Dynamomètre virtuel

« Dynamomètre virtuel », dans Actes du VIIème colloque des Invalides « Les Têtes de Turc », Tusson, Du Lérot, 2004

« Tête de Turc » évoque quelque chose de bien précis tout en restant assez flou. Quelle en est la signification exacte ? L’habitude est prise ; je feuillette le Petit Robert pour en trouver le sens. Dilemme. Par où commencer, par « tête » ou par « Turc » ? J’opte pour « Turc » sans logique apparente. Plutôt comme on tire au sort. Les mots défilent.  « Turc. Empire ottoman. Peuples turcs d’Asie. Cafetan. Pipe turque. Chibouque, narguilé. A la turque. Café turc. Mozart. »  Oui, bien sûr ! « Jeunes Turcs. Révolutionnaires. Le grand Turc. Fort comme un Turc. Tête de Turc ». « Tête » avec un astérisque. Donc, voir à « Tête ». Je m’en doutais. « Tête-de-clou. » Au premier abord, je pense à un mot composé par juxtaposition de « tête » et de « clou ». Mais non. Il s’agit d’architecture. Une pyramide à quatre faces en ornement de style roman. « Tête-de-loup ». Oui je vois. Analogie d’aspect avec une tête de loup qui est velue. Brosse munie d’un long manche pour dépoussiérer  les plafonds et les lustres. « Tête-de-Maure ». Fromage de Hollande de forme sphérique à croûte rouge. Je comprends mal pourquoi « de Maure ». Pourquoi pas « de Peau-rouge » ? « Tête-de-nègre ». De couleur marron foncé. Ou pâtisserie composée d’une meringue sphérique, encore, enrobée de chocolat. « Bolet bronzé ». Textuel ! Je vois un champignon muni de lunettes de soleil avec un parasol. Et les « Têtes » continuent. « Tête-à-queue », « Tête-à-tête », « Tête-bêche », « Tête-chèvre », le plus beau. C’est un oiseau. Enfin, nous y voilà : « Tête de Turc » (1866) dynamomètre sur lequel on s’exerçait dans les foires en frappant sur une partie représentant une tête coiffée d’un turban.

Le dynamomètre des foires, nommé « Tête de Turc », représente généralement en France un homme coiffé d’un turban. Son accoutrement qui l’assimile à un Oriental, justifie son appellation. Par contre, le dynamomètre des kermesses néerlandaises est à l’origine représenté tête nue. Il s’appelle « Kop van Jut » « Kop », un terme péjoratif pour « tête » peut être traduit par « gueule » dans ce cas. Il existe deux versions quant à son origine. La première est qu’il s’agirait d’une tête de Jutlandais. Jütland est le terme allemand pour Jylland. L’autre version est que le terme aurait été crée en 1875 à la suite d’un meurtre crapuleux par un certain Hendrik Jacobus Jut. Par cette attraction nouvelle, le public recevait la possibilité de frapper sur la tête de Jut et ainsi de se libérer de l’horreur que son crime avait perpétuée.

Comme il est facile de s’en apercevoir, la divergence des référents linguistiques et culturels sont susceptibles d’influencer  la critique littéraire ce qui engendre le nivellement du champ sémantique dans la traduction des œuvres. Le thème du colloque, « Tête de Turc », se prête à cette démonstration par rapport aux ouvrages français traduits en néerlandais et où une « Tête de Turc » est mise en scène, ce qui traduit par « Kop van Jut » perd beaucoup de ses isotopies. Par exemple, le terme « Tête de Turc » s’est associé pour moi à un rêve lu dans le corpus de ma recherche actuelle : « La virtualité dans la représentation de l’altérité dans la littérature française contemporaine ». Lu en Néerlandais, l’association disparaît. Je m’explique.

Dans Plateforme (2001), un roman de Michel Houellebecq amplement analysé dans mon ouvrage Houellebecq, Sperme et sang (2003)[1], le premier rêve de Michel, le héros-narrateur, occupe une place particulière dans l’univers diégétique. Non seulement cette aventure onirique fonctionne comme une prise de conscience prémonitoire du drame final, mais elle dévoile le désir latent du narrateur :

Des formes bougeaient avec lenteur dans un espace restreint ; elles émettaient un bourdonnement grave ; il s’agissait peut-être d’engin de chantier, ou d’insectes géants. Dans le fond, un homme armé d’un cimeterre de petite taille en estimait le tranchant avec précaution ; il était vêtu d’un turban et d’un pantalon bouffant blancs. Tout à coup l’atmosphère devint rouge et poisseuse, presque liquide ; aux gouttelettes de condensation qui se formaient devant mes yeux, je pris conscience qu’une vitre me séparait de la scène. L’homme était maintenant à terre, immobilisé par une forme invisible. Les engins de chantier s’étaient regroupés autour de lui ; il y avait plusieurs pelleteuses et un petit bulldozer à chenillettes. Les pelleteuses relevèrent leurs bras articulés et rabattirent avec ensemble leurs godets sur l’homme, tronçonnant aussitôt son corps en sept ou huit parties ; sa tête, cependant, semblait toujours animée d’une vitalité démoniaque, un sourire mauvais continuait à plisser son visage barbu. Le bulldozer avança à son tour sur l’homme, sa tête éclata comme un œuf ; un jet de cervelle et d’os broyé fut projeté sur la vitre, à quelques centimètres de mon visage. [2]

Les formes qui se meuvent dans l’espace onirique bourdonnent sourdement. Bien que très présentes, elles restent indistinctes. Le rêveur, et de ce fait le lecteur, est incapable de définir leur nature : des engins de construction ou de gros insectes géants.

L’importance de ce rêve pour le discours sous-jacent ne doit pas être sous-estimée. En effet, dans son livre Freud en fictie (1999), Kees Nuijten développe une théorie selon laquelle : «  Dans le cas du rêve, le désir est à mettre sur le même plan que le souhait de l’auteur.. » [3] Cette remarque est d’autant plus pertinente que quelques pages plus haut il écrit : « Tout comme l’enfant avec ses jeux  enscène de manière récurrente et simultanément des situations angoissantes et le désir de les défaire, les auteurs, d’après Brook, répètent les thèmes qui sont liés à leurs désirs. » [4] Comme le révèle la fin du volume, Michel écrit. Le roman que nous lisons est la relation des événements couchés sur le papier après l’attentat final.

Mis à part la question psychologique, le rêve laisse entrevoir le thème du sang et de l’abject. Les formes qui bougent lentement sont d’autant plus effrayantes qu’elles sont impossibles à distinguer. Par contre, aucun flou n’enveloppe l’homme armé d’un cimeterre. Ses gestes sont précis et éloquents. Il estime le fil de sa lame. Or, un cimeterre est une arme dangereuse utilisée en orient dans un but agressif et meurtrier. La scène suggère que cet homme se prépare à un combat, une attaque peut-être. Si le nom de l’arme avait laissé planer un doute sur son identité culturelle, son accoutrement vient totalement le dissiper. Son turban et son pantalon blancs le désignent à nos yeux comme un Oriental. A peine est-il reconnu comme tel, que l’atmosphère devient oppressante, poisseuse, rougit. Du sang sans aucun doute. L’atmosphère devient liquide. Une vitre sépare le narrateur de la scène angoissante qu’il a sous les yeux. Déjà, il anticipe le déroulement de l’action. Il prend conscience de la vitre. Il n’est plus question d’hésitation. Tout est clair. Des engins de chantier et non plus des insectes entourent l’homme qui pour une raison inconnue est cloué au sol, incapable de se mouvoir ou de fuir. La précision augmente. Les engins se révèlent être des pelleteuses et un bulldozer qui tronçonnent le corps de l’homme. Toutefois, cela s’avère insuffisant pour le supprimer. Son sourire démoniaque vitalise toujours son visage barbu. Ce n’est que lorsque le bulldozer s’avance sur lui que sa tête éclate comme un œuf, un symbole qui s’explique de lui-même. Ce monde n’existera pas. Il est annihilé dans l’œuf, broyé dans l’œuf. L’œuf qui « est une réalité primordiale, qui contient en germe la multiplicité des êtres » [5] Or, cet œuf-là n’éclora pas. La « Tête de Turc » est broyée, détruite, massacrée comme il se doit à la foire.

Malgré ce cauchemar effroyable et le « jet de cervelle et d’os broyés projeté sur la vitre, à quelques centimètres de [ son ] visage » Michel dort paisiblement jusqu’à midi. La passivité du rêveur est crûment jetée à la figure du lecteur. La méticulosité habituelle communicative de l’heure à laquelle les protagonistes évoluent dans la diégèse, fait défaut dans le cas présent. Le lecteur doit se contenter d’un vague : « A cette heure de la journée »  D’autre part,  Michel se couche tranquillement après avoir ingurgité quelques somnifères. Au réveil, tout comme dans son rêve, il « prend conscience » cette fois-ci « du déroulement du circuit, et de ses enjeux » [6] Qu’un oriental, ou un Turc soit complètement écrabouillé ne lui procure aucun malaise. Vu le début et le développement ultérieur du roman, la théorie émise par Kees Nuijten est absolument plausible. Le rêveur, Michel en l’occurrence, souhaite la destruction des Orientaux, des Turcs, des Arabes ou des Musulmans peut-être. Leur anéantissement ne l’empêche nullement de dormir. Il ne montre aucun respect pour eux. Au contraire, il fait l’amalgame des deux termes dans le récit. Michel ne veut pas tuer l’Arabe qui a assassiné son père. Cependant, son désir inavoué d’anéantissement prend corps, prend au corps l’Arabe dans le rêve. Sa haine sera décuplée après l’attentat qui lui ravira Valérie. Il tressaillira de joie « à la pensée qu’il y [ aura ] un musulman de moins. » [7]

Déchiré par son désir profond, inavoué et inavouable, il fait ce cauchemar épouvantable. A des pelleteuses et un bulldozer incombent la tâche de détruire cet Oriental, cet Arabe ou ce Turc dont la tête éclate sous les coups. Plus besoin de s’abîmer les poings, de se salir les mains. Cet homme vêtu de blanc est aussi un symbole de l’innocence impuissante à se défendre ou du deuil qui engloutira le narrateur suivant la culture à laquelle le lecteur se réfère.  L’arme, efficace dans le corps à corps, devient dérisoire, doit abdiquer lorsque l’adversaire est remplacé par la technique destructrice des machines infernales.  L’Occident écrabouille l’Orient sans effort. Michel, protégé derrière la vitre comme le lecteur au quotidien par son écran cathodique, assiste à l’annihilation irrémédiable du représentant d’une culture haïe. Une culture « Tête de Turc ». Le rêve fonctionne comme métaphore de la destruction totale de l’Orient par l’Occident.  Le symbole de l’Orient, de la pensée orientale, de toute une culture concrétisée par la tête enturbannée. Tête de Turc. Dynamomètre mis en scène par le délire onirique de Michel.

Tête de Turc, c’est aussi au figuré : être la tête de Turc de quelqu’un. Servir de tête de Turc, être sans cesse en butte aux plaisanteries, aux railleries des autres, être leur souffre-douleur. Leur bouc émissaire. Dans ce cas, ne pourrait-on voir dans ce rêve, une mise en abyme ou la concrétisation de la théorie de la synchronicité, telle qu’elle a été développée par Jung. L’auteur, devenu « La tête de Turc » des médias puisque « tête de turc » signifie aussi « personnage d’un jeu de carte ». Jeu du monde littéraire, où l’auteur est tout à tour un roi, un cavalier, un valet, une tête de Turc. Qui le dira ?

  Notes


[1] Murielle Lucie Clément – Houellebecq, Sperme et sang, L’Harmattan, Paris, 2003

[2] Michel Houellebecq – Plateforme, Flammarion, Paris, 2001, p. 44

[3] Kees Nuijten – Freud en fictie, Literaire genre vanuit psychoanalyse, Boom, Amsterdam, p. 188  Traduction : Clément, M.L.

[4] Nuijten, p. 182 Traduction : Clément, M.L.

[5] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant,. – Dictionnaire des symboles, Laffont, Paris, 1982, p. 690

[6] Houellebecq, Plateforme, p. 45

[7] Houellebecq, Plateforme, p. 357