Mouloud Akkouche

Akkouche géants“Mémoire et identité dans Le Silence des géants  de Mouloud Akkouche”, dans Najib Redouane, Où en est la littérature Beur”, Paris, L’Harmattan, 2012, pp.337-347

Mouloud Akkouche est né le 4 août 1962 à Montreuil dans la région parisienne. Adolescent, il hante la bibliothèque municipale où il s’immerge dans les livres. En 1992, lui qui a toujours adoré écrire, voit une de ses nouvelles publiée dans la revue LAutre journal. D’autres suivront dans Le Sabord, Drunk, Encres vagabondes, Brèves, Le Moule à Gaufres. Porté par son amour de la littérature, il accumule les manuscrits et les petits boulots. Il sera même vendeur de voitures, lui qui n’a même pas son permis de conduire.

En 1997, son premier roman, Cause toujours[1], paraît aux Éditions Baleine dans la prestigieuse collection « Le Poulpe ». Il crée alors le personnage de Naassima Benarous, une jeune femme kabyle commissaire de police à Batreuil. Séparée de la capitale par le boulevard périphérique, entre Bagnolet et Montreuil, cette banlieue ressemble beaucoup à celle où il a vécu. Il y fait évoluer avec humour et compassion des êtres perdus qui survivent avec leurs contradictions, leurs passions, leurs folies et leurs défauts. Ce seront deux romans, Avis déchéance[2] et Les Ardoises de la mémoire[3], qui verront le jour dans la « Série noire », et bien d’autres romans dans la foulée.

Avec Une marque en enfer[4], dans la collection « Le Furet enquête » chez Albin Michel, Akkouche s’essaie à la littérature pour la jeunesse. Dans Cayenne, mon tombeau[5], il se livre plus intimement et explore un volet de son histoire familiale et de celle de son père, « du côté du bagne de Cayenne », dont il s’inspire librement. Il est aussi scénariste et auteur dramatique de nombreuses pièces radiophonique pour France Inter.

À l’heure actuelle, Mouloud Akkouche vit en région toulousaine où il s’implique  au travers d’associations locales et des ateliers d’écriture à faire partager sa passion au plus grand nombre.

Pour notre étude, nous nous concentrerons sur Le Silence des géants[6] paru en 2009 aux éditions de L’Archipel. Enchâssé dans un prologue et un épilogue, le récit commence et se termine par une lettre, dans ce roman, par ailleurs, catalogué dans la littérature de jeunesse[7]. Ignorant ce détail de publication lors de notre première lecture et celui-ci n’étant pas primordial pour nous, nous le traiterons comme aléatoire, notre analyse se portant, en premier lieu, sur le texte qui, selon nous, pourrait très bien faire partie de la littérature pour adulte. Quoi qu’il en soit, nous l’avons lu comme tel.

En revanche, nous aimerions présenter la place de l’identité et de la mémoire tenue dans Le Silence des géants. Pour analyser le concept de mémoire et quelques-uns de ses fonctionnements, nous nous positionnerons pour le fond sur l’ouvrage de Jean-Yves et Marc Tadié Le Sens de la mémoire (1999)[8] de facture plus récente que Matière et mémoire (1939) d’Henri Bergson[9]. Toutefois, le concept de mémoire, tout comme celui d’identité, est terriblement complexe et mériterait un approfondissement qui dépasserait le cadre de cette étude.

Notre analyse se déroulera donc sur deux phases : la mémoire et l’identité, ce qui justifie le choix du titre de notre contribution. Toutefois, les relations du père et de la fille forment un des nœuds narratoires de la diégèse et nous y consacrerons aussi une attention soutenue.

Redouane Littérature beurLes rapports enfant-adulte

Le rapport entre les parents et leurs enfants est avant tout une relation asymétrique, car fondée sur une inégalité en âge, en expérience et en responsabilité. Cet état de faits incontournable établit une constellation de conflits potentiels dont cette fiction n’est pas exempte. Selon Hans Hartje, dans son très bel article « Relations orageuses. L’adolescent et ses parents dans la fiction de langue française au XXe siècle »[10], l’amour parental devrait primer sur la relation éventuellement conflictuelle entre les deux parties, mais dit-il « force est de constater que ce dernier [l’amour parental] est rarement narrativisé, ou alors sa prépondérance est signe de l’appartenance du texte en question à la littérature d’enfance et de jeunesse (LEJ), voire à la littérature dite “à l’eau de rose” » (381).

Dans Le Silence des géants, l’amour parental n’est nullement narrativisé en tant que tel, mais bien métaphorisé par la relation entre Julie, et Dan, un ancien rugbyman, mis sur la touche par une blessure. C’est un homme très costaud physiquement, un géant, mais avec une fêlure psychologique : la mort de sa petite fille des années auparavant qui s’est noyée dans la piscine pendant qu’il faisait l’amour à sa copine. De passer du temps avec Julie, de l’aider dans sa quête, le réconcilie un peu avec la vie. Sa fille aurait eu le même âge qu’elle si elle avait vécu. Nous voyons la narration de Mouloud Akkouche infirmer la théorie de Hartje car il ne s’agit nullement de littérature « à l’eau de rose ». Bien au contraire, les conflits, nettement dessinés, exemplifient les difficultés des relations intergénérationnelles.

Julie est un personnage très classique avec le rapport père/fille et elle prend conscience de la vie de ses parents avant sa naissance. C’est un peu de son identité qu’elle découvre pendant sa quête. Elle commence à comprendre le monde adulte et son comportement avec Dan, qu’elle épaule autant qu’il la seconde, s’apparente au travail de Laura avec Christophe Bressange/Marc Lemaire.

Le mépris de l’héroïne pour son père, qu’elle accuse de lâcheté, est décrit plus d’une fois. Toutefois, le lecteur apprendra très peu sur le père de Julie si ce n’est la raison des sentiments de sa fille à son égard. En effet, encore étudiant, le père a abandonné un jeune auto-stoppeur, tombé dans un ravin par accident, sans secours au bord du chemin. L’homme a été sauvé par des promeneurs, mais est devenu amnésique et ne sait plus qui il est. Conforté pas ses thérapeutes, il réapprend à vivre au prix d’immenses efforts de volonté et poursuit frénétiquement son passé sans succès. Une lettre envoyée au père, récupérée par Julie dans la poubelle, la met au courant de cette triste affaire. Elle se met martel en tête et décide de retrouver cet homme, Marc Lemaire, pour lui restituer son identité.

Dans ce court résumé, nous avons là les principaux thèmes du livre : la mémoire et l’identité que nous tentons d’étudier dans une analyse spectrale, c’est-à-dire, sous plusieurs angles.

La mémoire

Depuis des temps immémoriaux, l’être humain cherche à interpréter le présent en se penchant sur le futur. Il en est ainsi dans la culture occidentale, mais est aussi mentionné dans les textes védiques, par exemple. Plus près de nous dans le temps, Lévi-Strauss atteste de la vie des Indiens d’Amazonie et la consultation de signes avant la chasse ; des sociétés africaines se laissent guider par un sorcier dont l’une des tâches est de prédire l’avenir ; plusieurs communautés d’Asie chargent un chaman de scruter les évènements futurs. Dans tous les cas, des oracles sont forgés par des méthodes divinatoires devant révéler l’avenir ; l’à-venir. Ce qui ne saurait être déjà ici, mais est encore là-bas, reste encore à venir.

D’un autre coté, le culte du passé est une pratique commune à grand nombre de sociétés. Dans ce dessein, leurs membres érigent des mémoriaux et commémorent certaines dates de l’Histoire et de leur histoire personnelle. Toutefois, l’être humain pense ne pouvoir être certain que du présent. Mais comment peut-il évaluer ce présent ? Comment peut-il l’apprécier, le juger alors qu’il reste dans l’ignorance, incapable de savoir vers quelle destination le conduit ce présent. En outre, le présent est-il ce qu’il paraît ? Car ce présent bouge, se meut vers l’inconnu tout comme l’horizon s’éloigne au fur et à mesure qu’il se rapproche. De là, l’invraisemblance à laquelle l’individu est confronté lorsqu’il veut garder vivant ce présent qui ne saurait mourir puisque toujours en mouvement, vivant envers et contre tout, que l’homme le veuille ou non. Dans cette perspective, aujourd’hui est demain et hier tout à la fois ; la mouvance continuelle occulte le jour d’aujourd’hui qui de ce fait ne peut exister dans l’absolu ; tout au plus insister : ce qui ouvre la question de la multiinterprétabilité du phénomène. La perception du présent n’est-elle pas colorée par la mémoire du passé ou les attentes projetées sur l’écran du futur, voire les deux simultanément ? Le Silence des géants déploie ces issues paradoxales. Les héros y sont confrontes à la mémoire du passé et le lecteur à son tour, et presque à son insu, à celle du présent. Toutefois, pour Marc Lemaire, la seule temporalité est celle du présent, celle de Christophe Bressange. Son passé s’est liquéfié dans son amnésie.

Marc Lemaire, fait clinique très rare, a oublié jusqu’à son nom. Les services d’État civil lui en octroient un autre d’office avec un nouveau passeport. Désormais, il se nomme Bressange, du nom de la forêt où il a été retrouvé. Christophe Bressange. Ce nom, reçu du juge des tutelles par mesure exceptionnelle, il le répète sans pouvoir s’y accoutumer (53), mais il est persuadé que cela restera une identité provisoire et qu’il retrouvera la mémoire et sa véritable identité.

Néanmoins, même la rencontre avec un ancien ami, Thomas Martinez (194), ne déclenche pas de souvenir en dépit de tous les détails sur leurs escapades passées que celui-ci peut lui fournir. Cependant, lorsque ce copain lui annonce qu’il était un très bon joueur de guitare, il est certain de la véracité de ces renseignements et que cet homme l’a connu. En effet, pendant ses pérégrinations sous sa nouvelle identité en résidence à Pontarlier, il a découvert être un très bon guitariste (112).

Marc Lemaire ignore être Marc Lemaire. Pour lui, il est Christophe Bressange. Il sait ce qu’il veut, mais il ignore comment l’obtenir. Julie, en revanche, sait exactement qui elle est, ce qu’elle veut et comment parvenir à son but. Elle est aussi en possession de l’identité de Marc Lemaire. Elle possède son ancien passeport qui, avec la lettre en sa possession, lui a fait part de cette extraordinaire affaire. Lettre dont il est question, par ailleurs depuis la première page, mais dont le contenu exact n’est révélé qu’à la fin du roman.

Paul Ricœur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000)[11], démontre une problématique commune aux deux concepts de la mémoire et de l’oubli en séparant radicalement mémoire et souvenir où « l’évocation simple » et « l’effort de rappel » (p. 23), mais tous deux restent une « représentation de l’absent ». Ricœur reprend la distinction platonicienne entre mémoire acquise et mémoire transmise. Pour Marc Lemaire/Christophe Bressange, la mémoire acquise au fil des ans a disparu. Il lui reste uniquement celle acquise depuis son réveil après le coma qui a suivi son accident. Il ignore tout de lui-même, il est sans souvenir, sans nom et sans identité car sans mémoire. La seule mémoire transmise dont il dispose est celle des jours nouveaux qu’il accumule durant les exercices avec les psychologues, les orthophonistes et le personnel hospitalier.

Marc/Christophe éprouve souvent de vagues réminiscences qu’il est incapable de placer dans leur juste contexte. Il ignore s’il s’agit de rêve ou de souvenir personnels ou même, comme le lui suggère son orthophoniste, de fragments de films qu’il a – à un certain moment de sa vie antérieure – visualisés (20, 33, 160). Ce genre de mémoire serait, selon Jean-Yves et Marc Tadié, la mémoire affective : « celle qui nous fait éprouver, à l’évocation d’un souvenir, un sentiment, une impression, une sensation. Mais sous ce terme sont regroupés des aspects très différents de la réalité, de l’authenticité, de l’intensité de ce que nous ressentons à partir d’un souvenir[12] ».

Le psychologue lui affirme qu’il doit accepter son handicap s’il veut progresser (55), mais ce n’est que lorsque une nouvelle orthophoniste, Laura, remplace monsieur Moulin avec qui il avait peu d’affinités, qu’il fait des progrès considérables (67). Il aura une liaison avec Laura qui restera longtemps après sa sortie de la clinique une relation amicale et serviable.

La mémoire à l’œuvre dans le cas de la réappropriation de son moi est la « mémoire volontaire », « celle qui nécessite une recherche par la pensée, pour retrouver les images souvenirs, ne ramène que des clichés : notre passé affectif serait donc enterré sous notre présent, comme ces villes anciennes sous des villes nouvelles ; on peut en retrouver les ruines, mais seule l’imagination peut les faire revivre et par un effort supplémentaire leur redonner une connotation affective »[13]. Que retrouverait Christophe si la mémoire lui revenait ? Le lecteur l’apprendra à la fin du roman lorsque le contenu de la fameuse lettre lui sera révélé. Dans le cas de Marc Lemaire, la mémoire tout entière s’est évanouie dans l’oubli. Deux concepts très proches l’un de l’autre – mémoire et oubli – qui ne peuvent exister l’un sans l’autre, un peu comme le jour et la nuit. De ce fait, il a non seulement perdu la mémoire, mais aussi son identité.

L’identité

Du point de vue développé, entre autres, par Emmanuel Lévinas, Julia Kristeva et Mikhail Bakhtine le concept d’identité nécessite un « Je » et un « Autre » pour exister. Séparés et l’Un en face de l’Autre[14], ils peuvent aussi être présents dans le même[15]. En ce qui concerne Bakhtine, le moi prend conscience de soi-même uniquement en interaction avec l’Autre, ce qu’il nomme Le Principe dialogique[16]. Aucune construction de l’être n’est possible en dehors du contexte social. L’Autre est la condition sine qua non de l’élaboration de l’identité du Moi. Ces conceptions, comme nous tenterons de le démontrer, sont amplement illustrées chez Mouloud Akkouche.

La narration dans Le Silence des géants se construit en alternance avec, d’un côté, l’écriture de Christophe Bressange, alias Marc Lemaire, qui relate ses pérégrinations et le récit de ses essais à se souvenir de son moi antérieur à l’accident. Le narrataire de ses écrits, inconnu au début du roman se révèle  être le fils qu’il attend avec sa femme pour le 6 janvier prochain. De l’autre côté, nous avons la quête de Julie, aidée de Dan, pour retrouver Marc Lemaire[17]. Le récit de Christophe est à la première personne du singulier avec un narrateur autodiégétique ; les fragments concernant Julie à la troisième personne et le narrateur est hétérodiégétique. L’histoire est celle de deux quêtes entremêlées. Celle de Christophe à la recherche de son passé et celle de Julie pour le lui transmettre.

Nous reprenons ici comme définitions du récit, de l’histoire et de la narration celles de Genette stipulées dans Figures III (1972)[18] que nous rappelons brièvement : « histoire le signifié ou contenu narratif […] récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l’acte narratif producteur et, par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place[19] ». En ce qui concerne les narrateurs, nous employons les termes suivant la définition de Mieke Bal : « Le narrateur présent dans la diégèse qu’il raconte est homodiégétique. Le narrateur absent (invisible) ou racontant à un niveau supérieur un récit dont il est lui-même absent, est hétérodiégétique. Selon le degré de présence on peut distinguer, parmi les narrateurs homodiégétiques, ceux qui racontent une histoire dont ils sont le personnage principal (ils sont alors autodiégétiques) de ceux qui ne sont que témoin[20] ».

Le narrateur des écrits, Christophe, soulève la question de l’amnésie et la manière dont il en est affecté dans son identité et son moi. En regard de cette situation particulière, il est étrange de parler de l’Autre comme Kristeva, Lévinas ou Bakhtine le décrivent, mais justifié car il se perçoit comme un étranger. À un moment il redéfinit son identité pour se fondre dans l’environnement culturel dominant qui exige de tout être d’avoir une identité enregistrée pour fonctionner socialement, administrativement et civilement. Les Autres jouent un rôle décisif et l’aide à former – ou reformer – son identité suivant la représentation culturelle dominante de l’époque. Pour ce faire, il reçoit donc un nouveau nom et des papiers d’identité, comme s’il suffisait d’un bout de papier pour créer un être. En cela, Akkouche illustre l’inanité de la démarche administrative face aux mystères de l’identité.

Selon Lévinas, l’Autre est le « différent absolu » et ne peut être réduit au Même. Nous devons considérer l’être humain en relation avec Autrui. La relation et la cohérence de l’Un et de l’Autre existent malgré leurs différences respectives. « L’Un signifie l’Autre et est exprimé par lui ; chacun est signe de l’Autre[21] ». A cela s’ajoute la différence, seulement visible dans la proximité qui est l’impossibilité de s’éloigner de l’Autre. C’est par elle que nous pouvons observer « un fond de communauté entre l’Un et l’Autre, l’unité du genre humain »[22].

Il est clair que Christophe ne peut s’éloigner de son propre corps. Il est en constante relation avec soi-même, un inconnu pour lui, l’Autre. Cette expérience, que Lévinas appelle « proximité » surgit immédiatement dès que le visage de l’Autre apparaît. Cette face n’est pas simplement une manifestation plastique. C’est un objet qui parle. Pour être en mesure de lui répondre, nous devons écouter son discours qui nous indique notre responsabilité pour l’Autre.

Bien que Christophe voit son visage dans le miroir, il ne le reconnaît pas comme le sien puisqu’il ignore totalement qui il est. L’image renvoyée lui donne le sentiment d’un autre (53). Cependant, il ne le ressent pas non plus comme un parfait étranger. Il le voit comme un Autre qu’il aimerait connaître.

Percevoir est une action subjective. Percevoir, signifie recevoir et exprimer tout à la fois. C’est une sorte de prolepse : « Percevoir, c’est, à la fois, recevoir et exprimer, par une espèce de prolepsie »[23]. C’est aussi une anticipation. Nous anticipons car nous croyons connaître l’Autre. Mais Christophe Bressange  ne peut imaginer déjà savoir ce qu’il va dire. Si nous l’exécutons souvent à l’avance, lui ne peut le faire, car cet Autre est lui. Il veut bien lui laisser la possibilité de s’exprimer. Mais cet Autre, qu’il sait être tapi au fond de sa mémoire, n’a rien à dire. C’est une relation à sens unique. Il est le seul qui parle et a le droit de s’exprimer, l’Autre étant bâillonné par l’amnésie. Ce qui devrait être un geste vers l’Autre n’est qu’une réduction de l’Autre par le Même. Cela arrive par manque de connaissance de sa part, une complaisance à rester dans le Même, « une méconnaissance de l’Autre »[24]. Son ignorance de l’objet le conduit à son incompréhension. Selon Lévinas, il s’agirait d’une orientation erronée. Celle du mouvement allant du Même (moi) à l’Autre (lui) commence dans le Même et va vers l’Autre. Ce mouvement signifie que l’Autre est déjà dans le Même tout comme la fin réside déjà dans le commencement « L’Autre étant déjà inscrit dans le Même, la fin dans le commencement »[25]. Marc Lemaire est bien en Christophe Bressange, mais celui-ci ignore tout de celui-là. Cependant, chez Lévinas, l’Autre « n’est ni mon ennemi (comme chez Hobbes et Hegel) ni mon “complément” comme il l’est encore dans la République de Platon »[26]. Il représente le « Désir d’Autrui », le désir de relation sociale. La relation avec Autrui oblige à se repenser. L’Autrui qu’il a dorénavant en lui, oblige Christophe à se repenser entièrement,  à renaître (44) et réapprendre tous les gestes usuels du quotidien (56). Comme le lui dit Etienne, une rencontre amie, il lui faut se voir en ami et tenter de vivre au présent (180).

La première manifestation de l’Autre est son visage. D’autre part,  ajoute Lévinas, le visage est la partie la plus exposée de l’être. Pour Christophe, elle commande et questionne sa liberté et celle de cet inconnu qu’il perçoit en face de lui dans la glace. Son visage le pousse à s’interroger. Il ne peut y rester sourd. Il lui est impossible de l’oublier. Il doit y répondre et personne ne peut le faire à sa place. C’est sa responsabilité, son unicité, son identité. La question de l’Autre est la trace qu’il y laisse, son altérité. Pendant des années, il essaie de fuir cette responsabilité (221).

Selon Kristeva, l’Autre représente la partie inconnue ou non acceptée de l’être. « L’Autre c’est mon (propre) inconscient »[27]. L’Autre qui oblige le Moi à réviser sa vision du monde. « L’étranger en nous-mêmes » Cette assertion déclenche la grande question : Qui est « nous » ? En d’autres termes : Qui suis-je ? L’étrangeté de l’outsider n’est peut-être rien d’autre que ma propre étrangeté rendue soudain visible à mon regard, révélée par la présence de l’Autre.

Pour Christophe, l’étrangeté qu’il voit en se mirant dans la glace ou en essayant de se remémorer son passé n’est rien d’autre que sa propre étrangeté rendue perceptible par l’amnésie. Cette face de l’Autre le captive et le répugne simultanément. Ce visage l’oblige à poursuivre des voies secrètes cheminant dans sa mémoire oubliée et conduisant, peut-être, à son moi intérieur.

Pour reprendre les grandes lignes citées plus haut, dans L’Humanisme de l’autre homme, l’altérité de l’Autre s’exprime par son visage dans la proximité. Nous portons la responsabilité de ce qui s’y reflète. Dans Étrangers à nous-mêmes, la notion de responsabilité, dans le sens où l’entend Lévinas, est atténuée. Néanmoins, les  visions d’Emmanuel Lévinas et de Julia Kristeva impliquent la nécessité de s’observer profondément soi-même et de prendre responsabilité pour ce qui est vu. C’est-à-dire l’Autre, interne ou externe à soi.

C’est absolument la situation dans laquelle se trouve Marc Lemaire devenu Christophe Bressange. Il est dans l’obligation de s’observer très minutieusement veut-il avoir une chance de retrouver un jour son identité antérieure. Il doit prendre responsabilité de ce qu’il contemple et l’accepter. C’est à ce prix qu’il pourra ou retrouver la mémoire ou mener une vie de façon satisfaisante sous sa nouvelle identité comme le lui suggèrent Étienne ou Laura. Afin de prendre conscience de soi-même, l’Autre est indispensable. Nous avons besoin du regard d’Autrui : « l’acte le plus personnel même, la prise de conscience de soi, implique toujours déjà un interlocuteur, un regard d’Autrui qui se pose sur nous »[28]. En d’autres termes, devenir conscient de soi, signifie se voir, pour ainsi dire, avec les yeux d’Autrui, ce que fait Christophe.

Conclusion

Dans ce roman, Mouloud Akkouche développe le concept de la mémoire et du souvenir. Lorsque la mémoire disparaît, les souvenirs s’effacent. Pour Marc Lemaire, ce sont vingt-cinq ans qui rejoignent le néant, qui n’ont pour lui jamais existé puisqu’il ne peut se les rappeler. D’un autre côté, Le Silence des géants présente le concept d’identité et démontre que l’être social et existentiel est irréductible à son moi civil contenu sur les pages d’un passeport. En outre, l’auteur rend visible l’impact d’Autrui sur la formation de notre moi. En effet, Julie détient les clés identitaires de Marc Lemaire, mais il s’agit d’une identité périmée. Il n’est plus celui qu’il a été. Il est Autre. Il est devenu Christophe Bressange et l’accepte in fine en se réappropriant les gestes du quotidien. Dans le cas de Lemaire, l’amnésie et la perte identitaire subséquente aura été bénéfique puisqu’elle aura permis l’oubli de cet homme qu’il était, un homme à la réputation exécrable comme l’apprend le lecteur en fin de roman.

Le Silence des géants comprend plusieurs autres thèmes chers à Akkouche (l’amitié, la loyauté, les différences sociales, l’écriture) qu’il nous a été impossible d’aborder en une si brève étude qui, nous l’espérons, contribuera à l’initiation de la recherche sur cet auteur prolixe de la littérature contemporaine.

Bibliographie

Akkouche Mouloud, Cause toujours, Paris, Éditions Baleine, collection « Le Poulpe », 1997.

Akkouche Mouloud, Avis déchéance, Paris, Gallimard, collection « Série noire », 1998

Akkouche Mouloud, Les Ardoises de la mémoire, Paris, Gallimard, collection « Série noire », 1999.

Akkouche Mouloud, Une marque en enfer, Paris, Albin Michel, collection « Le Furet », 1999.

Akkouche Mouloud, Cayenne, mon tombeau, Paris, Flammarion, 2002.

Akkouche Mouloud, Rue des absents, Pau, Éditions de l’Atelier In8-Association Noires de Pau, 2006.

Akkouche Mouloud, Sirène rousse, Paris, Éditions La Branche, 2008.

Akkouche Mouloud, Le Silence des géants, Paris, Éditions de L’Archipel, 2009.

Bakhtine Mikhaïl, La Poétique de Dostoïevski (1929), Paris, Seuil, 1970.

Bal Mieke, Narratologie, Les instances du récit, Mieke, Paris, Klincksieck, 1977

Bergson Henri, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit (1939), Paris, puf, 2004.

Genette Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972

Kristeva Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Flammarion, 1988.

Hartje Hans, « Relations orageuses. L’adolescent et ses parents dans la fiction de langue française au XXe siècle », dans Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles, Murielle Lucie Clément e.a. eds., Paris, L’Harmattan, 2008.

Lévinas Emmanuel, L’Humanisme de l’Autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972.

Ricœur Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. Essais, 2000.

Tadié Jean-Yves et Marc, Le Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999.

Todorov Tzvetan, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, Collection Poétique, 1981


[1] Éditions Baleine, collection « Le Poulpe », 1997.

[2] Paris, Gallimard, collection « Série noire », 1998.

[3] Paris, Gallimard, collection « Série noire », 1999.

[4] Paris, Albin Michel, collection « Le Furet », 1999.

[5] Paris, Flammarion, 2002.

[6] Paris, Éditions de L’Archipel, 2009.

[7] En effet, le catalogue des éditions de L’Archipel note : à partir de neuf ans.

[8] Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999.

[9] Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit (1939), Paris, puf, 2004.

[10] Hans Hartje, « Relations orageuses. L’adolescent et ses parents dans la fiction de langue française au XXe siècle », dans Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles, Murielle Lucie Clément e.a. eds., Paris, L’Harmattan, 2008.

[11] Paul, Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, coll. Essais, 2000.

[12] Pour mieux comprendre cette mémoire affective, les Tadié introduisent les divisions suivantes : « Nous distinguerons la mémoire romantique, qui est cette tentative de retrouver, en retournant dans les cardes auxquels nous avons confié nos sentiments, la sensation de ceux-ci. La mémoire imaginative, qui reconstruit, à partir de l’image que nous apporte le souvenir, un sentiment que nous croyons avoir éprouvé à ce moment. La mémoire affective, qui est un sentiment présent créé par le choc affectif du souvenir. La mémoire sensitive (que Proust appelle involontaire, terme que la psychologie scientifique n’utilise jamais), qui nous envahit de la sensation ressentie autrefois avant, ou même sans, que le souvenir image ne parvienne à la conscience » Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, op. cit, p. 177.

[13] Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, op. cit, p. 187.

[14] Emmanuel Lévinas, L’Humanisme de l’Autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972.

[15] Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Flammarion, 1988.

[16] Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski (1929), Paris, Seuil, 1970, p. 70.

[17] Cette construction narrative est souvent employée par Akkouche. Cf. Les Ardoises de la mémoire, op. cit. ; Cayenne mon tombeau, op. cit. Dans La Sirène rousse, (éditions La Branche, 2008) ce sont les paroles enregistrées qui sont relatées ; Rue des absents (Éditions de l’Atelier In8-Association Noires de Pau, 2006) insère des courriels.

[18] Gérard Genette, Figures III, Gérard, Paris, Seuil, 1972.

[19] Ibid., p. 72

[20] Mieke Bal, Narratologie, Les instances du récit, Mieke, Paris, Klincksieck, 1977, p. 25, souligné dans le texte.

[21] Emmanuel Lévinas, L’Humanisme de l’Autre homme, op. cit., p. 10.

[22] Ibid., p. 11.

[23] Ibid., p. 28.

[24] Ibid., p. 43.

[25] Ibid., p. 43.

[26] Ibid., p. 49.

[27] Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, op. cit., p. 271.

[28] Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, Collection Poétique, 1981, p. 50.