Naši ljudi.

 

« Naši  ljudi. De la famille chez Andreï Makine » dans Relations familiales dans les literatures française et francophone des XXe et XXIe siècles. La Figure de la mère, Murielle Lucie Clément e.a. eds., Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 205-216

Qu’est-ce que la famille ?

« Depuis longtemps, la famille, pour moi, c’était ma mère, et, à mes côtés, mon frère ; en deçà, au-delà, rien (sinon le souvenir des grands-parents) ; aucun “cousin” cette unité si nécessaire à la constitution du groupe familial[1] », et Barthes continue : « Au reste, combien me déplaît ce parti scientifique, de traiter la famille comme si elle était uniquement un tissu de contraintes et de rites ; ou bien on la code comme un groupe d’appartenance immédiate, ou bien on en fait un nœud de refoulements. On dirait que nos savants ne peuvent concevoir qu’il y a des familles “où l’on s’aime” ». Avec ces quelques phrases de Roland Barthes comme phare, nous étudierons la famille chez Andreï Makine. Il semblerait qu’elle soit très souvent absente des diégèses dans sa complétude. En outre, cette unité si nécessaire à la constitution du groupe familial, les cousins selon Barthes, n’a qu’une présence virtuelle chez Makine et n’est mentionnée qu’une fois au fil de l’œuvre.

D’autre part, Vladimir Droujinine dans Psychologie familiale donne une définition du modèle familial russe où règnerait un panachage absurde de traditions (où s’enchevêtrent le byt[2] et le bytié[3], antinomie conceptuelle sans laquelle une approche de la socio philosophie et socio psychologie russes est impensable[4]) et de gentilité[5]. Dans ces familles, les enfants sont supposés être plus proches de la mère  que du père. De plus, comme l’a souligné Olga Makhovskaya dans sa superbe présentation « Crise et transformation du modèle familial russe en situation d’émigration[6] », dans ce modèle, le père « détient un pouvoir inconditionnel, tandis que c’est la mère qui supporte les responsabilités ». Les relations entre les époux y seraient le champ d’une certaine conflictualité, non seulement psychologique, mais parfois physique aussi. Dans ce modèle peuvent se profiler quelques variantes. On observe alors le père soumis et privé de pouvoir sous la coupe de sa femme. Une situation, créée par les contrecoups de la Seconde Guerre mondiale. Modèle familial qui n’a pu survivre à l’époque soviétique que par un système d’encadrement extérieur développé. Ce modèle se retrouve-t-il dans les romans d’Andreï Makine qui traitent de la période soviétique ? Les familles représentées correspondent-elles à ce modèle familial russe défini par Droujinine ? Nous nous proposons d’offrir un aperçu de la famille, des liens familiaux et de leurs représentations dans différents romans de l’écrivain et d’en dégager les symboles respectifs et leurs implications. L’approche utilisée sera celle du close reading, la plus appropriée à l’analyse critico-spectrale que nous entreprenons.

La famille virtuelle

À une première lecture des romans, nous sommes surprise par le grand nombre de familles photographiées. Le narrateur du Testament français (1995)[7] feuillette l’album de photographies familial. C’est probablement la photo de sa grand-mère enfant qui le subjugue le plus :

Cette photo, prise déjà en Sibérie : Albertine, Norbert et, devant eux sur un support très artificiel comme l’est toujours le mobilier chez un photographe, sur une espèce de guéridon très haut – Charlotte, enfant de deux ans, portant un bonnet orné de dentelles et une robe de poupée. Ce cliché sur un carton épais, avec le nom du photographe et les effigies des médailles qu’il avait obtenues, nous intriguait beaucoup : “Qu’a-t-elle de commun, cette femme ravissante, au visage pur et fin entouré de boucles soyeuses, avec ce vieillard dont la barbe blanche est divisée en deux tresses rigides, semblables aux défenses d’un morse ?”[8]

La photographie reproduit, en premier lieu, le modèle familial de Droujinine avec le père, la mère et un enfant. La figure de Norbert semble bien être celle d’un patriarche imbu du pouvoir dévolu à sa position de pater familias.

La description de cette photo, qu’elle soit fictive ou réelle, permet à Makine par l’entremise de son narrateur d’aborder la différence d’âge incongrue entre les conjoints. Le narrateur et sa sœur sont totalement fascinés par cette photographie sur laquelle les époux accusent une différence de vingt-six ans. Comme s’il s’était marié « avec sa propre fille » disent-ils offusqués. Selon leurs livres scolaires, il ne peut s’agir que d’un mariage bourgeois « entre une jeune fille sans dot et un vieillard riche, avare et friand de jeunesse ». Les enfants vivent sous le régime soviétique et en filigrane de cette photo transparaît l’idéologie par la remarque qu’elle autorise. Un homme et une femme accusant une telle différence d’âge, mariés ensemble ne peuvent être qu’une réminiscence de la vie bourgeoise combattue à la Révolution. Toutefois, l’histoire de l’enterrement de Norbert où Albertine veut se jeter dans la tombe avec lui dément le statut de victime de cette dernière. « C’est que peut-être… elle l’aimait[9] » finissent-ils par conclure. Mais, cet amour marital, s’il fut, est depuis longtemps révolu. Norbert et Albertine sont les arrière-grands-parents des enfants et ces derniers ne les ont pas connus. Seules les photographies leur offrent un aperçu de leurs aïeux. Il en va de même pour toute la famille à l’exception de leur grand-mère Charlotte. Il sera aussi question d’un oncle et d’une tante paternelle. Les parents, jamais décrits, périssent en cours de roman.

Charlotte, le fruit de leur union, intrigue bien davantage le narrateur que le mariage surprenant de Norbert et Albertine :

Mais plus encore que l’insolite union entre Norbert et Albertine, c’est Charlotte, sur cette photo du début du siècle, qui éveillait ma curiosité. Surtout ses petits orteils nus. Par simple ironie du hasard ou par quelque coquetterie involontaire, elle les avait repliés fortement vers la plante du pied. Ce détail anodin conférait à la photo, somme toute très commune, une signification singulière. Ne sachant pas formuler ma pensée, je me contentais de répéter à part moi d’une voix rêveuse : “Cette petite fille qui se trouve, on ne sait pas pourquoi, sur ce drôle de guéridon, par cette journée d’été disparue à jamais, ce 22 juillet 1905, au fin fond de la Sibérie. Oui, cette minuscule Française qui fête ce jour-là ses deux ans, cette enfant qui regarde le photographe et par un caprice inconscient crispe ses orteils incroyablement petits et me permet ainsi de pénétrer dans cette journée, de goûter son climat, son temps, sa couleur…”.[10]

Un détail frappant de la réflexion du narrateur est sa capacité à entrer dans le cliché, d’en goûter les particularités relatives à la journée lors de la prise de vue, ce qui est d’autant plus surprenant que le narrateur révèle que la scène se passait dans un studio, donc à l’intérieur. Les petons recroquevillés sont le détail qui enclenche la rêverie et la réflexion ainsi que la faculté de pénétrer dans cet univers révolu, cette journée « disparue à jamais ». Par cet effort, il rejoint la famille idéale et la dote d’un membre supplémentaire : un fils.

La mention de la  date du 22 juillet 1905 évoque une année importante pour l’Histoire, tant pour la France que pour la Russie. En cette année, la loi de la séparation de l’Église et de l’État est votée en France. En Russie, 1905 est l’année de la révolution prolétarienne sans laquelle la révolution de 1917 n’aurait peut-être jamais vu le jour, du moins n’aurait-elle pas mis si peu de temps à se cristalliser. Par ailleurs, le commentaire de la photographie situe la famille historiquement.

Dans la description de cette photographie se retrouve dans les grandes lignes la définition du modèle familial russe selon Droujinine. S’y allient le byt par la description détaillée des orteils de Charlotte enfant, et le bytié par l’évocation de la date fatidique de l’année 1905. En outre, par la mention de cette date, affleure aussi dans une mise en abyme l’antinomie du byt et du bytié. Le byt résidant pour la Russie dans le quotidien révolutionnaire et la complexité du cadre socio psychologique généré pour les habitants ; le bytié, son dépassement, transcrit dans la loi française dérivée d’un  code pénal datant de la Révolution de 1789, le code pénal étant, à son tour, la transcendance des us et coutumes par le système scripturaire.

Charlotte, née avec le siècle, métaphorise la Russie prérévolutionnaire où les relations interculturelles franco-russes avaient droit de cité. Bébé, elle possède un attrait qui se condense dans ses orteils, symbolisation d’une origine exceptionnelle selon Jean Chevalier, Dictionnaire des symboles (1982)[11], mais qui forme aussi un symbole érotique. Ce symbole érotique métaphorise le pouvoir de l’horreur révolutionnaire et la fascination du pire exercée sur ceux qui n’ont pas vécu ses temps troublés.

L’érotisme de Charlotte adulte n’est plus pédestre ni sur un piédestal, mais visiblement labial sur « l’unique photo de mariage (toutes les autres, celles où apparaissait le grand-père, seraient confisquées lors de son arrestation) : leurs deux visages, légèrement inclinés l’un vers l’autre, et sur les lèvres de Charlotte, incroyablement jeune et belle, ce reflet souriant de la “petite pomme”[12] ». Deux mots magiques prononcés lors de la prise de vue, confèrent aux femmes photographiées un air mystérieux. De plus, dans cette photographie se profile l’arrestation terrible du grand-père qui sera relatée plus loin, et avec elle, celles de tous les innocents déportés par le régime : connotation situationnelle idéologique de la famille[13].

Chez Makine, l’alchimie de la photographie familiale ne tient pas d’un processus de laboratoire mais en deux mots. Un effet que le narrateur trace jusque sur la face de nombreuses parentes dans l’album familial. Telle : « Cette parente moscovite, par exemple, sur l’unique cliché de couleur de nos albums. Mariée à un diplomate, elle parlait sans desserrer les dents et soupirait d’ennui avant même de vous avoir écouté. Mais sur la photo, je distinguais tout de suite l’effet de la “petite pomme”[14] ». Même les femmes grincheuses ou sans attrait se parent d’une aura bénéfique en prononçant la formule magique lorsque prises en photo. De même les insignifiantes, les jeunes comme les plus âgées :

Je remarquais son [de la petite pomme] halo sur le visage de cette provinciale terne, quelque parente anonyme et dont on évoquait le nom que pour parler des femmes restées sans mari après l’hécatombe masculine de la dernière guerre. Même Glacha, la paysanne de la famille, arborait sur de rares photos qui nous restaient d’elle ce sourire miraculeux. Il y avait enfin tout un essaim de jeunes cousines qui gonflaient les lèvres en essayant de retenir pendant quelques interminables secondes de pose ce fuyant sortilège français. En murmurant “petite pomme”, elles croyaient encore que la vie à venir serait tissée uniquement de ces instants de grâce.[15]

La mention des photographies familiales laisse percevoir la cohorte de vieilles filles que la guerre a privées d’épousailles. Fonder une famille ne leur a pas été donné à ces parentes inconnues. Le narrateur, s’il sait les secrets de leur vie, ne les a jamais rencontrées. C’est au travers des clichés de familles que se tissent les liens familiaux d’où la figure paternelle est totalement absente pour cause de décès au champ d’honneur. En contemplant les instantanés, le narrateur s’évade de la réalité quotidienne pour plonger dans leur univers suranné et révolu. Bien que les clichés comprennent l’instantisation du byt, ils en saisissent le phantasme pour le narrateur privé de famille qui se sent grâce à eux entouré d’un cocon familial bien que celui-ci reste virtuel. Ce désir de rejoindre l’unité familiale inconnue se retrouve dans plusieurs romans.

Dans Au temps du fleuve Amour (1994), la prostituée étale sur le couvre-lit, où le jeune narrateur vient de perdre sa virginité, des photos noir et blanc qui représentent une famille d’allure idéale :

C’était presque toujours une femme jeune et souriante qui se protégeait les yeux du soleil. Elle tenait dans les bras un enfant qui lui ressemblait. Parfois, à côté d’eux, apparaissait un homme habillé d’un pantalon large et d’une chemise au col ouvert que plus personne ne portait depuis longtemps. Et je respirais l’air frais de ces journées inconnues que je reconnaissais dans la lumière vacillante de la bougie. Un bout de rivière, l’ombre d’une forêt. Leurs regards, leurs sourires. Leur complicité de famille. Malgré moi, je vivais cette joie des gens étrangers. Les commentaires que la femme rousse me donnait à travers ses larmes silencieuses évoquaient toujours cet été paradisiaque. Et puis la fatale dispersion de la chaleur concentrée sur ces clichés jaunis. Quelqu’un était parti, disparu, mort. Et le soleil qui obligeait la jeune femme a plisser les yeux sur les photos s’était transformé en ce halo trompeur des trains de nuit à la gare enneigée de Kajdaï…[16]

Cette jeune famille photographiée correspond aussi au modèle de Droujinine en cela que l’enfant repose dans les bras de sa mère, illustrant le lien de proximité qui les rattache à former une unité. Toutefois, la figure du père, souvent présente semble anodine et non patriarcale au sens fort, sans autorité démonstrative. Pour le jeune Mitia, les photographies sont un univers virtuel, tout comme l’est la famille représentée, dans lequel il pénètre. En outre, elle représente le franchissement de la limite du byt puisque la réalité est tout autre, mais en permettent par la contemplation la transcendance.

La bordure des photos était ouvragée. Celui qui l’avait découpée devait rêver à cette longue histoire de famille qu’elles allaient évoquer un jour, rassemblées dans un album. Je prenais un cliché, je caressais ce bord façonné, je sentais sur mon visage le vent des journées ensoleillées, j’entendais le rire de la jeune femme, les criaillements de l’enfant… La flamme de la bougie s’étirait, palpitait, la tempête se débattait bruyamment dans la cheminée, le feu ravivé embaumait l’obscurité de senteurs chaudes, pénétrantes. L’ivresse détacha cet instant de ce qui l’avait précédé. L’isba de la femme rousse devenait ma maison retrouvée. Et cette femme assise à côté de moi était un être proche dont je mesurais désormais l’absence…[17]

Par les photographies, Mitia devient conscient de la famille dont il est frustré. Ne connaissant pas le nid familial, il ne peut que vouloir s’y fondre ignorant des pressions que celui-ci peut commettre sur la personnalité. En effet, comme le remarque si justement Olga Mileeva dans son très bel article, « L’influence de l’histoire soviétique sur les représentations de la famille chez les individus russes d’aujourd’hui[18] », la famille est un lieu « ou un organisme qui contrôle et qui oppresse la personnalité, mais d’autre part, c’est un foyer chaleureux autour duquel se réunissent des gens proches qui se soutiennent ». De toute évidence, le narrateur ne pense qu’à la seconde partie de l’énoncé et se glisse aux côtés de la famille avenante.

La femme redevient l’instant d’un regard, une jeune mère avec un enfant dans les bras. Figure de la Madone où le rôle paternel joue une moindre part comme dans le cliché de la femme à la chapka : « une femme en grosse chapka aux oreillettes rabattues, en veste ouatée. Sur un petit rectangle de tissu blanc cousu à côté de la  rangée des boutons – un numéro. Dans ses bras un bébé entouré d’un cocon de laine…[19] ». Instantané esthétisé duquel la figure paternelle en filigrane d’absence accable de tout son poids. Il faut garder en mémoire que « Si nous parlons de la famille, le système totalitaire a influencé la famille en tant qu’entité. En premier lieu, par le truchement de la destruction des limites de la vie privée[20] ». Dans le roman makinien, le système totalitaire se lit en contrepoint de l’histoire familiale représentée par les photographies reflétant l’indissociabilité du domestique et du politique dans les romans. De ce fait, la famille est idéologiquement et historiquement située.

Mais la saga familiale n’est parfois qu’une fiction comme pour le narrateur de Requiem pour l’Est (2000)[21] et son aimée. Ces années passées loin de leur pays, forgent leur couple feint, composé de main de maître par le KGB pour mystifier le parti adverse. Leur album de photos de famille rassemble des clichés photographiques falsifiés :

Un album dont les clichés, savamment exécutés et disposés dans un ordre voulu, devaient confirmer l’identité sous laquelle nous vivions à ce moment-là : un couple de chercheurs canadiens qui dirigeaient une prospection géologique. Des photos de famille, de notre famille qui n’avait jamais existé, qui n’avaient pour réalité que ces visages souriants de nos soi-disant proches et de nous-mêmes dans un décor de vacances ou de réunions familiales.[22]

Ici aussi la famille reste toute virtuelle. Non seulement son rassemblement est fictif, ses éléments et sa représentation le sont tout autant. Par les photographies de cet album, une réalité tronquée est représentée. C’est le bytié au superlatif, une mise en abyme de sa transcendance où la vérité quotidienne n’a pas cours, engluée dans une réalité guerrière : « Quant à notre vérité personnelle, elle se résumait à cette vingtaine de visages, jeunes et vieux, qui nous entouraient sur les pages d’un album de photos, nos chers proches que nous n’avions jamais connus…[23] ». Dans cette phrase résonne non seulement sans aucun doute une pointe de regret mais aussi une ressemblance avec la nostalgie de Mitia dans Au temps du fleuve Amour pour « un être proche dont [il] mesure désormais l’absence », vue plus haut.

N’y aurait-il donc point de familles tangibles chez Makine ?

Que si. Les grand-mères et les tantes jouent un rôle éducateur important et remplacent les parents absents  pour quelque raison obscure, mais que le lecteur peut, plus ou moins, deviner d’après le contexte. Il y a bien sûr, la grand-mère du Testament français, Charlotte, une Française échouée en Sibérie après les aléas de la guerre, et ses consœurs : Alexandra de La Terre et le ciel de Jacques Dorme (2003)[24], française, elle aussi, infirmière et émigrée en Sibérie qui remplace les parents disparus. Pour le narrateur de Au temps du fleuve Amour, c’est une tante qui, en l’absence de ses parents, se charge de son éducation. Le narrateur de Requiem pour l’Est, quant à lui, est élevé par une amie de ses parents fusillés alors qu’il est encore un bébé, Sacha qui lui a sauvé la vie. Elle aussi est Française. En cela, avec les femmes comme pilier central, la famille makinienne est conforme au modèle droujinien car dans la famille russe, la mère et la grand-mère jouent un rôle central[25].

Si les parents sont absents de la plupart des diégèses, lorsqu’ils sont présents, l’amour qu’ils portent à leurs enfants est gorgé d’altruisme et de sacrifice rendu visible dans les deux premiers titres : La Fille d’un héros de l’Union soviétique (1991)[26] et Confession d’un porte-drapeau déchu (1992)[27]. Dans le premier, la famine déchire la famille tout juste formée en faisant périr le bébé d’un couple de jeunes mariés qui s’étaient rencontrés dans l’affrontement mortel de deux peuples rivaux : la Seconde Guerre mondiale. La famille à peine reconstituée par la naissance d’une petite fille, Olia, la fille du héros de l’Union soviétique, la mère Tatiana, meurt emportée par le déplacement de l’éclat d’obus resté niché près de son cœur, vestige de la guerre dévastatrice. Oui, la grande famille soviétique dont Makine tire le portrait tout au long des pages, se montre moins chaleureuse lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts individuels. Tatiana est piétinée par la foule familiale, Naši  ljudi, dans la queue où elle attend son tour pour un peu de beurre. Sa fille, Olia, sera embrassée par la grande famille des traductrices du KGB qui se prostituent aux étrangers pour récupérer quelques secrets commerciaux d’importance discutable[28]. Cette famille diégétique répondant en tous points au modèle familial de Droujinine est déchiquetée par le destin.

Dans le second roman, la famille nucléaire est enrobée dans la famille communale, elle-même enserrée dans la grande famille soviétique. Les mères y occupent une place de domination domestique que les pères ne peuvent remplir, amoindris par les séquelles de blessures de guerre dont ils périront, laissant les enfants orphelins. Les mères, pleines de courage, taisent à leurs enfants de lourdes anecdotes vécues pendant la guerre et préservent ainsi leur innocence le plus longtemps possible. Belle leçon d’abnégation qui camoufle les récits de cannibalisme de l’une, conséquence de la famine dans le sillage de la guerre et du blocus de Stalingrad, ceux de déportation barbare de l’autre. À tout prendre, très certainement les familles de Confession d’un porte-drapeau déchu sont le plus unies, jusqu’à celle des Komsomols qui pourtant rejette les deux héros trop enthousiastes et peut-être pas assez dupes du grand mensonge totalitaire comme le fut Élias, le héros de l’Amour humain (2006)[29].

Arrivé aux portes de la mort ce dernier n’oublie pas celles de l’amour dans une famille où la figure maternelle domine faute de présence paternelle au foyer : « C’est finalement le seul mystère que j’ai gardé de mon enfance. Ma mère, déjà détruite par la misère, par le mépris de ceux qui achetaient son corps, a été capable de me donner un bonheur absolu, une paix sans une faille d’angoisse. J’ai toujours pensé que cette capacité d’aimer, en fait si simple, était un don suprême, oui, une puissance divine…[30] ». Ce don sublime ne l’aura pas protégé de croire à l’amour et ses mirages comme à ceux du grand rêve marxiste : la grande famille, Naši  ljudi, l’immense mystification propagandiste de « nos camarades ».

En outre, la famille n’est pas tout à fait ce qu’elle semble être. Dans la plus grande tradition du Village Potemkine, approchée de trop près, elle se révèle un leurre. La mère paysanne de Requiem pour l’Est cachait en fait une noble, la grand-mère, une étrangère dans Le Testament français ; une inconnue du même roman, disparue de l’album familial, se révèle une mère ignorée. Le couple de chercheurs scientifiques dissimule un couple d’espions : leur mariage : une imposture. Dans Le Crime d’Olga Arbélina (1998), le garçon viole sa mère à son tour l’amante passionnée de son fils[31].

Chez Makine, la famille est traversée de soubresauts convulsifs hérités des révolutions successives qui ont secoué le pays de part en part, le faisant par deux fois changer de nom ce que traduit si bien le narrateur de Au temps du fleuve Amour :

Dès le début du siècle, l’histoire, tel un redoutable balancier, s’est mis à balayer l’Empire par son va-et-vient titanesque. Les hommes partaient, les femmes s’habillaient de noir. Le balancier mesurait le temps : la guerre contre le Japon ; la guerre contre l’Allemagne ; la Révolution ; la guerre civile… Et, de nouveau, mais dans l’ordre inversé : la guerre contre les Allemands ; la guerre contre les Japonais […]. De la Volga, ils sont allés jusqu’à Berlin en dallant cette route de leurs cadavres.[32]

La famille makinienne est en deuil.

De plus, le couple, cette relation sans laquelle aucune famille ne pourrait se fonder, recèle des secrets revêches à la lumière du jour. Il en est ainsi d’Olga et de son fils, coupables d’une relation inavouable et du narrateur de Requiem pour l’Est, de sa compagne et de leur couple, non seulement illégitime, mais encore, fabriqué de toutes pièces par les photographies pour les besoins de la cause. Malgré cette diversité incontestable, les couples disséminés au cours des diégèses, légitimes ou illicites, ont un point commun : beaucoup se forment au cours ou peu après une guerre.

Le champ de bataille est le point de rencontre d’Ivan et Tatiana. Elle est infirmière au secours des blessés, il est un soldat à demi-mort dans une flaque gelée, colonel Chabert et prince André simultanément. Piotr et Liouba font connaissance trois ans après la guerre, le jour anniversaire de la Victoire. Il est invalide, elle vend de l’alcool et des cigarettes dans un kiosque sur le square. Nikolaï découvre Anna à demi enterrée vivante dans une clairière par des tueurs sans merci dans un combat inégal. Jacques Dorme et Alexandra trouvent l’amour au plus fort de la tourmente guerrière. Pavel et la Balkare dont on ignore le nom s’enfuient dans le Caucase pour préserver leur couple des atrocités militaires et fonder leur famille : un fils, le narrateur. Celui-ci, engagé dans les unités d’espionnage, part en mission de plusieurs années dans les pays ravagés par la belligérance des humains avec une compagne. C’est d’une autre réalité guerrière qu’émerge le couple Arbéline, celle de la Révolution. Le futur mari d’Olga, le prince Arbéline, la sauve de son violeur pendant la guerre civile. C’est leur premier rendez-vous, non pas d’amour mais, du destin. Ils se retrouveront à Paris, convoleront. Il la quittera. Suivra alors le couple interdit qu’elle forme avec son fils à son mariage désuni. On le voit, les couples se font et se défont sur fond de guerre et de violences subséquentes et la famille bat de l’aile chez Makine lorsqu’elle n’est pas totalement pulvérisée par d’autres combats, démantelée par les décès ou l’exil[33].

Naši  ljudi. Ces familles disjonctées et disjointes ne sont rien d’autre que la métaphore des Empires de l’Est, celui de toutes les Russies des tsars et celui des Républiques socialistes soviétiques, explosés et implosés dont le fils hémophilique d’Olga en est le symbole le plus vif. Un empire que l’hémorragie continue occasionnée par les guerres et les conflits extérieurs tout autant qu’intérieurs ont laissé exsangue, défait mais aimé de l’auteur d’un amour infini comme Olga adore son fils jusqu’à la transgression de l’interdit absolu. Makine, fils de cet empire sombré, divulgue les relations familiales, ces liens que l’on n’a pas choisis, comme autant de vaisseaux scindés et désemplis de leur sang qui s’évanouit dans le sol natal et laisse sans vie ce qui fut la plus grande famille politique de tous les temps.

En somme, les romans comprennent peu de représentations de famille traditionnelle suivant le modèle  défini par Droujinine. Seules quelques photographies le reconstituent. En effet, la figure du père est le plus souvent absente des familles diégétiques. La raison en sont les guerres ravageuses et faucheuses d’hommes que les romans traitent amplement et qui se manifestent en filigrane dans les photographies familiales, convergence du byt et du bytié. Les parents et leur progéniture sont souvent liés par des attaches trempées de sang et de mort jusqu’à tisser un amour absolu. Les secrets sont tus au-delà du trépas. Monnaie courante, le mensonge par omission protège, jusqu’à ce que mort s’ensuive, l’âme juvénile si ce n’est celle de l’adulte. Les enfants ne recevront les confidences que l’âge de raison atteint ; les parents n’apprendront d’incontestables vérités qu’au seuil de la folie ou du décès. N’est-ce pas là le concept même de l’enfance : être maintenue hors du champ des aléas inhérents à la vie responsable, dans le giron familial à l’abri de confidences trop accablantes ? Cela dépend des secrets scellés et chez Makine, ils pèsent très lourd : inceste, cannibalisme, internements barbares, massacres, viols sauvages, famines planifiées : symboles et métaphores d’un système cruel, grugeur de vies humaines. En outre, la famille généralement ne procure pas l’écran protecteur que tout enfant est en droit d’attendre des siens. La famille, éclatée, fragmentée, symbolise la Russie déchirée, broyée par les révolutions, une Russie en désaccord avec elle-même, tiraillée par les dissidences internes. Toutefois, lorsqu’elle est pleinement représentée dans les diégèses, c’est une famille « où l’on s’aime » d’un amour indéfectible dont seuls les coups de boutoir forcenés du destin peuvent anéantir la radiance. L’amour des mères y est incommensurable, excessif parfois, décuplé par l’absence ou l’amoindrissement des pères.

Dans les diégèses, la famille apparaît comme une entité maltraitée, unie tout en étant de composition disparate lorsqu’elle n’est pas réduite à sa plus simple expression de couple, inexistante dans ses ramifications. Ses membres, dûment représentés, que ce soit mère, fils, père, tante, fille, grand-mère, frère, se profilent au fil des pages sans être ce qu’ils paraissent au premier abord.  L’ambivalence règne parmi les fonctions occupées au sein du cocon familial, cercueil plombé jaloux de ses proies plus que chrysalide d’où s’envolerait dans un bruissement chatoyant un papillon soyeux.

Chez Andreï Makine, la famille pâtit sous le joug totalitaire et le regard sociétal. Tiraillée jusqu’à l’écartèlement, meurtrie, disloquée, pantin désarticulé, elle gît moribonde dans le crime de sang, bafouée dans le simulacre, ignorée dans la fraternité, exécrée dans l’attente. Béatifiée dans les bras des madones, elle ressurgit tel un phénix de ses cendres et, meurt d’épuisement sous l’effort dans un pays où le nous a remplacé le je.

Notes


[1] Roland Barthes, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, t. V, p. 849.

[2] Us et coutumes, conventions, cadre socio-psychologiques, le quotidien.

[3] Existence, dépassement du byt. Les termes de byt et bytié sont souvent considérés comme « intraduisibles » par les slavistes.

[4] Andreï Makine, La Prose de I. A. Bounine, Poétique de la nostalgie, 1991, Thèse de doctorat en Études slaves, Paris-Sobonne, p. 7.

[5] Vladimir Nikolajevitch Droujinine (Vladimir Nikolaevič Družinin), Psixologija sem’i (психология семьи), Ekaterinbourg, Delovaja kniga, 2000, 176 p.

[6] Olga Makhovskaya, « Crise et transformation du modèle familial russe en situation d’émigration », dans Famille et société dans l’espace est-européen et la CEI, (Actes du Colloque international du Centres d’études et de recherches sur les civilisations slaves de l’Université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3, 13-14 mai 2004) sous la direction de Pascale Melani, numéro hors série de Slavica Occitania, Specimina Slavica Tolosana – X, 2005, pp. 113-118.

[7] Andreï Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995.

[8] Ibidem, p. 20.

[9] Ibidem, p. 21.

[10] Ibidem, p. 22.

[11] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont, 1982, p. 712.

[12] Andreï Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995, p. 94.

[13] Sur la famille du narrateur : Murielle Lucie Clément, « Aleas identitaires dans Le Testament français d’Andreï Makine », in Identité et altérité dans les literatures francophones, Driss Aïssaoui ed., Dalhousie French Studies, Volume 74-75, Spring-Summer 2006, pp. 297-311.

[14] Ibidem, p. 14.

[15] Ibidem.

[16] Andreï Makine, Au temps du fleuve Amour, Paris, Éditions du Félin, 1994, p. 62.

[17] Ibidem, p. 63.

[18] Olga Mineeva, « L’influence de l’histoire soviétique sur les représentations de la la famille chez les individus russes d’aujourd’hui », dans Famille et société dans l’espace est-européen et la CEI, (Actes du Colloque international du Centres d’études et de recherches sur les civilisations slaves de l’Université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3, 13-14 mai 2004) sous la direction de Pascale Melani, numéro hors série de Slavica Occitania, Specimina Slavica Tolosana – X, 2005, pp. 119-126.

[19] Andreï Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995, p. 307.

[20] Olga Mineeva, « L’influence de l’histoire soviétique sur les représentations de la la famille chez les individus russes d’aujourd’hui », dans Famille et société dans l’espace est-européen et la CEI, (Actes du Colloque international du Centres d’études et de recherches sur les civilisations slaves de l’Université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3, 13-14 mai 2004) sous la direction de Pascale Melani, numéro hors série de Slavica Occitania, Specimina Slavica Tolosana – X, 2005, pp. 119-126.

[21] Andreï Makine, Requiem pour l’Est, Paris, Mercure de France, 2000.

[22] Ibidem, p. 71.

[23] Ibidem, p. 74.

[24] Andreï Makine, La Terre et le ciel de Jacques Dorme, Paris, Mercure de France, 2003.

[25] Myriam Désert, Kathy Rousselet, « Les réseaux d’entraide familiaux en Russie post-soviétique », dans Famille et société dans l’espace est-européen et la CEI, (Actes du Colloque international du Centres d’études et de recherches sur les civilisations slaves de l’Université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3, 13-14 mai 2004) sous la direction de Pascale Melani, numéro hors série de Slavica Occitania, Specimina Slavica Tolosana – X, 2005, pp. 119-126.

[26] Andreï Makine, La Fille d’un héros de l’Union soviétique, Paris, Robert Laffont, 1990.

[27] Andreï Makine, Confession d’un porte-drapeau déchu, Paris, Belfond, 1992.

[28] Sur les aléas dans cette famille voir Murielle Lucie Clément, « Idéalisation et désacralisation d’un héros dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique d’Andreï Makine » Roscir, Juillet 2006, pp. 19-37, http://www.rocsir.usv.ro/actual.htm

[29] Andreï Makine, L’Amour humain, Paris, Seuil, 2006.

[30] Ibidem, p. 161.

[31] Sur la relation mère / fils dans ce roman voir Murielle Lucie Clément, « Poétique du virtuel dans Le Crime d’Olga Arbelina d’Andreï Makine » dans In Aqua Scribis, Le Thème de l’eau dans la littérature, Michal Piotr Mrozowicki ed., Gdansk, Presses Universitaires, 2005, pp. 453-462  et « Amour tragique et tendre volupté. Transgression de l’interdit chez Andreï Makine », Annye Castonguay, Jean-François Kosta-Théfaine et Marianne Legault ed., Amour, passion, volupté, tragédie : Le sentiment amoureux dans la littérature française du Moyen Âge au XXè siècle, Biarritz, Atlantica Éditions, 2007, pp. 205-224.

[32] Andreï Makine, Au temps du fleuve Amour, Paris, Éditions du Félin, 1994, pp. 17-18.

[33] Voir Murielle Lucie Clément, « L’Exil dans Le Testament français d’Andreï Makine » dans Mythes et mondialisation. L’exil dans les littératures francophones, Olga Gancevici et Adriana Bârsan eds, Suceava, Université de Suceava, 2006, pp.75-87.