« Introduction », dans Le Monde selon Andreï Makine. Textes du collectif de chercheurs autour de l’œuvre d’Andreï Makine, Murielle Lucie Clément et Marco Caratozzolo eds., Sarrebruck, Editions Universitaires Européennes, 2011
Andreï Makine, né à Krasnoïarsk en Sibérie, n’ayant jamais connu ses parents – disparus et probablement déportés – passe son enfance et son adolescence dans un orphelinat. Bien qu’ayant eu une scolarité erratique, il est un brillant élève de philosophie et de français qu’il étudie depuis l’école primaire. Boursier, il rédige une thèse de doctorat sur la littérature française à l’Université de Moscou. À 30 ans, il s’installe à Paris, devient professeur de russe, et dépose, en 1991, une thèse de doctorat sur Ivan Bounine à la Sorbonne. Son premier roman La Fille d’un héros de l’Union soviétique paraît en 1990. Makine choisit le français comme langue scripturale. Plusieurs prix couronnent son œuvre : prix Goncourt, prix Médicis, prix Goncourt des Lycéens en 1995 pour Le Testament français qui reçoit aussi le prix Eeva Joenpelto (Finlande) en 1998. Le prix RTL-Lire lui est décerné en 2001 pour La Musique d’une vie et le prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco, en 2005, pour l’ensemble de son œuvre. Le prix Lanterna Magica du Meilleur Roman Adaptable à l’Ecran est octroyé en 2005 à La Femme qui attendait. Andreï Makine vit actuellement à Paris, mais se tient, autant que possible, à l’écart de la vie littéraire et se consacre entièrement à la littérature. L’obtention du Goncourt lui valut, entre autres, la nationalité française qui lui avait été préalablement refusée.
La parution de ce nouveau recueil sur l’œuvre d’Andreï Makine appelle une introduction détaillée : pourquoi un nouvel ouvrage sur cet auteur déjà amplement analysé[1] ? A cela, plusieurs raisons. La première et non la moindre, au mois de mars 2011, l’auteur soi-même déclarait dans un entretien au Figaro littéraire être celui officiant sous le pseudonyme de Gabriel Osmonde, un thème que le lecteur retrouvera dans l’article de Murielle Lucie Clément, « Andreï Makine et Gabriel Osmonde : passerelles », résultats d’une recherche menée en 2008 et dont la communication avait été faite au colloque de 2009. La seconde raison, tout aussi essentielle, est la parution en 2077 de la pièce de théâtre, Le Monde selon Gabriel (première mondiale a eu lieu en 2009 à Amsterdam) qui démontrait un autre talent de l’auteur. Enfin, la troisième, tous les articles réunis par nos soins sont le fruit des travaux de spécialistes membres du Collectif de chercheurs autour de l’œuvre d’Andreï Makine, ce qui, on en conviendra aisément, offre un approfondissement considérable des thèmes qui auraient pu préalablement être abordés dans des publications antérieures.
Le Monde selon Gabriel, est ainsi étudié pour la première fois, ce qui en soi justifie notre recueil débutant par les trois analyses qui lui sont dédiées. La place de Makine entre deux cultures forme la seconde partie de notre ouvrage et la troisième rassemble différents topiques, selon les intérêts des chercheurs.
Que certains articles répètent plusieurs informations nommées par d’autres est inévitable et inhérent à ce genre de recueil, mais surtout nécessaire si l’on prend en considération les publications électroniques offrant la possibilité de se procurer un seul des textes ou chapitres d’un ouvrage. Avec le même raisonnement, le nom de Andreï Makine apparaît maintes fois dans les titres et cela se comprend d’autant plus en regard du référencement dans les bases de données. D’autre part, le lecteur moins au courant de l’intégralité de l’œuvre makinienne est ainsi dûment informé, ce qui rend l’ouvrage abordable pour un plus large public. Dan ce dessein, une bibliographie de l’œuvre et une bibliographie des sources secondaires citées se trouve en fin d’ouvrage. Pour une bibliographie complète des articles et ouvrages parus à ce jour, on pourra consulter le site du collectif : www.andreimakine.com.
Les contributions assemblées ici, sont celles retenues du colloque « Le Monde selon Andreï Makine », tenu en janvier 2009 à Amsterdam et d’autres écrites pour le présent recueil. Une autre catégorie est celle d’entretiens accordés par Andreï Makine et la traduction d’articles parus dans une autre langue que le français. Les premières études du collectif sont disponibles dans l’ouvrage suivant : Andreï Makine. Etudes réunies et présentées par Murielle Lucie Clément, Amsterdam / New York, coll. CRIN, 2009.
Dans le présent recueil, Erzebet Harmatt considère la pièce de théâtre Le Monde selon Gabriel comme étant une critique du monde dominé par l’image et elle tente de repérer dans le drame, les traits d’un théâtre mineur se fondant sur les définitions mises en évidence par Gilles Deleuze dans Superpositions, une étude consacrée au théâtre de Carmelo Bene. La littérature mineure étant la littérature d’un réel comme acte politique de résistance.
Pour Helena Duffy, Le Monde selon Gabriel entraîne la question centrale de savoir s’il s’agit d’une dystopie apocalyptique. Duffy démontre que le choix du genre littéraire opéré par Makine est engendré par la volonté de critiquer les dérives contemporaines en France d’une façon déguisée et d’éviter ainsi les éventuelles accusations de « politiquement incorrect ». Duffy relève la condamnation lancinante de l’affaiblissement de la vie culturelle, intellectuelle et politique mise en scène par la pièce de Makine et fonde – en partie – son analyse sur les travaux de Debray consignés dans Vie et mort de l’image et La Société du spectacle de Guy Debord.
Murielle Lucie Clément, intriguée par Gabriel, interroge le personnage et le texte et établit des passerelles entre Gabriel Osmonde et Andreï Makine. Dans la pièce, Gabriel, écrivain rebelle de la pièce de théâtre, serait-il un portrait fictionnalisé de Gabriel Osmonde, écrivain authentique à l’univers contestataire ? Clément relève de nombreuses correspondances entre les écrits du protagoniste théâtral et ceux de l’écrivain contemporain, mais aussi entre Makine et Osmonde en étudiant l’œuvre des deux auteurs dans une approche critico-spectrale et le close-reading.
Dans un article où il se penche sur l’écriture de Makine, Marco Caratozzolo atteste la différence et les similarités entre la langue russe et une parole française afin d’évaluer l’influence du bilinguisme dans l’œuvre. Caratozzolo affirme ainsi la même tendance à la coexistence des oppositions, et des plus extrêmes antonymies, une vision binaire de la vie, inhérentes à la pensée et à la spiritualité russes où retentissent des échos, entre autres, dostoïevskiens, tolstoïens, mais aussi de Bounine, de Pasternak, des poètes symbolistes russes et du dissident Zinoviev.
Roxana Bucur examine l’univers Makinien comme balançant entre deux rêves. Celui de l’enfance idyllique, perdu dans l’infini de la steppe russe et celui de l’Occident, par-delà la neige et promesse de liberté, mais les promesses sont comme des bulles de savon qui éclatent dès que l’on veut s’en emparer. D’autre part, bien que ce thème ait été précédemment exploré par la critique, l’approche de Bucur est novatrice car elle analyse la formation des mythes et leurs apparitions dans l’œuvre ainsi que leurs symboles en rapport à cette dualité, entre rêve et vérité, en s’appuyant sur les travaux d’Eliade Mircea.
Aussi très créative est l’étude d’Anna Louyest. L’émigration comme le noyau de l’œuvre makinienne est double, selon Louyest, et se retrouve dans l’emploi linguistique où son confrontés le russe et le français. La conception de la création littéraire makinienne viserait à former une identité originale assise sur cette mixité linguistique et culturelle, les deux langues se complétant dans l’esprit de l’auteur. Louyest offre de nombreux exemples soutenant son argument où elle montre les renvois des textes makiniens à plusieurs grands auteurs de la littérature mondiale tel Kundera ou Proust.
L’exile et l’émigration, mais surtout l’altérité dans l’œuvre, forment le sujet de Stéphanie Bellemare-Page, où la mémoire du pays perdu et la souffrance de la perte sont étudiées. Selon Bellemare-Page, Makine attire davantage l’attention de la critique avec ces thèmes-là bien qu’il cherche parfois à se libérer du poids de son identité en déclarant la littérature sa véritable patrie. Avec une écriture aux confins de la mémoire, Makine donne vie aux êtres aimés et laisse ainsi voir comment la présence de l’autre continue à résonner en nous par-delà la mort.
La langue et le désir chez Makine sont les thèmes retenus par Claudia Almeida qui se concentre majoritairement sur Au temps du fleuve Amour. Un roman où les personnages – par excellence – évoluent entre deux cultures et dont le parcours vers l’autre passe nécessairement par la langue. Selon Almeida, le processus d’identification des héros aura des conséquences définitives sur leurs futurs choix et la démultiplication du personnage des films belmondesques initiera la construction d’une France imaginaire où il est possible d’échapper à son destin. Mais ce sera la langue française, plus que tout, qui offrira aux adolescents la possibilité de vivre autrement. Le thème de la langue française comme fenêtre ouverte sur un autre monde est un choix récurrent chez Makine, comme le démontre Almeida.
F. César Gutierrez V. considère Makine comme un homme à la recherche de son identité ce qu’il illustre en comparant les romans et surtout Le Testament français concernant les réflexions du narrateur et celles du personnage d’Aliocha. Gutierrez analyse les thèmes disséminés dans les romans qui, selon lui, sont des témoignages de l’auteur.
Elisabetta Abignente s’est penchée sur le pouvoir évocateur des objets chez Andreï Makine. Selon Abignente, l’univers makinien est peuplé d’objets et dans cette analyse, elle se réfère uniquement aux objets concrets de la vie quotidienne, ceux qui répondent en particulier à la définition proposée par Abraham A. Moles, c’est-à-dire, des éléments malléables et de fabrication humaine.
Selon Murielle Lucie Clément, la musique verbale, les descriptions d’instants musicaux et les ekphraseis musicales chez Andreï Makine, ont pour fonction de faire entendre au lecteur le décor acoustique dans lequel évoluent les personnages. Dans ce dessein, Makine utilise un vocabulaire évocateur où le décor acoustique décrit se mêle au décor visuel, ce qui rend le lecteur tout autant spectateur qu’auditeur de la scène. Clément recense les divers moyens littéraires mis en œuvre par Makine pour atteindre le but escompté. Clément fonde son analyse sur la classification de Cupers comme il l’a exprimée dans ses études sur Aldous Huxley.
Dans une approche géocritique, Erzebet Harmath désire mettre en relief le travail de création de l’espace linguistique et géographique dans le Testament français, La Terre et le ciel de Jacques Dormes et l’essai Cette France qu’on oublie d’aimer. Ainsi que Murielle Lucie Clément l’avait déjà signalé dans sa thèse de doctorat, Harmath souligne la prédominance des travaux antérieurs effectués sur l’œuvre de Makine comme fréquemment préoccupés par l’aspect autobiographique des romans. En outre, Harmath insiste sur la double appartenance identitaire de l’auteur de laquelle naît la langue particulière de Makine.
Marco Caratozzolo met en évidence la structure d’opposition du Crime d’Olga Arbélina et ses renvois à la culture du paganisme slave la « mère-terre-humide » ainsi qu’à la littérature du XIXe siècle. Ainsi Caratozzolo relève-t-il des renvois particuliers à Dostoïevski, à la valeur symbolique de l’icône, au concept du « seuil », au reptile, au geste d’espionner et des renvois plus généraux dont le gardien de cimetière, la mascarade ou les apparitions du fils en log manteau.
La Seconde Guerre mondiale dans l’œuvre est étudiée par Thierry Laurent. Makine se lancerait-il des défis littéraires à écrire ainsi sur une période qu’il déclare lui-même difficile, voire impossible, à décrire ? Fléau dramatique et époque réelle tout à la fois, Laurent en interroge les fonctions narratives et conclue qu’il y aurait une étude stylistique à entreprendre sur la manière d’écrire avec laquelle Makine rend la gravité et la banalité de ces années noires durant lesquelles plus de trente millions de Soviétiques ont trouvé la mort.
Helena Duffy évalue la place des femmes – et plus particulièrement la dualité de leur image – dans l’œuvre makinienne où le manichéisme des héroïnes serait évident. Son objectif est de le remettre dans le contexte socioculturel russe en tenant compte de la position de Makine en tant qu’écrivain dont le public est a priori peu familiarisé avec une réalité sur laquelle l’auteur ne cesse de revenir. Selon Duffy, Makine se conforme à l’horizon d’attente du lecteur français lorsqu’il décrit la femme russe.
Le recueil se termine par un entretien avec Andreï Makine où l’auteur fait part de sa vision sur la littérature et livre quelques-uns de ses secrets d’écriture.
[1] Cf. La bibliographie.