Poétique du virtuel

« Poétique du virtuel dans Le Crime d’Olga Arbelina d’Andreï Makine », dans In Aqua Scribis, Le Thème de l’eau dans la littérature, dans Michal Piotr Mrozowicki, ed. Gdansk, Presses Universitaires, 2005, pp. 453-462

Dans le roman d’Andreï Makine, Le Crime d’Olga Arbelina (1998),  l’eau traduit une poétique du virtuel qui transparaît dans l’interstice diégétique entre réalité et perception. Glacée en un tombeau hivernal ou mêlée de boue et de vase putréfiée, elle y révèle sa valeur symbolique. Dans cette étude, je recherche si la prise de conscience d’Olga vis-à-vis de sa situation incestueuse, a un rapport de synchronicité avec l’élément aqueux.

Pour aborder cette question, je me propose de suivre différentes transpositions évolutives de l’élément aquatique dans la narration, d’une part. De l’autre, d’en rechercher le rapport symbolique avec l’inconscient de l’héroïne tel qu’il apparaît au fil du discours. Pour ce faire, je m’appuierai sur les positions de Gaston Bachelard, telles qu’il les a formulées dans son ouvrage L’Eau et les rêves (1942) et la définition de la synchronicité exprimée par C.G. Jung dans Synchronicité et Paracelsica (1988). Pour servir la clarté, mon propos débute par les premières scènes du roman qui, chronologiquement, terminent l’histoire d’Olga. Elles représentent aussi la charnière où le basculement d’Olga dans la démence s’avère définitif.

Le Crime d’Olga Arbelina

Le roman est constitué par un récit encadrant et un récit encadré. Le récit encadrant se situe dans un cimetière. L’un des visiteurs, un jeune homme russe, s’approche du vieux gardien. Il le prie de lui parler d’une femme dont le nom est gravé sur une tombe, Olga Arbelina. Le vieillard le sonde du regard, puis l’invite à prendre le thé avec lui après avoir refermer la grille du cimetière. Entre-temps, il a commencé l’histoire d’Olga. Réfugiée, elle s’installe à Villiers-la-Forêt, avec son fils hémophile. Pour subvenir à leurs besoins, elle prend un travail de bibliothécaire. Son mari les a abandonnés. Le récit encadré consiste en la narration de la prise de conscience d’Olga au regard de l’inceste dont elle est la victime. Pour avoir avec elle un rapport amoureux, son fils l’endort à l’aide d’un somnifère, ajouté, à son insu, à l’infusion qu’elle boit le soir. En conséquence, son esprit divague entre les doutes, la réalité, l’imaginaire et le virtuel. 

L’eau

Dans Le Crime d’Olga Arbelina, l’eau représente rarement, cette fraîcheur substantifiée dont nous parle Bachelard lorsqu’il écrit: « Cette fraîcheur est aussi une force de réveil. » [1] Or, dans ce roman, l’eau chauffée, transformée par le feu et la terre en infusion, est signe de sommeil, d’endormissement, devrai-je dire. La seule à distiller de la fraîcheur est la rivière. Toutefois, elle signifie aussi un danger. Pour les poissons qu’elle emprisonne au moment du gel et, pour les riverains qu’elle menace lors de ses crues. D’autre part, elle s’avère meutrière au cours de la promenade en barque qui apporte la folie à Olga et la mort à Goletz. Ces quelques images sont le contraire de l’assomption suivante de Bachelard : « Fraîche et claire est aussi la chanson de la rivière. » [2] L’eau ne chante jamais.  Sa qualité mortifère et ambiguë se révèle à Saint-Pétersbourg. Un canal y attire dans ses eaux glauques une célèbre comédienne qui n’a pu supporter de voir enfin son rêve réalisé, l’arrivée inespérée d’un visa pour l’étranger. L’eau dormante est le dernier refuge où elle trouve enfin la paix à l’angoisse où l’a projetée l’attente.

L’eau est aussi la métaphore du passé d’Olga. Elle était alors : « Une femme en haillons, couverte de crasse et de poux, pieds nus, qui chancelle sur une passerelle instable, regarde l’eau chargée de poissons morts, de bois pourri, sans comprendre qu’elle quitte pour toujours la Russie… » [3] A Kiev, avant de fuir la Russie, elle passe plusieurs semaines dans un sous-terrain rempli d’eau. Elle  plonge son regard dans l’eau sale et se « sent de la même consistance que ce liquide froid, glauque, souillé de pétrole, de planches cassées, de poissons morts. » [4] Dans son passé, cette eau, souillée de scories, est « la substance qui boit. » [5] En effet, l’eau absorbe l’actrice qui n’en peut plus d’attendre. Elle est une « invitation à mourir. » [6] Olga voudrait s’y laisser choir pour ne plus avoir « à décoller ces paupières chargée d’une croûte jaune, sèche. » [7] Toutefois, l’eau, si elle invite à mourir, c’est pour offrir ce refuge spécial dont parle Bachelard. Dans ce qui précède, elle est aussi « L’eau substance de vie [qui] est aussi substance de mort. » [8] L’actrice, mais Olga certainement, se trouve dans une situation où son imagination l’emporte sur l’image réelle, le virtuel sur la réalité. La fascination exercée par les eaux s’explique en considérant leur valeur imaginée supérieure à leur description réelle. [9] Bachelard déclare dans L’Eau et les rêves : « L’imagination du malheur et de la mort trouve dans la matière de l’eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle. » [10] Cette image entraîne l’actrice à la mort et Olga à y songer.

Cependant, ces eaux immobiles, salies, dormantes qui charrient des poissons morts, sont mortes elles-mêmes. Métaphore de la Russie qui s’écroule, qui meure. Métaphore des valeurs disparues ; métaphore aussi des repères de l’héroïne, qui disparaissent avec le pays qu’elle doit fuir. Bien avant l’inceste, Olga se sent souillée. Est-ce le manque de repères, cette souillure, qui la mènera à l’acceptation de l’inceste sans révolte consciente ? Est-ce  cette fascination pour l’horreur née de l’observation des eaux glauques qui l’entraîne dans le cloaque de la démence? Questions que je dois laisser sans réponse dans le cadre de cet exposé.

 Noyade

Revenons sur les berges de la rivière. L’été de 1947, celui du premier Tour de France après la guerre, l’eau se mêle aux larmes furtives d’un malaise visuel, engendré par la vue de deux corps.  Rejetés, expulsés par l’eau, Olga Arbelina et Serge Goletz gisent sur la berge du fleuve. La barque qui les emportait en une promenade galante, s’est retournée, clôturant par un drame leur sortie. Toutefois, l’eau dans laquelle ils sont tous les deux projetés, par suite du chavirement de leur esquif, n’est mortifère que pour Goletz qui se cogne la tête contre un pilier du pont. Dans ce choc malencontreux, mortel, nous pouvons, sans grands efforts, imaginer l’eau rougie par le sang. La « zone intermédiaire entre le sang et l’eau, entre l’innommable et le nommé », [11] métaphore du débat conflictuel agissant, en la conscience d’Olga. Ironie du sort, Goletz est un ancien officier rescapé de la noyade pendant la révolution. L’eau généreuse ne l’a épargné que pour le tuer implacablement. La barque l’a recraché et propulsé contre le fatal pilier. Les larmes sont la métamorphose de la mort surgit par l’eau. «La mort est en elle » nous dit Bachelard. [12] La noyade est la mort par l’eau, la mort présente dans l’eau.

En ce jour funeste, l’eau transcende l’immatérialité des vêtements trempés d’Olga qui apparaît comme une Ophélie sauvée des eaux. Elle met en évidence le corps immobile au crâne fracassé de Goletz. Elle clapote en caressant les promontoires, endort presque les habitants venus contempler la scène que Foufou, le bègue du village, les a sommés de venir inspecter. Les larmes brouillent, obscurcissent la vue, jettent un voile d’incompréhension sur la scène. Incompréhensible pour Olga qui s’est débattue contre ses pensées jouissives de l’inceste. S’y est prêtée en se sachant condamnée par la société si celle-ci venait à surprendre son secret, ses rapports interdits avec son fils. Olga s’accuse de la mort de Goletz, dans laquelle aucune responsabilité ne lui incombe pour dissimuler le « crime d’inceste » dont elle est coupable mais que les autres ignorent toujours.

Ce bel après-midi d’été enveloppe de sa brume laiteuse la scène de meurtre ou d’accident. Dans cette scène, la brume, élément où se mêle l’eau et l’air, une non-eau, mais une eau tout de même qui possède la faculté de troubler la vision, est une métaphore de la confusion qui règne dans l’esprit de la jeune femme. Elle est aussi métaphore des prémices de la folie où elle sombre définitivement. Olga termine sa vie dans un asile psychiatrique, le cerveau embrumé, brouillé par la maladie mentale. Pour Olga, la noyade de Goletz apporte la confusion totale. Elle noie son esprit dans les méandres de l’incohérence dans laquelle celui-ci se débat sans succès. La noyade de Goletz au niveau physique est aussi celle d’Olga sur le plan cérébral.

Les premiers brouillards dissimulent à jamais cette scène en apportant avec l’hiver la réalité des privations d’après-guerre. En notant la brume et le brouillard dans ce fragment, je me remémore l’analyse de Mieke Bal sur la brume et le brouillard dans le roman de Flaubert, Madame Bovary (1857.) [13] Bal démontre d’une manière convaincante que le brouillard et la brume, l’ « union de l’air et de l’eau » [14] sont des métaphores non univoques qui changent de sens au travers du roman. Dans la scène qui nous occupe, je pense qu’ils sont un motif sans contradiction. La brume signifie la confusion dans l’esprit d’Olga et le brouillard, l’oubli de la scène de la noyade, par les habitants d’une part. De l’autre, le brouillard représente l’esprit embrumé d’Olga qui plonge dans l’oubli de la réalité, l’oubli de son crime par la folie. Le brouillard, plus dense que la brume, est l’oubli total par son esprit diapré de démence. Dans le cas des habitants comme dans celui d’Olga, le brouillard est la métaphore univoque de l’oubli.

Le même emplacement de la berge disparaît complètement lors des inondations. De non-eau, l’eau devient super-eau et engloutit totalement la scène du drame : « Les crues d’automne inondèrent le lieu du rendez-vous tragique. » [15] Les crues engloutissent le paysage, disparu sous les flots, comme la déraison finale l’esprit d’Olga.

Les transformations de l’élément aqueux

L’eau dans ce roman tisse la mort et l’amour dans une trame serrée qui finit par étouffer l’héroïne dans un carcan de démence. Alors qu’elle prend conscience de  l’inceste, l’hiver recouvre de glace l’étang que forme un bras de la rivière : « La surface du petit étang était recouverte de glace, seule une percée, moins large qu’un pas, faisait apparaître l’eau libre, noire. Et ce vernis sombre était rayé de mouvements incessants, de brèves secousses frénétiques, puis d’une lente rotation ensommeillée. Parfois, dans le reflet liquide de la lune, les écailles brillaient, on voyait se dessiner des nageoires, les plaques argentées des ouïes… » [16] Les poissons sont emprisonnés dans la glace qui risque, sous l’effet du gel persistant, de se refermer complètement sur eux et de les faire ainsi périr. Les poissons symbolisent les vies d’Olga et de son fils que l’inceste, mais surtout le crime qu’il signifie aux yeux de la société, englue dans une relation suffocante et mortifère. Quant à la glace, elle est la substantialisation de la dureté, mais une dureté temporelle qui peut fondre à la chaleur ou se briser sous un choc.

Par contre, dans la neige, la transparence de l’eau passe de la translucidité de la glace à l’opacité des flocons amoncelés. Une couche dont l’épaisseur plus ou moins consistante dérobe au regard ce qu’elle recouvre. La neige éclaire la nuit d’une « lumière cendrée, envoûtante. » [17] Olga écarte ses rideaux pour en faire pénétrer la blancheur dans sa chambre. Alors, « la chambre sembla coupée en deux moitiés, l’une baignée d’une blancheur lactée, l’autre plus noire que d’habitude. » [18] Cette image, scindée en deux, illustre la dichotomie de la réalité diégétique dans laquelle Olga se meut. D’un côté, elle voit son fils encore enfant, pur, innocent, comme la neige immaculée dont le reflet jaspé envahit sa chambre. De l’autre, c’est l’adolescent devenu homme qui la viole chaque nuit au gré de son désir masculin. Le noir de la chambre est l’obscurité qui dissimule le secret qu’elle se refuse à voir. Ce secret dont la noirceur l’accable. Ni l’une, ni l’autre de ces images n’est la réalité. Elles se bousculent simultanément en son esprit et la font se mouvoir en un univers kaléidoscopique où la virtualité et la tangibilité se mêlent et lui échappent, l’étourdissent dans une ronde infernale.

Au fur et à mesure qu’elle prend conscience de sa situation incestueuse, la neige immaculée se transforme en boue et elle bute dans la : « neige souillée contre le rebord du trottoir. » [19] La neige reflète son état d’esprit, la souillure qu’elle ressent. A nouveau, elle erre dans les rues. Cette fois-ci, non plus pour fuir la réalité de la révolution mais, celle de la situation qu’elle ne peut assumer. Elle pénètre dans l’espace virtuel de la folie.

L’Infusion

La surface de l’infusion, miroir aquatique dans la petite casserole de cuivre, révèle la présence presque invisible de la poudre blanchâtre. Somnifère puissant, reflet des sentiments inavoués et inavouables du fils pour sa mère. La fine pellicule est comme le film qui ternit et assombrit les pensées qu’elle se refuse à formuler, l’indicible. Elle observe les feuilles de houblons qui ressemblent à une peau humide, réminiscence d’une pensée qui lui répugne. Elle ne peut laisser se former en son esprit les mots qui décrivent l’événement. Toutefois, elle ne peut ignorer la poudre blanche, la poussière du crime. Une poudre non miscible qui flotte à la surface avant de se déposer au fond de la tasse comme un limon maléfique. Or, Bachelard ne dit-il pas que : « Le limon est la poussière de l’eau, comme la cendre est la poussière du feu. » [20] Mais, dans ce cas précis, il s’agit d’un limon artificiel qui trouble la surface de l’eau transformée par le feu en infusion.  L’infusion métamorphose l’eau en un breuvage doré après la décantation. Cet élixir au lieu de lui faire trouver le calme et le sommeil, lui révèle l’abomination d’une situation inexprimée et inexprimable, puisque condamnable et condamnée par la société. L’indicible envahit sa vie. Elle ne peut se résoudre à le croire.

Toutefois, ses doutes sont dissipés un soir où elle comprend que « la poudre que l’adolescent déversait dans l’infusion n’avait pas eu le temps de se dissoudre et que, pressée de démentir son horrible intuition, elle avait avalé le liquide sans l’avoir brassé… .» [21] La poudre s’est déposée au fond de la tasse et reste sans effet. Elle surprend son fils lorsqu’il vient la violer. « Quand il pénétra dans la chambre, ce fut pour elle l’ultime instant de conscience. L’instant où le nageur qui se noie parvient, pour la dernière fois, à revenir à la surface et revoie le soleil, le ciel, sa vie encore si proche… » [22] Enfin, elle comprend. Elle ne peut plus s’interdire de comprendre : « Tout était trop évident : ce récipient en cuivre, une main qui le survole, avec la nervosité précise d’un acte criminel, en secouant un petit rectangle de papier sur le liquide brun, son ombre qui s’éloigne déjà du fourneau, pivote, se réfugie dans une pose expressément neutre. » [23]

Devant ces évidences, Olga cherche fébrilement des excuses à son fils hémophile. Elle feuillette l’encyclopédie et tombe sur l’image d’un serpent. Quelques jours plus tard, à son arrivée à la bibliothèque, installée dans une ancienne distillerie à bière, le grincement de l’engrenage, immobile depuis des années, se fait entendre. La chaîne, attachée à la roue, remonte un baquet rouillé. Au lieu de l’eau limpide, claire, nécessaire à la fabrication de la bière, il ramène à la surface une vase pestilentielle. Je reviendrai sur ces deux événements.

Après avoir noté plusieurs manifestations de l’élément aqueux, je vais tenter d’en démêler les rapports avec la prise de conscience d’Olga, rechercher la présence du phénomène de synchronicité.

Synchronicité

Pour décrire sa théorie de la synchronicité, Jung a démontré et expliqué un grand nombre des expériences menées à bien par Rhine sur la perception extra-sensorielle, qui donnent la « preuve décisive d’une connexion acausale entre certains événements. » [24] Jung conclue qu’elles suggèrent « une relativité psychique du temps. » [25] Poursuivant son raisonnement, il présente « la synchronicité comme une relativité de l’espace et du temps, placée sous la détermination du psychisme. » [26] De là, « toute modification profonde de l’attitude mentale est le signe d’un renouveau psychique qui s’accompagne en règle presque générale de renaissance apparaissant dans les rêves ou les produits de l’imagination. » [27]

Le concept de synchronicité tel que Jung l’a défini et tel que je l’emploie est donc différent du concept de « synchronisme » qui ne désigne que la simultanéité des événements. Au contraire, la synchronicité est « la coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal et chargé d’un sens identique et analogue. » [28] Par définition, nous dit-il, « le phénomène de synchronicité ne peut, par principe, être mis en rapport avec aucune représentation de nature causale. La connexion de facteurs coïncidents liés par le sens ne peut donc, nécessairement, être pensée que comme acausale. » [29]

En définition,  le phénomène de synchronicité se révèle porteur de deux éléments : «  1. une image inconsciente vient à la conscience, de manière directe (littérale) ou indirecte (symbolique) par la voie du rêve, de l’inspiration soudaine ou du pressentiment. 2. avec le contenu psychique vient coïncider un fait objectif. » [30]

Le serpent

Je pense que le phénomène de synchronicité se révèle lors de l’observation de l’infusion et la consultation de l’encyclopédie. Dans l’eau, les pétales trop longtemps macérés, devenus bruns, ressemblent à la peau d’un animal : « Les fleurs trop longtemps macérées avaient bruni et ressemblaient, sous une fine couche de liquide, à la peau humide d’une bête recroquevillée. » [31] La même qui déchire le cerveau de l’héroïne, qui n’est autre que ses pensées maladives. Causées par le refus, la peur et la conscience de l’inceste, elles sont comme un serpent lové. Toute la symbolique sexuelle du serpent s’épanouie dans l’image suivante. Toutefois, il s’agit d’un serpent auquel Olga dénie toute virtualité d’existence.

Feuilletant l’encyclopédie médicale, elle  tombe sur la gravure du serpent : « Un boa constricteur attaquant une antilope. » [32] Le boa lentement étouffe l’antilope. L’image correspond à la sensation éprouvée par Olga. Son esprit est étouffé par des pensées qu’elle veut faire refluer aux confins de sa conscience. Il ne s’agit pas de n’importe quel serpent mais d’un boa constricteur qui broie sa victime dans ses anneaux pour la dévorer. Ce serpent est la métaphore des pensées d’Olga ; l’antilope la représente à ses propres yeux. Olga se voit en tant que victime de l’inceste. Cette image de l’encyclopédie coïncide avec son image mentale, la similitude des pétales avec une peau humide. Cette image mentale correspond à l’élément 1. nécessaire au phénomène de synchronicité. Elle apparaît alors qu’elle observe les pétales de houblons. La découverte de l’image de l’encyclopédie, représente l’élément 2. du phénomène de synchronicité. L’aspect de la peau du boa constricteur correspond à l’image de la peau humide dans la casserole. Ces deux facteurs sont liés par le sens mais, leur connexion est acausale.

La vase

Ce magma boueux et nauséabond correspond aux pensées d’Olga dont la viscosité l’empêtre dans son secret maudit. Cet événement surgit au moment où l’inceste n’est plus une simple virtualité en son esprit, une éventualité plus ou moins plausible mais, une réalité irréfragable. La vase, une eau mêlée de terre et de putréfaction symbolise sa vision de l’inceste. Une chose immonde. Cette image réelle, observée à la bibliothèque, coïncide avec l’idée qu’elle se fait de sa situation. C’est le fait objectif de l’élément 2. de la synchronicité. Son appréhension en entendant le bruit de la roue correspond à l’élément 1. ainsi qu’à sa situation incestueuse réelle.

D’autre part, la vase est une sorte de pâte où l’eau mêlée à la terre a, comme le dit Bachelard, un rôle émollient et agglomérant : « Elle délie et elle lie. » [33] Cette pâte vaseuse est symbole de la liaison fatale à Olga. Le remugle de la vase tiède de la rivière enveloppe les corps sur la berge,  embarqués dans une « nef des fous. » Echappée à la noyade, Olga sombre dans la folie. Cette vase pourrait aussi être le symbole du marasme où son esprit s’enfonce inéluctablement.

Pour revenir à l’infusion, le breuvage  réunit les quatre éléments. La terre en la tasse et les feuilles de houblon, l’eau et le feu qui l’a fait bouillir, l’air, voilé par la fine poudre blanche, un air empoussiéré, irrespirable. La réunion de ces quatre éléments recèle la combinaison de deux images à caractère dualiste. L’eau et le feu, d’une part, de l’autre la terre et le ciel. Toutes les deux sont une métaphore de l’inceste : « En effet, dès que deux substances élémentaires s’unifient, dès qu’elles se fondent l’une dans l’autre, elles se sexualisent. Dans l’ordre de l’imagination être contraire pour deux substances, c’est d’être de sexe opposé. » [34] Qui de la mère ou du fils symbolise chacun des éléments est une question qui mérite d’être approfondie dans une étude ultérieure.

J’ai parlé plus haut du fragment des poissons. Or, cette scène se situe au moment où Olga pressent l’inéluctabilité de sa situation. Dans ce cas aussi il y a une nette correspondance  sans lien causal entre ses pensées et l’événement. Son pressentiment traduit l’élément 1. du phénomène et l’emprisonnement des poissons est le fait objectif coïncident, l’élément 2..

Conclusion

Dans cette étude, la valeur symbolique de l’élément aqueux est indéniable. Les eaux glauques du passé d’Olga, symbolisent l’effondrement de son pays et de sa situation sociale, de ses repères aussi. Les eaux de la rivière s’avèrent mortelles à Goletz, néfastes à Olga. Elles se révèlent la métaphore de l’oubli total lors des crues. La brume et le brouillard sont les métaphores de la confusion et de la folie. Le brouillard est aussi métaphore de l’oubli total par la démence. Toutefois, après mon analyse, et sans prétendre à l’exhaustivité, je pense que la présence du phénomène de synchronicité est plausible dans trois cas seulement. En premier lieu,  dans le cas des pétales et de l’image encyclopédique. Deuxièmement, dans la coïncidence entre la remontée de la vase et la vision d’Olga. Et finalement, dans le cas des poissons emprisonnés dans la glace et son sentiment de claustration, d’engeôlement par l’inceste. Dans les trois cas, les facteurs sont liés par le sens, mais leur connexion est acausale, ce qui correspond à la définition du phénomène de synchronicité, tel que Jung l’a décrit. Dans les autres cas, les formules qui abondent en symbolique, relèvent plus d’une poétique du virtuel, domaine potentiel entre la description et la praxis. Syntagme qui explique le choix du titre pour cet article.

 Notes


[1] G. Bachelard, L’Eau et les Rêves (1942), José Corti, Paris, 1966, p. 46

[2] Ivy, p. 47

[3] A. Makine, Le Crime d’Olga Arbelina, p. 120

[4] Ivy, pp. 139-140

[5] G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 77

[6] Ibid.

[7] A. Makine, Le Crime d’Olga Arbelina, p. 140

[8] G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 99

[9] G. Bachelard, La Poétique de l’espace (1957), PUF, Paris

[10] G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 122

[11] Ivy, p. 85

[12] Ivy, p. 124

[13] M. Bal – Narratologie. Les instances du récit – Klincksieck, Paris, 1977, p. 105

[14] G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 129

[15] A. Makine, Le Crime d’Olga Arbelina, p. 41

[16] Ivy, p. 191

[17] Ibid.

[18] Ivy, p. 151

[19] Ivy, p. 184

[20] G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 148

[21] A. Makine, Le Crime d’Olga Arbelina, p. 121

[22] Ivy, p. 152

[23] Ivy, p. 113

[24] C. G. Jung – Synchronicité et Paracelsica (1973), Albin Michel, Paris, 1988,  p. 33

[25] Ivy,  p. 35, souligné dans le texte

[26] Ivy, p. 37

[27] Ivy, pp. 40-41

[28] Ivy, p. 43

[29] Ivy, p. 47

[30] Ivy,  p. 49

[31] A. Makine, Le Crime d’Olga Arbelina, p. 93

[32] Ibid.

[33] G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, p. 142

[34] Ivy, pp. 129-130