire ; les images perceptibles occupent une sorte de région frontière où les physiologistes, les neurologues, les psychologues, les historiens de l’art, les étudiants en optique collaborent avec les philosophes et les critiques littéraires. [17]

Nulle mention n’est faite des images acoustiques ou des étudiants en acoustique. Par contre, Mitchell désigne les images optiques comme centrales au discours du domaine de la physique. Il pourrait en être de même en ce qui concerne les images acoustiques, mais il omet de le préciser.  Mitchell ne sous estime pas la difficulté à définir la notion d’image perceptible. Il explique :

C’est le domaine occupé par un monde de créatures étranges qui hantent la frontière entre l’interprétation psychologique et matérielle de l’imagerie : « les espèces » ou « les formes sensibles » qui (d’après Aristote) émanent d’objets et s’impriment comme un sceau sur nos sens malléables comme de la cire ; les fantasmata, qui sont des versions ranimées de ces impressions stimulées par l’imagination en l’absence des objets qui les a originellement fait naître ; « donnée sensorielle » ou « perception » joue un rôle à peu près similaire en psychologie moderne et finalement, ces « apparitions » qui (en langage courant) s’imposent entre la réalité et nous.  [18]

Là encore, nous notons que, pour Mitchell, les images perceptibles ressortissent au  sens de la vue plus qu’à tout autre. Nous regrettons que Mitchell n’exemplifie pas plus amplement sa définition.

A sa décharge, nous devons mentionner que Mitchell ne prétend pas à l’exhaustivité ni à une définition universelle du terme « image ». Uniquement à une différentiation sur la « base des limites entre les différents discours institutionnels. » [19] C’est la raison pour laquelle nous sommes d’autant plus surprise de ne trouver aucune mention de l’image auditive, qui ressortit du domaine de l’acoustique et musical. Et cela, d’autant plus que Mitchell ne fait aucun lien dans sa catégorisation entre le musical et le verbal, pas plus qu’entre le verbal et l’oral. Donc, il ne peut être question de confusion à ce sujet. Par contre, Mitchell fait une catégorie pour l’optique qui peut tout autant ressortir du perceptible que l’acoustique. Nous pensons pouvoir ajouter le tableau suivant à sa liste en tenant compte de l’image acoustique : Images acoustiques : a. auditive, b. sonore, c. musicale, d. orale, e. audio, f. audiovisuelle.

Dans cette optique, nous estimons que le fragment de « La Marseillaise » et ceux de la chanson enfantine, correspondent à la définition que Mitchell donne de l’image « Les images ne sont pas seulement une sorte particulière de signes, mais quelque chose comme un acteur sur la scène historique, une présence ou un caractère doté d’un statut légendaire, une histoire qui équivaut et participe aux histoires que nous nous racontons.». « La Marseillaise » peut être considérée comme un « acteur sur la scène historique » et elle est très certainement dotée non seulement d’un sexe mais aussi d’un statut légendaire à caractère sanguinaire. La chanson « Aux Marches du palais » reste tout autant pour grand nombre d’adultes une histoire ou une présence échappée à l’enfance. Pour les enfants, il s’agit d’une présence dans leur vie quotidienne et sociale, « La Marseillaise » l’est aussi. Notamment pour les Français.  Dans le cas de « La Marseillaise », l’image est aussi le site d’un pouvoir spécial, le pouvoir révolutionnaire, qu’il est convenu de contenir et d’exploité. Ce pouvoir dont parlent Lessing, Burke, Gombrich et Goodman. Comme le note Mitchell, Burke et Lessing traitent l’image comme le « signe de l’Autre ». Nous pensons que cette assertion s’applique de même à « La Marseillaise » où « le sang impur » de l’ennemi doit « abreuver nos sillons ». Autant nous pouvons voir que dans « Aux Marches du palais », la présence de l’Autre est tangible, autant nous pouvons lire qu’il s’agit plutôt de l’Autre sexuel. L’Autre est implicitement, sinon objet de mépris, du moins de crainte. La peur de l’Autre étant souvent le ressort détonateur de la discrimination. Comme nous l’avons écrit plus haut, les fragments de « La Marseillaise » et de la chanson « Aux Marches du palais » collaborent à l’élaboration de l’identité culturelle du personnage. Nous y discernons le « pouvoir des « autres » à définir notre « moi » culturel » de l’approche de Gombrich mentionnée par Mitchell.

Après cette brève, et de ce fait perfectible, étude, nous pensons néanmoins pouvoir considérer les fragments étudiés comme des images acoustiques selon les catégories que nous avons mentionnées plus haut et selon la catégorisation suivante. Le souvenir est bien une image mentale comme l’indique Mitchell. En contrepartie, comme il s’agit d’un souvenir de chanson, nous le mettons dans la catégorie des images acoustiques, car il s’agit d’un souvenir auditif. La chanson en soi-même peut être cataloguée d’image musicale. C’est le cas pour la première fois dont il est fait mention de « Aux Marches du palais ». Pour ce qui est de la seconde fois, comme il s’agit de la chanson directement fredonner par Charlotte, nous rangerons le fragment dans la catégorie de  l’image musicale. Il en va de même pour « La Marseillaise » qui est chantonnée par Charlotte. Quant au bruissement des ailes du sphinx, nous le mettrons dans la catégorie de l’image sonore. Cependant, avec cette réserve que là aussi, il est question d’un souvenir, mais d’un souvenir auditif comme dans le cas de la chanson ce qui permet de le mettre dans cette catégorie. Un autre point. Loin de prétendre à une catégorisation définitive, nous pensons avoir répondu à notre question initiale tant sur la forme que sur le contenu.  D’autre part, nous espérons avoir contribué à l’évolution de la stimulation cognitive en regard des thèmes musicaux dans la prose contemporaine d’expression française.

 Notes


[1] J. Loncke, Baudelaire et la musique, Paris, Editions A.G. Nizet, 1975

[2] L. Guichard,  La Musique et les Lettres au temps du Romantisme, Paris, PUF, 1955

[3] J. Combardieu,  Les Rapports de la Musique et de la Poésie, Paris, Félix Alcan, 1894

[4] E. Tarasti, A Theory of Musical Semiotics, Bloomington, Indian University Press, 1994, p. 59 “Music is a phenomenon that takes place in time. In the same way as the fundamental axiological model of human life is anchored on temporality, every musical work is, temporally, like the model of human life” La traduction est de nous pour tous les textes.

[5] A. Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995, p. 44

[6] Ibid.

[7] Ibid. souligné dans le texte

[8] Ivi  p. 17 souligné dans le texte

[9] le village où Charlotte habite

[10] Ivi p. 227

[11] Ivi p. 16

[12] T. Rose, Black Noise, Rap Music and Black Culture in Contemporary America, Hannover London, Wesleyan University Press, 1994, pp. 62-96

[13] K. Silverman, The Acoustic Mirror. The Female Voice in Psychoanalysis and Cinema, Bloomington, Indiana University Press, 1988, p. 1

[14] W.J.T. Mitchell, Iconology: Image, Text, Ideology, Chicago, University Press, 1985, p. 9 “Images are not just a particular kind of sign, but something like an actor on the historical stage, a presence or character endowed with legendary status, a history that parallels and participates in the stories we tell our selves.”

[15] Ivy p. 151, “the image as the site of a special power that must either be contained or exploited.”

[16] Ivy  pp. 151-152, “he celebrates the magic of imagery in all its forms (with some notable reservations about modern art) and reproduces in his rhetoric all the cultural topoi that make that magic plausible: the mystique of science, the authority of common sense and tradition, and the power of cultural “others” (sexual, racial, and historical) to define our cultural “selves.”

[17] Ivi p. 10  “Each branch of this family tree designates a type of imagery that is central to the discourse of some intellectual discipline: mental imagery belongs to psychology and epistemology; optical imagery to physics; graphic, sculptural, and architectural imagery to the art historian; verbal imagery to the literary critic; perceptual images ocuupy a kin of border region where physiologists, neurologists, psychologists, art historians, and students of optics find themselves collaborating with philosophers and literary critics.”

[18] Ibid. “This is a region occupied by a number of strange creatures that haunte the border between physical and psychological accounts of imagery: the “species” or “sensible forms” which (according to Aristote) emanate from objects and imprint themselves on the waxlike receptables of our senses like a signet ring; the fantasmata, which are revived versions of those impressions called up by the imagination in the absence of the objects that originally stimulated them; “sense data” or “percepts” which play roughly analogous role in modern psychology; and finally, those “appearances” which (in common parlance) intrude between ourselves and reality.”

[19] Ivy p. 9  “on the basis of boundaries between different institutional discourses.”