« Introduction », dans Relations familiales dans les littératures française et francophone des XXe et XXIe siècles. La figure de la mère, Murielle Lucie Clément e.a. eds, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 7-11
En littérature, une large place est accordée à l’être humain et ses pérégrinations sentimentales. Les liens entretenus avec ses semblables se nouent et se dénouent au fil des intrigues en une trame complexe de relations parfois confuses, mais toujours riches en rebondissements. Ainsi, Télémaque part à la recherche de son père, le narrateur de Proust soupire vers l’amour inconditionnel de sa mère, Phèdre se perd dans un amour coupable envers son beau-fils Hippolyte et la petite Marguerite dans L’Amant de Duras se sent refusée par sa mère qui ne cache pas sa préférence pour son fils aîné Pierre. Dans ce roman aussi, le thème de l’inceste est très important parce que la narratrice projette son besoin d’amour sur son petit frère Paul. Ces relations de famille ont déjà souvent été décrites dans des travaux individuels. Painter offre une approche psychanalytique de la relation entre Proust et sa mère ; Murielle Lucie Clément, dans son étude Houellebecq. Sperme et sang, discute, entre autres, la relation entre les deux demi-frères des Particules élémentaires, Bruno et Michel, qui tous les deux ont souffert de l’absence de leur mère et Lori Saint-Martin analyse dans Le Nom de la mère la relation mère-fille dans la littérature québécoise. Il est toutefois frappant que peu d’études générales au sujet des relations de famille dans la littérature soient parues à l’heure actuelle. Cet ouvrage se propose de remédier à cet état de choses. Les articles inclus sont le résultat d’un grand congrès international tenu les 25 et 26 octobre 2006 à l’Université d’Amsterdam aux Pays-Bas et auquel plus de 90 chercheurs internationaux ont pris part. Le thème « Les relations familiales dans la littérature française et francophone des XXe et XXIe siècles » indique en soi l’ampleur de la perspective choisie.
Bien qu’il contienne des contributions sur Sartre, Colette, Proust et Bataille, et qu’il vise un survol diachronique de la littérature au XXe siècle, l’accent de ce recueil est toutefois mis sur l’époque contemporaine. La plupart des participations traitent des auteurs actuels comme Ernaux, Vilain, Bergounioux, Michon, Nothomb, Germain, Makine, Tremblay, Halimi, Boudjedra, Djebar, pour n’en nommer que quelques-uns. Ce recueil espère ainsi contribuer à l’étude de l’extrême contemporain, une période de l’histoire de la littérature relativement encore peu étudiée par la critique universitaire. Du reste, aucune distinction entre la littérature française et les auteurs de la francophonie ne sera faite. Bien que les différences culturelles soient naturellement déterminantes pour les relations de famille, il ressort des contributions de ce recueil aussi beaucoup de similarités dans la manière dont sont regardées dans la culture française et par exemple africaine les relations de famille : le pouvoir des pères a une longue tradition dans les deux cultures. Le conflit entre le père et le fils est une constante de l’histoire littéraire jusqu’au jour d’aujourd’hui. Par exemple, Balzac, Mauriac, Driss Chraïbi, Mongo Béti, Michon et Weyergans écrivent de façon pénétrante sur le conflit générationnel où des pères se retrouvent face à leurs enfants. Nous reviendrons sur cette question. Ce recueil vise donc à jeter un pont entre les différentes cultures et ainsi contribuer à une meilleure compréhension de part et d’autre.
Par ailleurs, la famille s’est avérée de tout temps un soutien important de la culture. Plusieurs articles traitent spécifiquement ce sujet. Dans Le Testament français d’Andreï Makine, la grand-mère Charlotte transmet la culture française à son petit-fils ; pour les Acadiens de Louisiane, la famille joue un rôle crucial lors du transfert des traditions françaises qui doivent combattre l’hégémonie anglo-américaine et Normand Beaupré et Robert B. Perrault écrivent au sujet de l’intérêt de la conservation de la culture franco-canadienne. À l’inverse, la littérature donne une image percutante des changements qui interviennent dans la culture et la société. Le Roi des Aulnes de Michel Tournier annonce la conception de la famille postmoderne laquelle a lâché les liens traditionnels ; Les Particules élémentaires de Houellebecq traite les résultats désastreux de la libéralisation engendrée par les soixanthuitards et La Maison rose, L’Orphelin et Miette de Bergounioux traitent aussi des conséquences de la conception moderne de la famille. Les liens de famille traditionnels et les normes et les valeurs culturelles sont souvent remis en question dans la littérature d’aujourd’hui tout comme dans la société. Beaucoup d’auteurs occidentaux rejettent, par exemple, l’image traditionnelle de la femme à laquelle la maternité était accouplée et propagent plutôt une conception sexuelle libertine. On pense, par exemple, à Ernaux qui écrit franchement au sujet de ses expériences érotiques dans Se perdre et Passion simple ou à Chloé Delaume qui dans Certainement pas proclame aussi une moralité sexuelle détachée des normes en vigueur.
Ce recueil pense aussi être rénovateur dans le domaine méthodologique. Jusqu’à présent, la discussion concernant les relations de famille dans la littérature a été largement déterminée par la critique de littérature féministe. L’accent a été mis sur la relation mère-fille. Le Nom de la mère. Mère, filles et écriture dans la littérature québécoise au féminin de Lori Saint-Martin (1999), La jeune née d’Hélène Cixous et Catherine Clément (1975), Ce sexe qui n’en est pas un de Luce Irigaray (1977) et L’Amour en plus. Histoire de l’amour maternel du XVIIe au XXe siècle d’Élisabeth Badinter en sont un bon exemple. Le présent recueil offre un éventail plus riche d’angles d’approches méthodologiques. L’approche psychanalytische est toujours présente au premier plan mais il y a aussi des approches sociologiques, culturelles, historiques, poético-rhétoriques, interdisciplinaires et pédagogiques. En outre, la relation mère-fille n’est pas absente de ce recueil mais beaucoup de contributions concernent d’autres relations pour l’analyse desquelles sont appelés les mythes fondamentaux comme celui de Cain et Abel pour la relation entre frères et celui d’œdipe pour les liens entre père et fils. Ainsi se trouvent des contributions sur la relation frère-sœur dans le théâtre de Tremblay, sur la figure de l’oncle dans le travail de Claude Simon, sur le deuil d’un enfant chez Camille Laurens, Philippe Forest et Laure Adler et sur la relation à la grand-mère chez Andreï Makine et Colette.
De ce qui précède, il est évident que plusieurs genres sont abordés avec une prédominance pour le théâtre et le roman. Toutefois, la littérature de jeunesse n’est pas laissée dans l’ombre : quelles sont les relations familiales dans le roman pour adolescents (d’Alain Fournier Le Grand Meaulnes à l’Antéchrista d’Amélie Nothomb) et qu’en est-il de la figure du baby-sitter dans la littérature française pour la jeunesse ?
Ce qui apparaît à la lecture de ce recueil sont les problèmes inhérents aux relations familiales ; il s’agit presque toujours d’un manque d’intimité et de chaleur, de mères et de pères en colère. Une vie de famille heureuse ne semble pas un bon terreau pour la littérature. L’illustration en réside dans la représentation de la relation du parent et de l’enfant qui est central dans la plupart des contributions.
L’image de la mère est souvent négative et colorée de désir incestueux ou castrateurs envers le fils et de rivalité envers la fille. Naître et mourir de Franz Hellens traite la fascination érotique d’un fils, Frédéric, pour sa mère. Cet érotisme sublimé mais simultanément castrateur est aussi central dans, par exemple, L’Immoraliste de Gide (Michel choisit comme amante la maternelle Marceline) et dans Le Crime d’Olga Arbélina d’Andreï Makine. À l’encontre de ce à quoi l’on pourrait s’attendre, car la relation entre mère et fils est souvent profondément idéalisée, la relation entre les deux est souvent problématique en littérature. Le personnage principal dans La Promesse de l’aube de Romain Gary avance courbé sous l’amour suffocant de sa mère, Ludovic dans Les Noces barbares de Yann Queffelec, qui est l’aboutissement d’un viol collectif, est élevé par la mère-enfant Nicole qui n’est pas adaptée à sa tâche. Incendies de Wajdi Nawal peut être lu comme une interprétation moderne du mythe d’Œdipe et Bruno et Michel des Particules élémentaires sont abandonnés dans leur enfance par leur mère avec toutes les conséquences qui en découlent.
À l’encontre de cette mère étouffante ou négligente, on trouve ici et là la figure de la mère idéale, qui est, par ailleurs, souvent difficile d’approche. Albert Cohen dans Le Livre de ma mère et Charles Juliet dans Lambeaux portent tous les deux un hommage à la mère décédée, Rachid Boudjedra dans L’Escargot entêté adore la mère comme un exposant de la culture orale à laquelle il est si attaché et dans La Chair décevante de Jovette Bernier et L’Homme invisible à la fenêtre de Monique Proulx le rôle crucial de la mère dans l’élaboration identitaire du fils est souligné.
La relation mère-fille n’est pas à meilleure enseigne. La mère dans L’Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun se soumet aux conceptions patriarcales de son mari en ce qui concerne les intérêts de l’héritier mâle et de la subordination des filles ; dans La Virevolte de Nancy Huston et Desirada de Maryse Condé, les filles sont abandonnées par leur mère et dans l’ouvrage de Duras veille une mère autoritaire, plutôt sans amour, sur sa fille. Seulement çà et là s’agit-il de la célèbre relation symbiotique entre mère et fille comme dans le travail d’Aline Schulman, Solange Fasquelle, Claire Castillon, Noëlle Châtelet et Annie Ernaux. Cette dernière, dans Une femme et La Honte décrit d’une manière pénétrante les désirs de sa mère confrontée à une fille qui la dépasse intellectuellement et abandonne la morale sexuelle étouffante des années cinquante avec les problèmes allant de soi pour les liens mère-fille.
À partir des années quatre-vingt, la figure du père est très importante dans les littératures française et francophone. On pense, entre autres, au rôle proéminent du père dans La Place d’Annie Ernaux, Des hommes illustres de Jean Rouaud, Vies minuscules de Pierre Michon et L’Orphelin de Pierre Bergounioux. La représentation littéraire en regard de la relation au père est souvent concernée par les relations traditionnelles de pouvoir et de dépendance. Ceci apparaît dans les nombreuses représentations de pères abusifs. La nouvelle « Hélène » dans Varouna de Julien Green raconte l’histoire d’un père qui nie l’identité de sa fille et ses désirs incestueux. Hélène en est si traumatisée qu’elle entre au couvent. Dans La Favorite de dix ans de Makhãli Phãl, une fille est envoyée par son père en France où elle épouse son oncle. Lorsqu’elle revient au Cambodge son père la renie et elle meurt de manière horrible assassinée par des sauvages. Christine Angot parle ouvertement de son expérience incestueuse dans L’Inceste.
Les filles et les fils se soulèvent en général contre l’autorité patriarcale à laquelle ils sont soumis. Le Passé simple de Chaïbi et La Répudiation de Boudjedra traitent la révolte d’un jeune adulte contre toute forme d’autorité et de pouvoir où le père est vu comme le symbole de l’oppression instinctive, intellectuelle et sociale. L’auteur tunisien Gisèle Halimi raconte dans ses écrits autobiographiques La Lait de l’oranger et Fritna comment, alors que jeune femme, elle se révolta contre la société patriarcale et ses normes et valeurs effrayantes tel le mariage forcé des femmes. Dans La Voyeuse interdite, Nina Bouraoui décrit les conséquences psychologiques de la maltraitance psychique et corporelle d’un père sur ses trois filles : anorexie, automutilation et névrose. Dans la littérature du Maghreb et d’Afrique, il y a peu de valorisation du père si celui-ci est prêt à relativiser son rôle de patriarche et offre à ses enfants une certaine liberté à s’émanciper. Dans Vaste est la prison d’Assia Djebbar, la figure du père est fortement idéalisée car il n’oblige pas sa fille à se voiler et ne l’enferme pas et dans L’Amour, la fantasia du même auteur, un père, professeur de français, stimule le développement intellectuel de sa fille en lui faisant suivre une formation. Mais la culture occidentale est également pénétrée de la figure patriarcale du père contre laquelle il faut se révolter. Les Thibault de Roger Martin du Gard raconte la révolte de Jacques contre son père qui est extrêmement autoritaire ; dans Nikolki de Nicolas Dickner le pater familias est un référent vide ; les romans de Julien Green comprennent un père tyrannique et Philippe Vilain décrit dans ses romans comment l’alcoolisme de son père le jeta dans une crise identitaire.
C’est surtout pour les fils que la figure du père est d’un intérêt essentiel dans leur élaboration identitaire. Beaucoup d’auteurs masculins, quelquefois les fils d’écrivains célèbres, décrivent comment la littérature est un moyen pour donner corps à leur relation vis-à-vis de leur père. Le statut d’écrivain sert alors ou à retrouver le père, ou bien l’honorer ou bien le dépasser. L’Africain de Le Clézio est un roman d’apprentissage qui raconte l’histoire d’un fils à la recherche de son père qui a abandonné sa famille pour partir travailler comme médecin en Afrique. Le protagoniste prend lentement connaissance de son père et d’un continent étranger et découvre son propre statut d’écrivain. Dans Géricault d’Andrée Chédid, le fils illégitime du peintre célèbre essaie de reconstruire une image de son père à l’aide de documents et de construire par là son identité. Marie Nimier procède plus ou moins de même. À l’aide de documents, lettres et témoignages, elle essaie dans La Reine du silence de faire vivre son père, Roger Nimier, qui est décédé alors qu’elle avait cinq ans. François Weyergans et Jean Muno essaient aussi dans leurs travaux littéraires de faire les comptes avec leurs pères célèbres, Franz Weyergans et Constant Burniaux. Mais pour les écrivains féminins la figure du père est aussi souvent une source d’inspiration pour l’écriture. Dans La Place, Annie Ernaux déclare la simple élocution de son père et son attitude devant la vie comme ayant été de grande influence sur son écriture : elle désire écrire comme son père parlait, sobrement, retenu et sans élucubrations psychologisantes. De même Sibylle Lacan part à la recherche de son célèbre père dans Un père. L’écriture apparaît souvent d’un intérêt primordial pour résoudre des problèmes émotionnels et psychiques parus dans la tendre enfance à l’encontre des parents.
En bref, les relations familiales sont un thème récurrent de la littérature. Ce recueil a pour ambition générale de procurer une compréhension dans l’approche polyvalente d’un grand nombre d’écrivains français et francophones. Dans le premier volume sont réunis les articles concernant en grande partie la figure du père et le second volume, celle de la mère. Les deux volumes sont complètés par des études sur les relations familiales plus générales.