Fratrie et famille

 

«  La fratrie et la famille ou l’éclatement des liens relationnels chez Michel Houellebecq, dans Revue des Lettres et de Traduction (n° 14/ 2010, pp. 269-290), Université Saint-Esprit de Kaslik – Liban, Pusek, 2011

Amour filial

Michel Houellebecq, fréquemment décrit comme l’écrivain le plus controversé du paysage littéraire français est l’auteur de quatre romans : Extension du domaine de la lutte (1994)[1], Les Particules élémentaires (1998)[2], Plateforme (2001)[3], La Possibilité d’une île (2005)[4], d’un récit Lanzarote (2000)[5], d’un essai H.P. Lovecraft (1991)[6], de recueils de poésies et de nombreux articles pour différentes revues. Dans notre texte, nous traitons les romans et mettons en lumière les liens familiaux dans sa prose.

Dans Les Particules élémentaires, nous assistons à  une désacralisation de la figure maternelle en même temps que se profile le tabou de l’inceste lorsque Bruno pénètre un matin dans la chambre où sa mère dort en compagnie de son jeune amant :

Je suis entré dans leur chambre, ils dormaient tous les deux. J’ai hésité quelques secondes, puis j’ai tiré le drap. Ma mère a bougé, j’ai cru un instant que ses yeux allaient s’ouvrir ; ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J’ai approché ma main à quelques centimètres, mais je n’ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler. [7]

Bruno n’a pas osé toucher le corps de sa mère endormie. Sa vulve est-elle le réceptacle sacré qu’un attouchement aussi léger soit-il constituerait un sacrilège ? S’agit-il d’une référence à Shakespeare: « If I profane with my unworthiest hand / This holy shrine » (Romeo and Juliet, I, 5.) [8] ou d’une citation de Huxley ? Le sauvage du Meilleur des mondes (1932) regarde Lenina en proie au soma dormir dans sa chambre :

Très lentement, du geste hésitant de quelqu’un qui se penche en avant pour caresser un oiseau timide et peut-être un peu dangereux, il avança la main. Elle reste là, tremblante, à deux centimètres de ces doigts mollement pendants, tout près de les toucher. « L’osait-il ? Osait-il profaner, de sa main la plus indigne qui fût, cette … » Non, il n’osait point. L’oiseau était trop dangereux. Sa main retomba en arrière… [9]

Mais John, le sauvage, se retient de toucher la jeune femme qui lui rappelle un oiseau timide. En fait d’oiseau, Bruno effrayé du mouvement de Jane, sa mère, écrasera la tête d’un jeune chat – d’une jeune chatte – à lui en faire sauter la cervelle après son éjaculation. Eclaboussement de sperme, éclaboussement de cervelle, jaillissement d’idées fulgurantes. Bruno se trouve indigne des filles présentes tout autant que de sa mère. C’est plus par manque de courage que par respect qu’il se retient. Un manque de respect vis-à-vis de sa mère qu’il gardera jusqu’à la mort de celle-ci.

En effet, au moment de l’agonie de sa mère, Bruno braille dans la chambre mortuaire avec un clin d’œil à Aznavour :

Ils sont venus ils sont tous là

Même ceux du sud de l’Italie

Y a même Giorgio le fils maudit

Avec des présents pleins les braâââas [10]

Double clin d’œil puisqu’ils ne sont pas tous là. Loin s’en faut. Mais les deux fils sont au rendez-vous final. Bruno provocateur : « crève salope » et Michel désabusé. Bien entendu, on pourrait alléguer que la tentation de Bruno pour la vulve maternelle n’a rien d’incestueux et exprime le désir du retour vers la matrice, retour vers une condition prénatale où l’être, exempté de responsabilité, jouit d’une protection constante et privilégiée. Michel de Plateforme, tout comme Bruno, est attiré par  la vulve de sa mère. Pour lui, c’est une image nette et précise, le lieu d’où il vient. Il possède sa mère à travers son père. Une image voulue, consciente exprimant un désir profond. Or, comme le dit Michel Schneider : « On ne désire que parce qu’il y a une limite, un interdit. » [11]  Un interdit que l’on souhaite transgresser. Ce qui chez Michel s’exprimera par l’image suscitée. En acceptant la validité de cette éventualité, « l’ailleurs » dans le reste du récit apparaît comme une métaphore du corps maternel où se réfugie Michel. Mélanie Klein dans L’Amour de la haine (1937) confirme cette hypothèse : « Dans l’inconscient de l’explorateur, un nouveau territoire représente une nouvelle mère, une mère qui comblera la perte de la vraie mère. L’explorateur cherche la “terre promise”, la terre où coulent “le lait et le miel.” » [12] Or, pour Michel, le désir de « l’ailleurs » se traduit par le désir du lointain, de partir en voyage, de se dépayser pour essayer de retrouver ce qu’il a perdu : la protection, la chaleur humaine que seul le retour à la matrice pourrait lui procurer. Cette niche chaude et douillette, lui permettrait de se sentir en sécurité, loin des ennuis quotidiens tracassiers et des réalités journalières. Ces réalités qu’il préfère souvent fuir à l’aide de somnifères, comme pendant le trajet aérien, pour reconstituer une situation prénatale faite de bercement dans un bain d’inconscience. Si nous le considérons comme tel étant donné que le lointain peut être selon la définition de Jean-Marc Moura :

[un] lieu du repos intense, [un] univers accueillant dont les êtres sont autant de figures retrouvées de la durée intime, le lointain incite à l’abandon heureux bien plus qu’à l’action ; ce monde nostalgique possède toutes les caractéristiques de la clôture protectrice. Par le bienheureux enfermement proche de l’osmose qu’il offre, le lointain nostalgique est un monde-refuge. Sa valeur se mesure à son degré de correspondance avec l’intimité du personnage, autorisant la jouissance d’un accès plus intense de cette conscience à sa propre énigme. Les grandes images de cette involution euphorique ont une dimension maternelle : ce lointain est un Outre-mère. Mais sous les formes variables et convergentes du refuge, du ventre accueillant, du retour au corps maternel, c’est un même repos matérialisé qui se dit, la paradoxale dynamique d’une chaleur douce et immobile, d’une nuit souterraine et vivante. [13]

Or, quel endroit de la terre serait plus éloigné de Paris que la Thaïlande où part Michel. Ce pays ne correspond-il pas merveilleusement à ce lointain souhaité ? Et l’acte sexuel auquel Michel s’y livre sans retenue fut taxé maintes fois par les psychanalystes et les psychiatres réunis de désir d’un retour vers la matrice.  Cela est aussi valable pour le narrateur de Lanzarote. Tout comme Michel, il part dans un désir de s’évader de lui-même. Arrivé à destination, Pam et Barbara l’initient aux joies du triolisme. Le narrateur, à défaut de géniteur, devient le succédané de l’enfant qu’elles aimeraient avoir. Elles le chouchoutent. Les deux lesbiennes comme la seule incarnation valable de l’amour maternel.

Avec le comportement de Bruno, l’auteur réglait son compte à l’amour filial pour la mère. Dans Plateforme, c’est  l’amour ou plutôt l’absence de celui-ci entre le père et le fils qui est dévoilé. Car, l’amour est une disposition favorable de l’affectivité et de la volonté à l’égard de ce qui est senti ou reconnu comme bon, diversifiée selon l’objet qui l’inspire. L’amour filial pour être présent, nécessite donc une disposition favorable du fils à l’égard du père. Or, nous allons voir, que cette disposition favorable est totalement absente des sentiments de Michel, le protagoniste, pour son père.

Le père de Michel est décédé. « Mon père est mort il y a un an » [14] est la toute première phrase du livre et, cela va de soi, du premier paragraphe qui présente le protagoniste comme une personne différente des autres en cela qu’il n’adhère pas à la majorité qui pense qu’ « on devient réellement adulte à la mort de ses parents ». Pour lui, « on ne devient jamais réellement adulte. »

Ce paragraphe a son importance pour comprendre l’attitude de Michel vis-à-vis de son père dans la suite du texte et « devant le cercueil du vieillard »  où il reconnaît lui-même avoir été « un peu tendu »  Cette remarque signifie qu’il est conscient de l’incongruité de son langage et de son manque de respect pour ses parents dans la phrase suivante lui venant à l’esprit devant la bière :  « T’as eu des gosses, mon con… me dis-je avec entrain ; t’as fourré ta grosse bite dans la chatte à ma mère. »

Ce n’est pas tant l’image saugrenue qui lui vient à l’esprit qui démontre son manque de respect pour son père, elle pourrait découler du choc produit par le chagrin ou le stress, mais le langage employé pour désigner son géniteur « le vieux salaud », « mon con » qui laisse pour le moins perplexe. Il pourrait aussi bien signifier un enfantillage devant l’irrémédiable, mais la répétition de l’usage d’insultes nous incline à pencher pour le manque de respect, comme nous le démontrons par la suite.

De retour au domicile paternel, Michel passe dans la salle de musculation aménagée  au sous-sol. Repensant à son père tout en faisant du vélo d’appartement, il imagine celui-ci à l’entraînement : « Je visualisais rapidement un crétin en short – au visage ridé, mais par ailleurs très similaire au mien – gonflant ses pectoraux avec une énergie sans espoir. » [15] Là aussi, Michel sans grand respect, traite son père de crétin. D’autre part, il ne peut s’empêcher par deux fois d’émettre un mot d’un respect infini : « père » répété à la suite, mais dans un contexte de critique. La première fois pour reprocher à son père sa vanité :  « Père, père me dis-je, que ta vanité était grande. » [16] ;  la seconde :  « Père, me dis-je, père, tu as bâti ta maison sur du sable » peut difficilement passer pour un compliment respectueux sans toutefois être foncièrement insultant.

Donc, d’un côté le respect pour le père par l’emploi du substantif accordé en apostrophe et de l’autre, le manque de respect total, non tant par l’image sexuelle évoquée que dans la manière dont elle est dépeinte, ainsi que par l’emploi des groupes nominaux « vieux salaud » et « con ». Bien que passé dans le langage courant, et faisant partie du registre familier, « vieux salaud » n’a pas de connotation injurieuse et ne dénote pas nécessairement un manque de respect absolu. Il en va autrement de « con ». Bien que faisant également partie du registre familier, ce mot signifie « imbécile, idiot » et se range dans le répertoire injurieux. [17]

Pour terminer, nous notons cette dernière citation qui ne laisse aucun doute planer sur les sentiments de Michel à l’égard de son père : « Mon père, pour sa part, était mort fin 2000 ; il avait bien fait. Son existence se trouvait ainsi entièrement incluse dans le XXème siècle, dont il constituait un élément hideusement significatif. » [18]

Lorsque l’on parle de l’amour filial, on voit aussi dans Les Particules élémentaires, Bruno sans relation affective avec son père dans sa jeunesse. Il n’ose lui parler de ses problèmes à l’internat alors que ceux-ci manquent lui coûter la vie. Il se laisse persécuter dans la terreur, sans se tourner vers lui. Ce n’est que beaucoup plus tard, arrivé à l’âge adulte, qu’il se confie à Christiane, une amie. Pour son père, il ne ressent que de la honte. Honte de le rencontrer dans un salon de massage qui égale la honte de se rencontrer soi-même, la honte de son univers dont il prend conscience à la lecture de Kafka : « Il sut immédiatement que cet univers ralenti, marqué par la honte, où les êtres se croisent dans un vide sidéral […] correspondait exactement à son univers mental. » [19]

Son père, tout comme lui, s’adonne aux plaisirs vénaux. A cela, il est intéressant de noter que Bruno et Michel de Plateforme, se préoccupent tous les deux des relations sexuelles de leur père respectif et que, pour tous les deux, il est pratiquement inadmissible qu’elles aient existé. Michel est surpris que la petite femme de ménage ait vu un partenaire adéquat en son père alors qu’il ne lui vouait aucune sympathie. Bruno a honte, mais il est également vrai qu’il est surpris que son père visite les salons thaïs à Paris. La ressemblance s’insère à leur corps défendant. Le lecteur non plus ne peut s’empêcher de noter la similarité des comportements entre père et fils. Similarité accentuée par Michel des Particules élémentaires et son père qui disparaissent tous les deux sans laisser de traces ce qui jette un doute sur leur mort. Elle reste incertaine.

De ce qui précède, nous constatons qu’il serait déplacé de parler d’amour filial. Nous en appréhendons uniquement l’absence flagrante, imagée par l’emploi récurrent d’insultes à l’endroit du père. En effet, nous pensons que le manque de respect filial est incompatible avec l’expression de l’amour filial. Nous avons démontré que l’amour filial au sens où nous l’entendons et l’avons expliqué en début de paragraphe est absent de la relation père-fils du protagoniste dans Plateforme. D’amour filial, il est tout autant impossible d’en voir la trace dans Les Particules élémentaires. Pour Lanzarote  et Extension du domaine de la lutte, la question ne se pose pas. Après l’amour filial, nous envisagerons les relations du point de vue du père et nous analyserons l’amour paternel.

Amour paternel

Devenu père à son tour, plus par accident que par désir réfléchi, Bruno se révèle incapable d’assumer sa paternité. Son fils incarne l’Autre dans sa forme dangereuse : l’Ennemi, alors que lui se comporte de façon criminelle et représente un danger pour sa progéniture. Il ajoute des somnifères aux biberons du bébé pour s’adonner en paix à ses pratiques sexuelles par minitel rose. Plus tard, lorsque son mariage a échoué, un fossé s’installe entre son fils et lui, un fossé que seule remplit son incapacité à communiquer. L’absence de communication cristallise les problèmes des héros houellebecquiens. En cela, Bruno n’échappe pas à la règle. Il n’est pas un cas particulier.

Au cours de son entretien avec le capitaine Chaumont le lendemain de l’enterrement, nous voyons Michel de Plateforme,  interrogé sur la fréquence de ses visites à son père et sur la qualité de leurs relations. Sa réponse éclaire l’état lamentable de leurs relations : « Au fait, avais-je de bonnes relations avec mon père ? Oui et non. Plutôt non, mais j’allais le voir une ou deux fois par an, c’est déjà pas si mal » [20]. La raison du manque d’assiduité dans les visites est rapidement révélée car apparemment, le mépris du père était une dominante constante dans leur relation : « “T’as trouvé la bonne planque…” répétait-il sans dissimuler son mépris ; » [21] Nulle part il ne sera question d’éventuelles visites du père au fils, ce qui nous amène à pencher à la non-existence de ces visites, bien que l’auteur ne le précise pas. Par contre, la situation suivante décrit nettement des sentiments froids, sinon hostiles, du père pour son fils :

Sans doute mon père avait-il, à plusieurs reprises, envisagé de me déshériter ; finalement, il avait dû y renoncer ; il avait dû se dire que c’était trop de complications, trop de démarches pour un résultat incertain (car ce n’est pas facile de déshériter ses enfants, la loi ne vous offre que des possibilités restreintes : non seulement les petits salauds vous pourrissent la vie, mais ils profitent ensuite de tout ce que vous avez pu accumuler, aux prix des pires efforts). [22]

De la combinaison du mot « salaud » avec le verbe « pourrir » il est aisé de conclure que « petits salauds » n’est pas utilisé d’une manière affectueuse dans le contexte. L’attitude du père de Michel n’a en cela rien de vraiment extraordinaire. Jean-Louis Flandrin la décrit comme assez commune : « Or que nos contemporains aient beaucoup d’enfants ou pas du tout, ils les regardent plutôt comme un fardeau, quelque chose qui restreint leur liberté, leur richesse, et n’augmente certainement pas leur puissance. » [23]

En outre, Michel ne diffère en cela pas trop de son père. Son désir envers une éventuelle descendance est assez tiède comme le confirme sa conversation avec Andréas qui lui explique qu’avoir des enfants en Thaïlande est relativement facile : « A vrai dire, j’avais toujours éprouvé une certaine répugnance pour les enfants jeunes ; pour ce que j’en savais il s’agissait de petits monstres laids, qui chiaient sans contrôle et poussaient des hurlements insoutenables ; l’idée d’en avoir un ne m’avait jamais traversé l’esprit. » [24] Bien que l’on puisse y lire une certaine ironie, nous notons que d’après Jean-Louis Flandrin, cette réaction est banale dans notre civilisation et remonte à plusieurs siècles : « Le fait est que l’enfant [peut] être désormais ressenti comme une charge lourde à porter, et que les époux ont désormais des raisons d’éviter de procréer en mariage. » [25] Bien entendu, pour Michel, le mariage ne joue aucun rôle et il n’en est pas moins vrai

[qu’] Il existe des sociétés – par exemple en Afrique – où l’enfant est toujours le bienvenu. Tel n’est pas le cas de l’ancienne société occidentale. On y retrouve au contraire – non seulement au temps des Grecs et des Romains, mais tout au long des siècles où la religion chrétienne a été dominante – le sentiment que la natalité doit être limitée. Ce sentiment s’exprime à deux niveaux très différents : au niveau de la réflexion sociologique et au niveau des comportements. [26]

En ce qui concerne Michel, nous optons pour le niveau du comportement sans pouvoir pour autant l’inculper d’égoïsme à ce sujet. Néanmoins, nous concluons à son manque absolu d’amour pour les enfants. Pour ce qui est de Bruno, son incompétence comportementielle l’empêche d’avoir une relation affective avec son fils.

Un autre personnage, Jean-Yves de Plateforme, éprouve lui aussi des sentiments dénués d’amour pour ses enfants. Pour lui, ceux-ci représentent une charge qui entrave les parents comme les chaînes les bagnards : « Les gens traînent leur progéniture comme un boulet, comme un poids terrible qui entrave le moindre de leur mouvement et qui finit la plupart du temps, effectivement par les tuer. » [27] Non seulement les enfants sont une nuisance qui immobilise les parents, mais ils sont dangereux et souvent la raison de leur mort. Ce poids lourd à traîner, il préfère le laisser à Audrey, sa femme, par vengeance : « Plombée avec deux gosses, elle aurait plus de mal, la garce. » [28]

Cependant, Jean-Yves « dans un sens » aime sa fille. Nous nous interrogeons sur le sens dont il peut s’agir ici. D’ailleurs, il n’est nullement question d’une certitude. Tout au plus d’une supposition :  « Il aimait sa fille dans un sens, il le supposait tout du moins ; il ressentait pour elle quelque chose d’organique et de potentiellement sanguinolent, qui correspondait à la définition du terme. » [29] Quant au sujet de son fils, il est catégorique. Il ne peut être question d’amour paternel : «  Pour son fils, il n’éprouvait rien de semblable. » [30]

En observant plus attentivement ses sentiments, il apparaît que Jean-Yves n’éprouve pas à proprement parler de l’amour pour sa fille mais un sentiment incestueux qui se révèle à lui au cours de ses rapports sexuels avec Eucharistie, la baby-sitter. Vu la jeunesse d’Eucharistie, Jean-Yves est passible d’être accusé de détournement de mineure. « Il s’était plus ou moins attendu à ce qu’elle aborde la question de la légitimité de leurs rapports : après tout elle n’avait que quinze ans, et lui trente-cinq ; il aurait pu, à l’extrême limite être son père. » [31] Toutefois, cette situation ne tracasse pas Jean-Yves outre mesure. Il l’initie à la fellation et la compare à sa femme : « Elle était intelligente curieuse ; elle s’intéressait à son travail et lui posait beaucoup de questions : elle avait à peu près tout ce qui manquait à Audrey. » [32]

Le narrateur excuse le comportement de Jean-Yves qui se voit dans le rôle de mentor meilleur que le père de l’adolescente ne pourrait l’être : « […], toutes ces questions, elle ne les aurait pas posées à son père – qui de toute façon n’aurait pas pu lui répondre, il travaillait dans un hôpital public. » [33] et qui voit aussi dans leurs rapports –comme tout pédophile – une relation équilibrée : « En somme leur relation, se disait-il avec une étrange sensation de relativisme, était une relation équilibrée. » [34] La pédophilie ne rebute pas Jean-Yves, il en est à peine conscient. Eucharistie a connu d’autres hommes ou du moins un homme avant lui ce qui, dans son optique,  justifie son comportement : « Il n’était pas le premier homme d’Eucharistie, elle avait déjà eu un garçon l’année passée, un type de terminale qu’elle avait perdu de vue par la suite » [35] Cette situation l’amène à réfléchir au sujet de sa fille. Il est heureux qu’elle soit encore trop jeune car l’inceste lui aurait paru coulant de source : « C’était quand même une chance qu’il n’ait pas eu de fille en premier ; dans certaines  conditions, il voyait difficilement comment – et, surtout,  pourquoi – éviter l’inceste. » [36] Pour Jean-Yves, la filiation n’a aucun sens. Tout d’abord, il pense à l’inceste et a ensuite la «  révélation d’une impasse » avec la « confusion des générations. » [37]

De cette scène, il ressort que la transgression incestueuse se renverse chez Houellebecq. Du fils à la mère dans Les Particules élémentaires, elle passe du père à la fille dans Plateforme. Les pensées incestueuses qui envahissent Jean-Yves résultent plus de la préparation d’un passage à l’acte que de la preuve de son amour paternel. Comme le stipulent Mathias Wais et Ingrid Gallé, la mise en situation de l’enfant avant l’inceste ou le viol, s’organise avec précautions : « het misbruik wordt langdurig voorbereid, de bijbehorend relatie wordt welovewogen en doelgericht opgebouwd. » [38] D’autre part, comme l’indique également leur ouvrage, « Overigens lopen ook kinderen van gescheiden ouders gevaar, omdat ze in de visie van de verkrachter heel geschikt zijn om wraak op hun vrouw te nemen » [39].  Jean-Yves en instance de divorce et sa manière de voir sa fille, répond à cette description. Ses idées orientent l’acte à venir, le préparent en quelque sorte. Et cela, d’autant plus qu’il ne voit pas ni comment, ni pourquoi éviter l’inceste.

Nous insistons sur ce point d’importance dans l’élaboration de sa personnalité. Apparemment, Jean-Yves est prêt à tout et ne recule devant aucun interdit pour satisfaire son plaisir. Les autres ne sont nullement pris en considération. De plus, un père incestueux fait partie d’une minorité sociale marginale et ne peut en aucun cas être rangé dans la catégorie des pères aimants. Seul un homme imbu d’un égoïsme sans borne peut avoir de tels rapports avec les enfants. Mais il ne s’agit ici que de la probabilité de l’acte.

Il en est autrement dans Lanzarote où les membres d’une secte azraélienne sont inculpés pour des actes commis : « Les témoignages étaient éloquents ; “Quand des amis de papa restaient dormir à la maison, je montais leur faire une pipe” rapportait Aurélie, 12 ans. Nicole, 47 ans, avouait clairement avoir eu pendant plusieurs années des rapports incestueux avec ses deux fils, aujourd’hui âgés de 21 et 23 ans. » [40] D’où il ressort que l’inceste diégétique peut aussi être le fait de femmes. Dans le cas présent, celui d’une mère. Ce qui nous amène à traiter l’amour maternel.

Amour maternel

Si dans les romans l’amour paternel est sujet à caution, l’amour maternel y est abordé d’une manière qui l’occulte tout à fait. Que ce soit Christiane, qui souhaite la mort de son fils car il lui fait peur ou bien Annabelle, qui voudrait un enfant de Michel en souvenir ou bien Jane qui a opté pour son développement personnel au lieu de celui de ses enfants Bruno et  Michel, toutes ont une relation typique que nous voulons subséquemment  analyser.

Par exemple, Michel, réduit à vivre comme un petit animal mal soigné dans une cage est découvert par son père qui n’en croit pas ses yeux :

Dans une chambre à l’étage régnait une puanteur épouvantable ; le soleil pénétrant par la baie vitrée éclairait violemment le carrelage noir et blanc. Son fils rampait maladroitement sur le dallage, glissant de temps en temps dans une flaque d’urine ou d’excréments. Il clignait des yeux et gémissait continuellement. Percevant une présence humaine, il tenta de prendre la fuite. Marc le prit dans ses bras ; terrorisé, le petit être tremblait entre ses mains. [41]

La puanteur épouvantable contraste violemment avec le soleil qui apporte la lumière. Cependant, le soleil n’éclaire pas la scène de ses rayons, il ne la réchauffe pas de sa chaleur, il n’est que violence crue et illumine à flots le damier du destin du petit Michel condamné à se mouvoir maladroitement parmi les flaques d’urine et d’excréments comme il le sera plus tard  parmi les écueils de la vie. Un petit être aveuglé, dans l’incapacité de subvenir à ses besoins, abandonné à lui-même. Pire, il est terrorisé et tente de s’enfuir comme un animal pris au piège. Quelle mère peut laisser son enfant arriver à cet état de loque apeurée aux abois ? Certainement pas une mère pleine d’amour et de tendresse ou de compassion. Il s’agit bien ici du portrait d’une égoïste irresponsable.  Par ailleurs, l’abject du comportement de Janine réside plus dans le résultat de sa méthode d’éducation que le lecteur a sous les yeux que de son comportement proprement dit qui n’est pas vraiment décrit mais plutôt suggéré.

L’abjection est rarement mise en rapport avec l’amour maternel comme le fait Houellebecq. Prenons Christiane méprisée par son fils. Du moins ce sont là ses paroles :  « Il me méprise mais je vais encore être obligée de le supporter quelques années. » [42] Le rapport mère-enfant se limite au support financier qu’elle devra encore assurer plusieurs années. C’est un fardeau, une obligation. Elle a peur de lui qui fréquente des drôles de types ayant une influence négative sur lui. Des musulmans et des nazis. On notera que ces fréquentations qui le rendent violent, sont des étrangers sur lesquels Christiane rejette la responsabilité  du comportement de son fils. D’autre part, Christiane avoue souhaiter la mort de celui-ci, qui par ailleurs n’a encore commis aucun délit que nous sachions. Et pourquoi veut-elle qu’il meure ? Pour se sentir plus libre. Souhaiter la mort de son propre fils pour résoudre un problème aléatoire est une pensée qui reflète une profonde abjection. Le fruit de ses entrailles doit être supprimé pour lui permettre de jouir plus librement  de la vie. « Il me méprise » dit-elle, mais comment pourrait-il l’aimer s’il ressent qu’au plus profond d’elle-même, elle désire sa mort ? Son mépris est bien faible en comparaison.

Un autre cas spécial de la représentation de l’amour maternel est formé par Annabelle. Lorsque Michel lui annonce son départ imminent et définitif de sa vie, elle ne se sent pas le courage de faire face à la solitude qui s’ensuivra : « Fais-moi un enfant. J’ai besoin d’avoir quelqu’un près de moi. Tu n’auras pas forcément à l’élever, ni à t’occuper de lui, tu n’auras pas non plus besoin de le reconnaître. Je ne te demande même pas de l’aimer, ni de m’aimer ; mais fais-moi juste un enfant.  Je sais que j’ai quarante ans : tant pis je prends le risque. C’est ma dernière chance, maintenant. » [43] Maintenant que Michel part, Annabelle est effrayée par l’idée de la solitude qui s’installera autour d’elle. La solution ? Faire un enfant. Pas par amour pour Michel, pas pour un désir criant de maternité. Uniquement pour pallier  la solitude. Un enfant, est le remède pour Annabelle. La réaction de Michel lui importe peu. Reconnaissance en paternité ou non, aucune importance. Cela lui est bien égal du moment qu’il procrée cet enfant, le visa pour la vie à deux. L’abjection nous saisit lorsque nous imaginons qu’elle serait la vie de cet enfant responsable de la distraction de sa mère. Dans de telles relations, les enfants « sont utilisés par leurs parents au détriment de leurs aspirations propres […]. Le développement et le bien-être des uns ne se trouvent assurés qu’au détriment de ceux des autres. » [44]  Non seulement la  motivation de ces femmes est très éloignée de l’amour, elle est l’incarnation de l’égoïsme. Toutes visent à satisfaire leur désir, qu’il soit de maternité ou de liberté, sans prendre en compte le besoin des enfants.

Dans Plateforme, la présence maternelle se résume à deux apparitions. Audrey, la femme de Jean-Yves, ne s’occupe que très vaguement de ses enfants. Elle les laisse aux soins de leur père ou de gardes d’enfants. Un double de Jane en quelque sorte. La deuxième concerne la mère thaïe. Nous soupçonnons que la prostitution de la mère n’implique pas obligatoirement l’expression d’un amour maternel débordant. La pauvreté n’engendre pas automatiquement la prostitution. A ce sujet, Dr. Saisiree Chutikul [45] a fait de nombreuses communications. Par contre, le choix de cette profession peut très bien indiquer son amour pour l’argent. Qu’à cela ne tienne, la véritable question réside dans l’image salie de la mère que tend Houellebecq au lecteur. Salie aux yeux de la société, la prostitution jouissant d’un statut social très déprécié. Une image qui revient de façon récurrente dans son œuvre.

La mère donc, négligente en la personne d’Audrey, la mère irresponsable ou désintéressée en Janine, la mère mortifère en Christiane qui espère la mort de son fils, la mère-enfant qui voudrait jouer à la poupée représentée par Annabelle, la mère incestueuse dans Lanzarote et l’image de la mère salie en la personne de la prostituée thaïe. Pour le moins que l’on puisse dire, l’amour maternel ressort fâcheusement détérioré de la confrontation.

En ce sens, Houellebecq contredit sa théorie de l’amour maternel exposée dans Les Particules élémentaires lorsque son narrateur hétérodiégétique rapporte les pensées de Michel :

Au milieu de cette saloperie immonde, de ce carnage permanent qu’était la nature animale, la seule trace de dévouement et d’altruisme était représenté par l’amour maternel, ou par un instinct de protection, enfin quelque chose qui insensiblement et par degrés conduisait à l’amour maternel. La femelle calmar, une petite chose pathétique de vingt centimètres de long, attaquait sans hésiter le plongeur qui s’approchait de ses œufs.

Trente ans plus tard, il ne pouvait une fois de plus qu’aboutir à la même conclusion : décidément, les femmes étaient meilleures que les hommes. Elles étaient plus caressantes, plus aimantes, plus compatissantes et plus douces ; moins portées à la violence, à l’égoïsme, à l’affirmation de soi, à la cruauté. Elles étaient en outre plus raisonnables, plus intelligentes et plus travailleuses. [46]

Une autre question s’élève. S’agit-il de la femelle calmar comme icône de l’amour maternel ou comme l’incarnation de l’instinct de conservation ? Quoi qu’il en soit, la diégèse contredit cette théorie de l’amour maternel et de la douceur des femmes puisque c’est Marc qui est plus doux et compatissant que Jane, c’est Michel qui est moins porté à l’affirmation de soi que Valérie, c’est aussi Christiane qui est plus violente que Bruno vis à vis de son fils, c’est Annabelle qui est plus cruelle que Michel.

Amour fraternel

Dans ce paragraphe, nous traitons la vie de deux demi-frères, Bruno et Michel, et recherchons s’il y a lieu de parler d’amour fraternel au sujet de leur relation.

Leur mère commune, Jane, très occupée par son développement personnel – comme vu précédemment – est incapable de communiquer avec eux ni de leur donner l’attention nécessaire à leur croissance. Ils pâtissent tous les deux à leur manière de cette situation et deviennent dans leur vie adulte à leur tour inaptes  à établir des relations humaines pleinement vécues. Bruno, enseignant de lettres, obsédé sexuel et malheureux, rate sa vie et échoue dans un hôpital psychiatrique après avoir connu un bref moment de répit avec Christiane qu’il rencontre dans un lieu échangiste. Michel, chercheur scientifique asexuel, découvre l’équation qui permet de remplacer la race humaine. Il disparaît en Irlande après le suicide d’Annabelle, son amie d’enfance.

Le narrateur omniscient de cette narration hétérodiégétique est un clone humain, résultat de la découverte eugénique de Michel. D’une part, il y a le récit encadrant, le discours direct du clone qui vit au XXIème siècle et dans le récit enchâssé, la vie de Michel et Bruno, relatée par le même clone. Cependant, ce dernier s’immisce à maintes reprises dans les souvenirs des protagonistes, ce qui nous offre, par endroits, une vision polyscopique où une narration homodiégétique passe par divers  narrateurs. C’est le cas, par exemple, lorsque Bruno et Christiane se racontent mutuellement des tranches de vies ou lorsque Bruno et Michel se rencontrent chez ce dernier.

La vie des deux demi-frères, donc, forme la trame du récit enchâssé dans Les Particules élémentaires, le récit polyphonique de leur trajectoire respective d’où émerge leur impuissance affective qui se finalise dans l’ultime catastrophe, mort ou folie. Bruno essaie de pulvériser ses frustrations par une débauche sexuelle, Michel amoureux platonique depuis l’enfance, n’a pratiquement aucune vie sexuelle. Néanmoins, une grande similarité apparaît dans leur destin. Tous deux sont élevés par leur grand-mère paternelle, ayant été abandonné par leurs parents. Dans les deux, cas il y a une bifurcation dans leur trajectoire qui n’a pas été prise. La jeune fille qu’ils rencontrent, Annabelle pour Michel et Caroline Yessayan pour Bruno, aurait pu signifier la résolvance avec l’incongruité de leur passé d’enfants délaissés. Bruno rencontre une seconde jeune fille, Annick, puis une troisième qui devient sa femme, sans plus de succès. Les deux frères se retrouvent pour s’entretenir de leurs vies, en tout point comparativement désastreuse.

Le titre du chapitre, Julian et Aldous, et l’entrée en conversation de Bruno suggèrent l’intertextualité avec le roman de Huxley, Le meilleur des mondes. La société dans  ce roman est une utopie réalisée où l’homme ne connaît plus les turpitudes des désirs inassouvis. C’est une société divisée en castes avec çà et là des  « réserves de sauvages » qui peuvent figurer notre monde actuel, resté primitif par rapport à cette société évoluée, mais aussi les réserves d’Amérindiens aux USA, d’Aborigènes en Australie ou d’Inuits en Russie par rapport à notre monde actuel. Par contre,  Les Particules élémentaires ne décrivent que très brièvement l’utopie réalisée par le récit encadrant du narrateur homodiégétique, le clone humain devenu immortel. En quelques pages, il nous donne un aperçu de ce que pourrait devenir notre société, si nous suivons aveuglément le chemin de l’évolution scientifique – concept repris et développé dans La Possibilité d’une île. Toutefois d’après son témoignage, ce chemin mène à une certaine forme de bonheur, baigné de lumière : « Maintenant que la lumière baigne nos corps, / Enveloppe nos corps,/ Dans un halo de joie. » [47] Il nous reste à savoir si la joie équivaut au bonheur !  Quant à nous, nous nous garderons bien d’émettre une supposition à ce sujet.

Tout le reste du roman réfère à la société telle que nous la connaissons, celle d’avant la naissance du clone qui relate les faits. Michel et Bruno sont deux exemplaires représentatifs de cette société où : « Les sentiments d’amour, de tendresse et de fraternité humaine [ont] dans une large mesure disparu ; dans leurs rapports mutuels [leurs] contemporains [font] le plus souvent preuve d’indifférence, voire de cruauté. » [48]

Bruno et Michel, personnages fictifs, reflètent Julian et Aldous Huxley, personnages réels. Le titre du chapitre 10, Julian et Aldous, l’explicite clairement. Bruno, enseignant de français et amoureux des Lettres est un pâle reflet d’Aldous Huxley  qui se consacra à l’écriture, journalisme, critique dramatique et littérature. Michel, biologiste précurseur, incarne approximativement Julian, le premier secrétaire général de l’UNESCO, l’un des biologistes proéminents du XXème siècle. Le rapprochement s’arrête là, mais ce n’est déjà pas si mal.

Au cours de leur interminable conversation, Bruno parle sans cesse, brasse des souvenirs, expose des théories littéraires, s’arroge le droit de fustiger Aldous Huxley car il écrit lui-aussi : « D’autant plus que les médiocres s’attribuent une supériorité absolue dans toute branche où ils ont esquissé un effort. » [49], Michel se tait. Il applique au début un conseil devenu un adage personnel : « Contra verboso verbis non dimices ultra »  [50] Michel, tout comme Bruno, a une image de soi dévalorisante malgré son succès professionnel. Cependant, au contraire de celui-ci, il est incapable de se confier, fût-ce à son frère. Toutefois, il surprend Bruno lorsqu’il lui présente une analyse, fondée sur des faits, de la vie des frères Huxley. Leurs visions se complètent.

Cette manière de voir les choses devient très similaire lorsqu’ils abordent le sujet de la paternité dans laquelle Bruno, père d’un fils, ressent une rivalité « entendue comme désir d’éliminer l’autre et non pas seulement de le surpasser » [51]. Cette rivalité, qu’il éprouve à l’adolescence de son rejeton, il la croit commune aux mâles : « Dans deux ans tout au plus, son fils essaierait de sortir avec des filles de son âge ; ces filles de quinze ans, Bruno les désirerait lui aussi. Ils approchaient de l’état de rivalité, état naturel des hommes. Ils étaient comme des animaux se battant dans la même cage, qui était le temps. » [52] La vision de Bruno, dont nous prenons connaissance par le narrateur,  est relativisée par la distance créer par son divorce : « Une fois qu’on a divorcé, que le cadre familial a été brisé, les relations avec ses enfants perdent tout sens. L’enfant c’est le piège qui s’est refermé, c’est l’ennemi qu’on va devoir continuer à entretenir, et qui va vous survivre. » [53]

Si les confidences de Bruno peuvent être le signe d’une confiance fraternelle, ce que nous ne croyons pas car il se confie tout autant à Christiane, elles incrustent les stigmates d’un pessimisme flagrant sa vision de la paternité à laquelle Michel, bien que sans enfant, adhère complètement. Affaibli par un jeûne dont on ne sait s’il est dicté par sa  nonchalance ou par nécessité, la voix du narrateur voix lui souffle que son frère voit juste : « Bruno avait raison, l’amour paternel était une fiction, un mensonge. Un mensonge est utile quand il permet de transformer la réalité, songea-t-il ; mais quand la transformation échoue il ne reste plus que le mensonge, l’amertume et la conscience du mensonge. » [54] C’est à partir de cette amertume et de cette conscience du mensonge inutile que Michel s’investit encore plus profondément dans la recherche scientifique.

Les deux frères se voient respectivement comme un animal. Michel, dans son cauchemar, comme un ver, « Ego sum vermis et non homo » [55] Un ver n’a pas la parole. Il déchiquette les hommes ou les canaris qui retournent à la terre ou dans les poubelles. Bruno se voit en petit goret bien gras. « Un même rêve semble à l’œuvre ici, illustrant l’impuissance de l’individu et sa déshumanisation, inextricablement pétri de haine, de burlesque et d’angoisse. » [56]

L’angoisse ressort, sans aucun doute de leur comportement onirique,  mais aussi la haine et le burlesque quelquefois dans leur vie diurne. L’auto dérision de Bruno –comment appeler autrement la dissertation sur le petitesse de son sexe – tient des deux simultanément. Mais ces deux frères sont aussi plongés dans l’auto contemplation, le narcissisme qui teinte leur personnalité d’abject à plusieurs moments. Abject que nous voyons dans le comportement Michel vis à vis d’Annabelle et celui de Bruno vis à vis de Christiane. Ils sont dans l’incapacité d’aller vers l’autre. Dans leur cas, « L’abjection est donc une sorte de crise narcissique :  elle témoigne de l’éphémère de cet état qu’on appelle, dieu sait pourquoi avec jalousie réprobatrice, du « narcissisme » ; plus encore, l’abjection confère au narcissisme (à la chose et au concept) son rang de « semblant ».  [57]

Semblant aimer, tous deux abandonnent à son sort la femme qui vient vers eux. Semblant se voir aussi, ils ne font que ressasser des situations passées, des déjà vus, déjà vécus. Notamment dans les scènes où le clone s’immisce en leurs souvenirs. A ce sujet, Korthales Altes note les photos d’enfance dont Michel et Bruno indépendamment, et pour cause, l’un de l’autre se souviennent mais présentent, néanmoins, pas mal de points communs. [58]

Entre les deux frères, donc, une complicité presque palpable s’installe autour d’une bouteille et dure au-delà de l’absorption totale du vin. Une dernière confidence de Bruno clos l’entretien et déclenche l’adhésion totale de Michel à sa vision :  « J’étais un salaud ; je savais que j’étais un salaud. Normalement les parents se sacrifient, c’est la voie normale. Je n’arrivais pas à supporter la fin de ma jeunesse ; à supporter l’idée que mon fils allait grandir, allait être jeune à ma place, qu’il allait peut-être réussir sa vie alors que j’avais raté la mienne. J’avais envie de redevenir un individu. […] J’aime mon fils […] S’il avait un accident, s’il lui arrivait malheur, je ne pourrais pas le supporter. J’aime cet enfant plus que tout. Pourtant, je n’ai jamais réussi à accepter son existence. » Michel acquiesça. » [59] Une personnalité tourmentée que celle de Bruno, ce qui le rend indéniablement sympathique au lecteur.

Double crise narcissique donc, qui aurait pu se dissoudre dans un élan vers l’autre si les deux frères s’étaient un tant soit  peu contenter l’un de l’autre. Toutefois, Bruno extrait de l’image de son frère l’inhumanité de celui-ci comme un joyau qui le fait cligner des yeux et Michel pense que Bruno dépasse les bornes de la bienséance. L’interdiction de s’unir dans la fraternité s’érige inflexible entre eux, les rejette sans pitié sur leur position première d’esseulés de la vie : « il suffit qu’un interdit, qui peut être un surmoi, barre le désir tendu vers l’autre – ou que cet autre, comme son rôle l’exige, ne satisfasse pas –, pour que le désir et ses signifiants rebroussent chemin sur le « même », troublant ainsi les eaux de Narcisse. » [60] Désormais, le regard qu’ils porteront sur eux-mêmes sera teint de l’empreinte du miroir de l’autre. Mais il y a plus.

Alors que Bruno quitte l’appartement, un autre couple de frères célèbre se profile : Abel et Caïn. Caïn, obsédé par le sang qui le lie à son frère sans lui transmettre l’avantage d’être autant aimé que lui, annihile son frère et par-là, son propre sang. Michel répète ce geste destructeur. Il trouve la formule qui anéantit l’humanité, telle qu’il la vit journellement, concrétisée en ce frère qui ne lui rappelle que trop son incapacité à aimer. « Noter quelque chose sur le sang. […] La loi du sang. » [61] Le sang, la race humaine, la loi du sang qui est celle du talion où l’adversaire est touché là où il a meurtri. Bruno l’a traité de monstre, d’inhumain : « Tu n’es pas humain […] Je l’ai senti dès le début » [62] Michel se venge de son frère, le laisse s’embourber dans la folie sans lui tendre la main et éradique de la surface de la terre cette race sans amour, comme on dit, cette race maudite, à laquelle il appartient.

Si ces deux frères se supportent, s’écoutent ou se prêtent une oreille distraite tout au long de leur existence, ils le font sans aucune preuve d’amour fraternel et pour cause : « Le pacte de la communauté du sang sur lequel repos [sent] les familles [est] impuissant à unir les êtres, car le sang charrie la haine aussi bien que l’amour. » [63]

De ce qui précède, nous pourrions aisément conclure que les liens familiaux et la fratrie chez Michel Houellebecq sont des entités éclatées où les particules identitaires de chaque membre – père, mère, frères –, se trouvent esseulées dans une situation chaotique et mortifère. L’amour, la chaleur, la protection réciproque sont absents de leur relation respective et les membres des cellules familiales sont dans l’incapacité de faire don de ces sentiments primordiaux à leur prochain. Que ce soient les pères et les mères ou les frères, leurs relations réciproques ou celles avec des tiers, ces relations échouent lamentablement à tisser des liens de soutien et pour beaucoup, elles frôlent les tabous sociétaux lorsqu’elles ne les transgressent pas tout à fait. De cela, ils en sont à peine conscients ce qui les rend pathétiques, mais aussi sympathiques aux yeux du lecteur empreint de compassion.

Notes


[1] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Maurice Nadeau, J’ai lu, 1999

[2] Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Flammarion, 1998

[3] Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001

[4] Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Fayard, 2005

[5] Michel Houellebecq, Lanzarote, Flammarion, 2000

[6] Michel Houellebecq, H. P. Lovecraft, Le Rocher, 1991

[7] Les Particules élémentaires, op. cit., p. 91

[8] Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (1932), Pocket, 2000, p. 166, « Si je profane avec ma main indigne / Cet écrin sacré ». Traduction de Murielle Lucie Clément

[9] Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, op. cit., p. 166,

[10] Les Particules élémentaires, op. cit., p. 324

[11] Michel Schneider, Prima donna, Odile Jacob, 2001, p. 28

[12] Mélanie Klein et Joan Rivière, L’Amour et la haine, (1937), Payot et Rivages, 2000,p. 145

[13] Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains, Honoré Champion, 1998, p. 430

[14] Plateforme, op. cit., p. 11

[15] Ibidem, p.12

[16] Ibidem

[17] Petit Robert, mai 1998

[18] Plateforme, op. cit., p. 91, nous soulignons

[19] Les Particules élémentaires, op. cit., p. 78-79

[20]Plateforme, op. cit., p. 21

[21] Ibidem, p. 16

[22] Ibidem, p. 31

[23] Jean-Louis Flandrin, Le Sexe et l’occident, Seuil, 1981, p. 11

[24] Plateforme, op. cit., p. 332

[25] Flandrin, Le Sexe et l’occident, op. cit., p. 12

[26] Ibidem, p. 154

[27] Plateforme, op. cit., p. 27 0

[28] Ibidem

[29] Ibidem, p. 269-270

[30] Ibidem, p. 270

[31] Ibidem, p. 301, souligné dans le texte

[32] Ibidem, p. 302

[33] Ibidem

[34] Ibidem, souligné dans le texte

[35] Ibidem

[36] Ibidem, souligné dans le texte

[37] Ibidem, p. 303

[38] Wais, M. et Gallé,  Alledaags misbruik, Indigo, Zeist, 1997, p. 29 « l’inceste est préparé longtemps à l’avance, et la relation dans laquelle il s’inscrit est construite d’une manière réfléchie et délibérée. », souligné dans le texte, traduction : Murielle Lucie Clément

[39] Ibidem, p. 31 « D’ailleurs les enfants  de parents divorcés sont en danger car dans la vision du violeur, les enfants sont un moyen idéal pour se venger de leur femme »

[40] Lanzarote, op. cit., p. 80

[41] Les Particules élémentaires, op. cit., p. 40

[42] Ibidem, p. 266

[43] Ibidem, p. 341

[44] Hurni, M. et Stoll, La Haine de l’Amour, La perversion du lien, L’Harmattan, 1996, p. 136

[45] Sénateur et conseiller, Membre du Bureau de la Commission Nationale des Affaires des Femmes (ONCWA), Secrétaire du Bureau du Parlement, Membre du Bureau du Premier Ministre, Thaïlande.

[46] Les Particules élémentaires, op. cit., p. 205

[47] Ibidem, p. 13

[48] Ibidem, p. 9

[49] Magre, M., L’Amour et la haine, Fasquelle éditeurs, 1934, p. 139,

[50] Pontalis, J.-B. – L’Amour de la haine, op. cit., p. 152, « Pour combattre ceux qui parlent trop, n’utilises pas les paroles »

[51] Pontalis, J.-B. – L’Amour de la haine, op. cit., p. 46

[52] Les Particules élémentaires, op. cit., p. 208

[53] Ibidem, p. 210

[54] Ibidem, p. 211

[55] Pontalis, J.-B. – L’Amour de la haine, op. cit., p. 156, « Je suis un ver, non pas un homme » Traduction : Murielle Lucie Clément

[56] Ibidem,  p. 85

[57] Julia Kristeva, Les Pouvoirs de l’horreur, Seuil, 1980, p. 22

[58] voir Korthals Altes, , “Over de dubbelzinnigheid van het betogende in de roman” in Litaratuur wetenschap, Van Gorcum, 2000, p. 367

[59] Les Particules élémentaires, op. cit., p. 232

[60] Kristeva, Les Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 22

[61] Les Particules élémentaires, op. cit., p. 232

[62] Ibidem, p. 225

[63] Magre, L’Amour et la haine, op. cit., p. 206