“Andreï Makine”, dans Passages et Ancrages en France. Dictionnaire des écrivains migrants de langue française (1981-2011), Sous la direction d’Ursula Mathis-Moser et Birgit Mertz-Baumgartner, Paris, Honoré Champion, 2012
Enfance dans un orphelinat (parents disparus, probablement déportés). Scolarité erratique, familiarité avec le français depuis l’école primaire ; boursier et thèse de doctorat sur la littérature française contemporaine à l’Université de Moscou ; enseignant de philologie à Novgorod. En 1987, vient à Paris dans le cadre d’un programme d’échange culturel ; s’y installe définitivement ; obtient l’asile politique. Professeur de russe à l’IEP et à l’ENS ; doctorat sur I. A. Bounine à la Sorbonne (1991). Premier roman en français en 1990 (La fille d’un héros de l’union soviétique) ; consécration littéraire en 1995 avec l’attribution des trois prix littéraires les plus reconnus, le Prix Goncourt, le Prix Médicis et le Prix Goncourt des lycéens pour Le testament français ; obtention de la nationalité française, préalablement refusée, en 1996. Vit actuellement à Paris. Autres prix : Prix RTL Lire 2001 (La musique d’une vie) ; Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco 2005 (ensemble de son œuvre) ; Prix Lanterna Magica du meilleur roman adaptable à l’écran 2005 (La femme qui attendait).
De nombreux écrivains russes avant A. M. ont choisi d’écrire en français ; en cela, son ‘cas’ n’est pas unique. La place particulière qu’il occupe, néanmoins, dans le champ littéraire français est liée à la ‘transfiguration’ de la France, au partage absolu de ses valeurs et à l’éloge de la langue française dans son œuvre. Malgré cette célébration de la ‘francité’, la Russie reste un repère important soit comme lieu de l’action soit quelquefois par la présence du russe dans les textes. Cette « interpénétration des espaces russe et français » (Sylwestrzak-Wszelaki, 101) – souvent réalisée par l’intertextualité russe et française – lui vaut les appellations d’« écrivain du seuil » (Scheidhauer, 125) ou de « traducteur de l’âme russe en français » (Porra 2007, 30). En fait, une grande partie de l’œuvre d’A. M. traite du « contraste entre deux mondes » (Petion, 132) – d’un côté l’espace européen démocratique du XXe siècle, de l’autre l’espace russe avant l’ouverture, communiste et totalitaire – et des tensions identitaires qui en résultent pour les protagonistes, souvent des habitants de l’ancienne URSS, habituellement interdits de parole.
Peut-être à cause d’un amalgame compréhensible entre l’auteur et ses personnages, la critique s’est concentrée, avant tout, sur Le testament français et ses tendances – supposées – autobiographiques. Mais elle a aussi insisté sur la grande maîtrise du français par l’auteur le comparant à un « Proust russe » ou à un « Tchekov français ? » (Jouan-Westlund, 87). Par la reprise des « grands mythes fondateurs de la cohésion nationale française » (Porra 1999, 56), M. aurait touché « un point de consensus de l’imaginaire national » (Porra 1999, 56), d’où la subversion est bannie et l’idée de « [l]a France de toujours » entretenue (Cette France qu’on oublie d’aimer, 109).
La pensée dualiste d’A. M. qui structure plusieurs de ses romans, est déjà présente dans sa thèse de doctorat où il décrit comme une antinomie « significative pour la pensée esthétique et philosophique russe » (La prose d’I. A. Bounine, 7) les concepts du ‘byt’ et du ‘bytié’. Le premier serait « le vécu, le quotidien, les us et coutumes, l’ensemble des conventions socio-psychologiques, le cadre socio-psychologique de l’existence. […] Le ‘bytié’ signifiera […] le dépassement du ‘byt’, le retour à l’univers perçu dans son état extra fonctionnel » (7). L’un des piliers de la poétique de M. est donc la figure de l’antinomie, qui se constitue fréquemment par une scission entre le quotidien et son dépassement. Dans ses romans, le quotidien coïncide avec la réalité crue de la Sibérie, dépourvue de ‘finesse’, comme, par exemple, dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique ou Au temps du fleuve Amour. Le dépassement réussit souvent grâce à l’image d’une France mythique, une « France-Atlantide », comme dans Le testament français. Parfois le lecteur peut même observer une inversion des pôles antinomiques, ce qui permet à l’auteur une meilleure esquisse de la problématique abordée : inversion de la problématique de l’exil et de l’identité dans Le testament français, où le jeune narrateur se sentant étranger dans son pays natal a la nostalgie de la France pourtant inconnue. Inversion de la problématique de l’inceste dans Le crime d’Olga Arbélina, où l’enfant abuse de l’adulte. Inversion, encore, de la problématique de la guerre et de la paix et de la notion de héros dans La fille d’un héros de l’union soviétique où le héros est un antihéros et le personnage principal y est le père et non la fille.
À un niveau plus global, l’inversion régit une grande partie de la « dialectique franco-russe » dans les romans d’A. M. Ainsi Aliocha du Testament français, par exemple, prend-t-il d’abord conscience de porter en lui une greffe française l’empêchant de se conformer à son environnement russe. Ne pouvant s’amputer de cette part de lui-même – tout en étant incapable d’être lui-même –, il refuse sa double identité. Après l’émigration en France et la confrontation à la réalité française décevante de son idéal, il jette un regard nostalgique sur la Russie, désormais embellie. Cette confrontation entre une France rêvée et une France réelle sera reprise plus tard dans l’essai Cette France qu’on oublie d’aimer où l’auteur fustige les idéaux de l’intelligentsia de ‘cette’ France contemporaine, sans pour autant perdre la foi en sa ‘grandeur’. À l’inverse, dans La vie d’un homme inconnu, le narrateur Choutov, écrivain russe émigré en France, découvre lors d’un retour à Saint-Pétersbourg, après un séjour de 20 ans à Paris, que la Russie qu’il a connue a disparu.
Plusieurs romans thématisent l’exil, la migration, le ‘bi-‘, voire le ‘plurilinguisme’ – un bilinguisme dans lequel se reflètent le conflit entre la mémoire collective et la mémoire individuelle d’une part, thème récurrent de l’œuvre, et, d’autre part, la contradiction entre les mémoires collectives française et russe démontrant par là leur caractère construit. Afin de dévoiler ce caractère construit, M. se sert des descriptions de films, de chansons ou de photographies qu’il insère dans ses textes (par exemple dans Au temps du fleuve Amour). L’ekphrasis – moyen fréquemment employé pour faire émerger l’ironie – lui permet de réaliser une critique sociale, une satire loin du roman à thèse.
En ce qui concerne la thématique de la migration, le narrateur est souvent un émigré (Confessions d’un porte-drapeau déchu, La vie d’un homme inconnu, La musique d’une vie). Dans Le testament français, par contre, le processus d’acculturation et de déculturation se déroule dans le pays natal du narrateur, la Russie, qu’il n’a pas encore quittée. L’émigration et l’exil sont ordinairement mis en scène comme unique moyen de subsistance, le social et le politique jouant un rôle déterminant et l’histoire celui d’un personnage à part entière que l’on subit ou fuit. Le cas typique est celui d’Olga fuyant la Révolution dans Le crime d’Olga Arbélina. De fait, presque tous les narrateurs makiniens sont des émigrés ou des émigrants. Le va-et-vient, entre deux cultures ou langues, qui en découle s’exprime dans le passage de l’une à l’autre tout en transcendant l’une et l’autre grâce à des changements de perspective. Pour ce faire, M. insère fréquemment dans ses fictions des descriptions de photographies, de films, de musique et des commentaires de personnages bilingues. En outre, ces descriptions sont majoritairement des lieux de focalisation où se joignent les liens interculturels franco-russes. Dans Le testament français, les photos de la visite du Tsar en France en fournissent un exemple. Dans Au temps du fleuve Amour, trois adolescents apprennent le français grâce à des films de Belmondo. La projection cinématographique a ceci de particulier que la synchronisation s’y effectue sans effacer la langue première mais en s’y superposant. Le film lui-même devient bilingue et fournit la traduction simultanée des dialogues, la version originale restant audible ‘sous’ le russe : « Le français pénétra en nous par imprégnation, sans grammaire ni explication. Nous copions ses sons d’abord comme des perroquets, par la suite comme des enfants » (218), c’est en ces termes que le narrateur explique le processus d’apprentissage de la langue. Avec les descriptions musicales, M. accentue enfin, non seulement les enjeux esthétiques de l’écriture, mais aussi les enjeux éthiques et politiques respectifs, la musique étant un instrument de fascination politique des masses.
La présence de plusieurs imaginaires culturels, mais aussi de plusieurs langues dans les textes, se manifeste majoritairement au niveau des personnages, chacun d’eux ne manipulant traditionnellement qu’un seul registre. C’est le cas dans La femme qui attendait où Otar débite des histoires salaces dans un langage osé alors que le narrateur s’exprime dans un langage soigné et intellectuel. Au niveau de la signification des mots, tout un imaginaire culturel s’offre au narrateur du Testament français. Le mot ‘tsar’ se prononce d’une manière légèrement divergente dans les deux langues, mais reste phonétiquement reconnaissable. Cette différence est mise en lumière par l’emploi de deux alphabets dans le roman. L’un, cyrillique, exprime, pour le jeune narrateur, la manière dont Nicolas II est présenté par la propagande soviétique. L’autre, latin, représente la vision transmise par sa grand-mère française. Un autre exemple de l’imbrication des deux langues est fourni dans le roman Au temps du fleuve Amour : Outkine et Samouraï se disputent à propos de la prononciation de ‘Belmondo’ – Bel-mon-do ou Bel-mon-do. Et le narrateur, décontenancé par le [o] final, indication du genre neutre en russe, s’interroge : « ‘C’est un homme ou une femme ?’ » (99). Même constat lors de l’emploi du mot ‘village’ dans Le testament français. Alors que Charlotte répète : « Oh ! Neuilly à l’époque, était un simple village » (38), le seul village que le narrateur connaisse est Saranza, formé par des isbas russes. Pour l’enfant, Neuilly se transforme ainsi en un village de cabanes en bois où M. Proust se promène dans les allées de sable en tenue de tennis. Dans Le crime d’Olga Arbélina, il est question de l’orthographe, lorsque le gardien du cimetière commente l’inscription d’une dalle mortuaire : « Elle résiste bien au temps cette faute. Officier de cavallerie. Avec deux l. Heureusement, tout le monde ne lit pas les caractères cyrilliques » (18-19). Alors qu’avec khotite tchayou (43), écrit en caractères cyrilliques, le bilinguisme du lecteur est mis à contribution. Dans La fille d’un héros de l’union soviétique, les mots russes insérés dans le texte créent également une complicité avec le lecteur russophone, sans pour autant négliger le public francophone qui trouve des traductions dans les notes de bas de page.
Dans tous ces exemples, M. se joue de deux langages sociaux distincts, entrelacés, qui donnent naissance au jet scriptural, et il recourt – pour citer Bakhtine – « aux deux langages pour ne pas remettre entièrement ses intentions à aucun des deux » (135). Ceci dit, M. est hautement conscient de la beauté et de la norme de sa langue d’adoption. Ainsi, le narrateur de La terre et le ciel de Jacques Dorme déplore-t-il vivement la langue des banlieues qui s’échappe de la sono d’une voiture sous la forme d’une chanson, souillant la pureté du français, thème aussi repris dansCette France qu’on oublie d’aimer.
La réduction de l’œuvre makinienne au thème du contact entre la culture russe et la culture française serait une vue simpliste. Il suffit de songer à la pièce de théâtre Le monde selon Gabriel, un monde d’où la parole est bannie, où l’on ne communique plus que par portable, où le poète est enchaîné, bâillonné, et où neuf milliards d’humains sont rivés devant les scènes télévisuelles mimées par des comédiens, commentées par un Grand Imagier invisible : le choc des civilisations, le palmarès des victimes, la révolution culturelle. Une globalisation manipulant les consciences, transformant les hommes en zombies accueillant la dictature douce du flux ininterrompu des informations formatées. Une antilope – symbole récurrent de l’imaginaire makinien et, cette fois, empaillée – accompagne les acteurs du drame. Cette pièce novatrice est plus qu’une parodie ou une satire, c’est une réflexion sur notre société, nos démarches, nos émotions et nos choix. De même L’amour humain, roman d’où la France est totalement absente et où la Russie et la propagande soviétique jouent un rôle prépondérant, témoigne de la grande diversité de l’œuvre d’Andreï Makine, un auteur essentiel de la littérature contemporaine française.
Murielle Lucie Clément
Œuvres
Œuvre narrative
La fille d’un héros de l’union soviétique. Paris, Robert Laffont, 1990. – Confession d’un porte-drapeau déchu. Paris, Belfond, 1992. – Au temps du fleuve Amour. Paris, Éds du félin, 1994. – Le testament français. Paris, Mercure de France, 1995. – Le crime d’Olga Arbélina. Paris, Mercure de France, 1998. – Requiem pour l’Est. Paris, Mercure de France, 2000. – La musique d’une vie. Paris, Seuil, 2000. – La terre et le ciel de Jacques Dorme. Paris, Mercure de France, 2003. –La femme qui attendait. Paris, Seuil, 2004. – L’amour humain. Paris, Seuil, 2006. – La vie d’un homme inconnu. Paris, Seuil, 2009. – Le Livre des brèves amours éternelles. Paris, Seuil, 2011.
Théâtre
Le monde selon Gabriel. Monaco, Éditions du Rocher, 2007.
Essai
Cette France qu’on oublie d’aimer. Paris, Flammarion, 2006.
Autres œuvres
La prose d’I. A. Bounine. Poétique de la nostalgie. Thèse de doctorat. Paris IV-Sorbonne, 1991. – Saint-Pétersbourg. En collaboration avec Ferrante Ferranti. Genève, Éditions du Chêne, 2002.
Réception critique
Clément, Murielle Lucie : Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma, musique), Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2010. – Clément, Murielle Lucie : Andreï Makine. Le multilinguisme, la photographie, le cinéma et la musique dans son œuvre, Paris, L’Harmattan, 2010. – Clément, Murielle Lucie : Andreï Makine. L’Ekphrasis dans son œuvre. Amsterdam/New York, Rodopi, 2011. – Clément, Murielle Lucie : Andreï Makine. Recueil 2007. Amsterdam, Emelci, 2007. – Clément, Murielle Lucie (dir.) : Andreï Makine. Études réunies et présentées par Murielle Lucie Clément. Amsterdam/New York, Rodopi, 2009. – Laurent, Thierry :Andreï Makine, Russe en exil. Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2006. – Parry, Margaret et al. (dirs) : Andreï Makine. Le sentiment poétique. Paris, L’Harmattan, 2008.
Ouvrages cités
Bakhtine, Mikhaïl : Esthétique et théorie du roman. Paris, Gallimard, 2003. – Petion, Juliette : « Un cas de genre littéraire mal compris ». In : Clément, Murielle Lucie : Andreï Makine. Études réunies et présentées par Murielle Lucie Clément. Amsterdam/New York, Rodopi, 2009, 131-136. – Porra, Véronique : « Comment peut-on être français ? L’identité au miroir de quelques romans d’auteurs étrangers d’expression française ». In : Riesz, János/Porra, Véronique (dirs): Französischlehrer-Fortbildungstagung Bayreuth. Bremen, Palabres, 1999, 53-77. Porra, Véronique, « De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration – Sur quelques ambiguïtés de la représentation identitaire dans les littératures de la migration en France à la fin du XXe siècle ». In : Ursula Mathis-Moser / Birgit Mertz-Baumgartner (dirs). La littérature ‘française’ contemporaine – Contact de cultures et créativité, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2007, 21-36. – Scheidhauer, Marie-Louise : « Une plume française pour un sol russe dans La femme qui attendait ». In : Parry, Margaret et al. (dirs) : Andreï Makine. Perspectives russes. Paris, L’Harmattan, 2005. – Sylwestrzak-Wszelaki, Agata : « La Russie et la France. Le travail des chronotopes dans les romans d’Andreï Makine ». In : Clément, Murielle Lucie : Andreï Makine. Études réunies et présentées par Murielle Lucie Clément. Amsterdam/New York, Rodopi, 2009, 93-102.– Jouan-Westlund, Annie : « Récit d´enfance et enfance du récit : Le testament français d’Andreï Makine ». In : Romance Notes 42,1 (2001), 87-95.