Jonathan Littell

 

« Stalingrad : malaise chez Andreï Makine et Jonathan Littell », dans  Le Malaise existentiel dans le roman français de l’extrême contemporain (e. a. ed.), Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2011, pp. 71-86

Deux écrivains de la littérature française de l’extrême contemporain, Andreï Makine et Jonathan Littell, ont à dix ans d’intervalle vu l’un de leurs romans consacré par le prestigieux Prix Goncourt. Tous les deux n’en étaient pas à leur coup d’essai, bien que dans le cas de Littell, la critique mal informée l’ait souvent présenté comme tel. Makine avait déjà publié trois romans en français : La Fille d’un héros de l’Union soviétique (1990)[1]Confession d’un porte-drapeau déchu (1992)[2] et Au temps du fleuve Amour (1994)[3] avant le lauré, Le Testament français (1995)[4]. Une écriture allant s’enrichissant au fil de l’œuvre, détaillant avec justesse et sans complaisance la vie, en Union soviétique, de plusieurs adolescents dans l’un, de la souffrance et des joies quotidiennes d’adultes dans l’autre, de la nostalgie et de l’exil dans le dernier, tous parsemés de l’amour du prochain, de la générosité des personnages, dans un style soutenu par une érudition époustouflante sans jamais être insistante ni aucun air de « m’as-tu vu ». Une ascension littéraire obtenue à la force de la plume par un travail de titan sur les apiques vertigineux souvent enneigés des diégèses, ravissant le lecteur, lui indiquant les sombres abîmes tout en ayant toujours soin d’éviter de l’y précipiter. Les cercles germanopratins n’avaient rien vu venir, de même dans le cas de Littell.

Ce dernier donc avait déjà publié en anglais Bad voltage (1989)[5], un roman de science fiction évoluant dans un monde virtuel et les égouts de Paris. Puis, plus rien de fictionnel jusqu’à la sortie en 2006 du monumental Les Bienveillantes, bourré de données factuelles où le lecteur est plongé dans le marasme des atrocités perpétrées lors de la Seconde Guerre mondiale – majoritairement – par les nazis d’Allemagne, mais aussi par les Hiwi (Hilfswillige), les auxiliaires russes, « volontaires » pour la plupart. « Les nazis recrutaient les Hiwi parmi leurs prisonniers de guerre en usant d’un argument sans réplique : les Soviétiques ainsi recrutés avaient une petite chance d’échapper à une mort certaine dans un camp ou sous les coups de leurs geôliers[6] ». Ils sont présentés ainsi par Aue dans Les Bienveillantes : « Pourtant j’avais aussi remarqué parmi les soldats de nombreux Russes en uniforme allemand avec le brassard blanc des Hilfswillige. “Les Hiwi” ?[7] ».

Divergence existentielle

Andreï Makine a vécu en URSS une grande partie de sa vie avant de s’installer en France. Il connaît pour l’avoir éprouvé dans sa chair les vicissitudes imposées aux habitants par un régime totalitaire, celui de son pays natal en compétition avec le reste du globe. La situation de Jonathan Littell est tout autre par rapport au matériau de son roman. Le régime nazi et ses aléas tragiques lui sont connus par ses lectures, ce qui induit une distanciation par méconnaissance et non pour avoir pu être intériorisée et avoir donné une place aux souvenirs douloureux qui auraient pu résulter d’une confrontation avec l’innommable. Là où le narrateur de Makine, par une pudeur comparable à celle de témoins[8], ne fait qu’effleurer l’horreur dans ses récits, celui de Littell s’y vautre sans scrupules avec, ce que plusieurs critiques ont nommé, voyeurisme et fascination du mal[9]. Le premier protège son lecteur alors que le second le projette dans l’abjection la plus complète : la solution finale du problème juif (Endlösung des Jungenfrage), les groupes d’opérations mobiles de tueries (Einzatgruppen), les exécutions « à ciel ouvert » « la Shoah par balles), les camps d’extermination et les chambres à gaz, les chambres à gaz mobiles (Gazwagen), les fours crématoires, les marches de la mort.

Il semblerait toutefois, qu’avec la parution des Bienveillantes, un des combats d’Andreï Makine soit arrivé à terme et ait porté ses fruits. En effet, à plusieurs reprises, l’auteur n’a-t-il pas évoqué dans ses romans la grande bataille qui a impitoyablement saigné son pays natal. Dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique, un film est consacré à l’anniversaire de la victoire avec, entre autres, des entretiens dans les capitales européennes où l’oubli des habitants, démontré forme le sommet du reportage[10] :

L’histoire de ce modeste héros “qui sauva le monde de la peste brune”, comme disait le scénario, s’interrompt de temps en temps. Sur l’écran apparaît le correspondant soviétique dans l’une ou l’autre capitale européenne qui arrête les passants pour leur demander : “Dites-moi, qu’évoque pour vous le nom de Stalingrad ?” Les passants hésitent, répondent des inepties et en riant rappellent Staline.

Quant au correspondant de Paris, on l’avait filmé dans la neige fondue, complètement transi, essayant de se faire entendre dans le tumulte de la rue : “Je me trouve à dix minutes de la place parisienne qui porte le nom de Stalingrad. Mais les Parisiens savent-ils ce que signifient ce mot si étrange pour une oreille française ?” Et il commence à interroger les passants incapables de répondre.[11]

Cela, bien entendu, à l’inverse du héros de l’Union soviétique dont la fille Olia s’attendrit à son transfert à l’hôpital, contemplant son étoile d’or : « Cela, c’est toujours sa vie, pensait-elle avec une tendre amertume. Il croit qu’il y a encore des gens pour se souvenir de cette guerre lointaine, de cet amour sur le front… Ils sont tous comme des enfants. Toute une grande génération de grands enfants trompés[12] ».

À l’inverse des Russes, selon Makine, les Occidentaux auraient totalement occulté Stalingrad. Le roman de Littell pallie – partiellement – cette carence. Les Bienveillantes traitent amplement de la bataille dans laquelle le narrateur Max Aue plonge lors d’une tempête de neige : « Enfin apparurent les premières ruines, des cheminées en brique, des moignons de murs dressés le long de la route. Entre deux bourrasques, j’aperçus un panneau : STALINGRAD – ENTRÉE INTERDITE – DANGER DE MORT. Je me tournais vers mon voisin : “C’est une blague ?” Il me regarda d’un air éteint : “Non. Pourquoi ?”[13] ».

Comme l’ont remarqué plusieurs critiques, Littell s’est inspiré de Vie et destin de Vassili Grossman[14] considérant le massacre des Juifs d’Ukraine et le siège de Stalingrad. Toutefois, les deux romanciers traitent le siège d’un autre point de vue respectif. Littell décrit la rattenkrieg (guerre de rats) selon l’optique allemande et l’encerclement dans le kessel (chaudron), alors que Grossman déploie une grande partie de son talent à relater le mouvement des troupes russes et la jonction finale fermant le cercle à Kalatch. Il est bon de rappeler la position de correspondant spécial de guerre de Grossman envoyé sur le front par son rédacteur[15] et de ce fait, témoin oculaire de ce qu’il écrit au contraire de Littell fictionnalisant les rapports et les ouvrages lus sur le sujet. Quant à Makine – trop jeune pour avoir vécu la Seconde Guerre mondiale –, il a éprouvé le système soviétique en habitant, ce qui le rend un témoin des expériences qu’il rapporte et des effets à long terme de la bataille.

Makine fait aussi voir le côté allemand de la bataille par un client d’Olia, Almendiger,  qui rêvasse après avoir ressasser quelques souvenirs au cours de la soirée :

[…] Il faisait horriblement froid. Les soldats s’entassaient près du poêle. Le métal chauffé au rouge brûlait leurs mains, et leur dos durcissait comme une écorce sous les rafales pénétrantes. Au-dessus de leurs têtes les étoiles glacées scintillaient. Et tout près d’eux, dans des tranchées semblables, étaient recroquevillés les ennemis, les Russes. Eux, les sauvages, ils n’avaient même pas de poêle. “Demain, après-demain, pensait-il, nous serons à Moscou. Nous en finirons avec la Russie. Ce sera chaud, propre, j’aurai une décoration…” Une fusée éclairante solitaire s’envola, éclipsant pour un instant le ciel étoilé. Puis de nouveau les yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Et de nouveau se mirent à briller les étoiles, et le noir du ciel reprit sa profondeur. […] Et eux dans ce fossé, eux qui ont déjà vu la mort, qui, ont déjà tué. Et dans un pareil fossé couvert de givre, en face, ceux qu’ils auront à tuer. […] De nouveau il se souvenait comment, prisonnier, il avait été envoyé à travers les rues de Moscou dans la colonne interminable des autres prisonniers allemands. Des deux côtés de la rue, sur le trottoir, se tenaient les Moscovites qui, avec une curiosité un peu défiante, regardaient le flot gris des soldats. Derrière eux, sur leurs traces, avançait lentement une arroseuse qui lavait, plutôt symboliquement, la “lèpre fasciste” des rues de la capitale.[16]

Une phrase ou deux d’allemand rend Almendinger crédible : « Warum ? » interroge Olia à un moment donné : « Und warum sind die Bananen krum ? » lui répond-il. Une traduction en bas de page aide le lecteur ignorant de la langue germanique[17].

Par contre, Littell se soucie peu des connaissances linguistiques de son lecteur. Les sigles, les abréviations et les grades de l’armée en allemand lui battent les yeux. D’autre part, on peut s’interroger sur la valeur d’une traduction qui ôterait  très certainement beaucoup de l’originalité à l’œuvre sans – nécessairement – apporter une plus grande compréhension au lecteur. D’un autre côté, malgré ces divergences existentielles et scripturales, les deux auteurs partagent la démonstration du manque de respect pour la vie humaine dans les deux systèmes.

L’Homme est bien peu de chose

La première fois où Makine rend le lecteur conscient du peu de valeur de l’individu dans le système soviétique est celui où dans La Fille d’un héros de l’Union soviétique un soldat s’écrie : « Putain ! ils ne lésinent pas sur le peuple ![18] » à la vue des morts jonchant le sol du champ de bataille. Plus tard, ce soldat, se retrouve être l’un de ces corps meurtris. Lorsqu’il se réveille à l’hôpital, ses yeux encore embrouillés de coma discernent avec peine le portrait de Darwin et au-dessous une carte où sont indiquées les colonies françaises en violet, anglaises en vert et le rouge pour l’Union soviétique. D’emblée, Makine annonce la couleur si l’on peut dire. L’homme est un animal sur l’échelle de l’évolution et les systèmes politiques qu’il construit se valent tous, fondés sur la conquête du plus grand territoire possible quelle que soit l’idéologie qui les sous-tend.

De même, Anthony Beevor dans Stalingrad confirme la justesse de l’expression makinienne au sujet de la propagande lors de la bataille de Stalingrad qui

ne pouvait s’empêcher  de trahir le mépris de la personne humaine cultivé par les chefs soviétiques. La presse, ainsi, reprit avec admiration la formule lancée, semble-t-il, par Tchouïkov lors d’une réunion du conseil militaire de Stalingrad : “Chaque homme doit devenir l’une des pierres de la ville.” Sur quoi l’un de ses collaborateurs aurait ajouté que la 62e Armée avait “cimenté les pierres de la cité de Staline comme un béton vivant”. Le monstrueux monument érigé après la guerre sur le Kourgane de Mamai devait confirmer cet état d’esprit.[19]

Les crimes perpétrés par les Allemands sont aussi explicités dans le roman. Après une attaque meurtrière des partisans, la vengeance aurait été terrible :

Le matin, les Allemands étaient enragés, ils ont mis le feu aux deux bouts du village. Ceux qui essayaient de s’échapper, on les abattait sur place. Pourtant il ne restait plus que les femmes et les enfants. Et les vieux, bien sûr. […] Je les vois sortir. L’un d’eux – je n’en croyais pas mes yeux – porte Kolka par les pieds, la tête en bas. Le pauvre gosse s’était mis à hurler… Ce qui m’a sauvé alors, c’est la peur. Si j’avais eu toute ma tête, je me serais jeté sur eux. Mais je n’ai même pas réalisé ce qui se passait. A ce moment-là, j’en vois un qui sort un appareil photo, tandis que l’autre embroche Kolka avec sa baïonnette… Il posait pour la photo, le salaud ! Je suis resté sous la corbeille, et à la nuit, j’ai filé.[20]

Les crimes commis par les Russes ne sont pas occultés non plus : « La vieille l’avait amenée dans une grange ; sur la paille pourrie étaient étendues deux jeunes filles – toutes les deux tuées d’une balle dans la tête. Et c’est là, dans la pénombre, que la paysanne avait retrouvé la parole. Elles avaient été tuées par les leurs, les polizaï russes [collaborateurs de l’occupant], qui avait tiré dans la tête et violé les corps encore chauds se débattant dans l’agonie…[21] ». Si la description des crimes de guerre reste succincte, elle engrange tout de même un malaise indéniable chez le lecteur rejoignant celui du narrateur.

Dès les premières pages du roman, le narrateur de Littell annonce une opinion similaire sur la valeur minime de l’existence humaine sans toutefois faire montre d’un malaise quelconque, bien que le lecteur y soit sujet sans contestation possible :

Je ne considèrerai que les deux théâtres où j’ai pu jouer un rôle, si infime fût-il : la guerre contre l’Union soviétique, et le programme d’extermination officiellement désigné dans nos documents comme “Solution finale de la question juive”, Endlösung der Jugenfrage, pour citer ce si bel euphémisme. Pour les fronts à l’Ouest, de toute façon, les pertes sont restées relativement mineures. Mes chiffres de départ sont un peu arbitraires : je n’ai pas le choix, personne n’est d’accord. Pour l’ensemble des pertes soviétiques, je retiens le chiffre traditionnel, cité par Krouchtchev en 1956, de vingt millions, tout en notant que Reitlinger, un auteur anglais réputé, n’en trouve que douze, et qu’Erickson, un auteur écossais tout aussi réputé sinon plus, parvient, lui, à un décompte minimal de vingt-six millions ; le chiffre soviétique officiel, ainsi, coupe assez nettement la poire en deux, au million près.[22]

Avec le cynisme froid propre à ses réflexions, il continue ses exercices de mathématiques : « Quant aux Juifs, on a le choix : le chiffre consacré, même si peu de gens savent d’où il provient, est de six millions (c’est Hötttl qui a dit à Nuremberg qu’Eichmann le lui avait dit ; mais Wisliceny, lui, a affirmé qu’Eichmann avait dit à ses collègues cinq millions ; et Eichmann lui-même lorsque les Juifs ont enfin pu lui poser la question en personne, à dit entre cinq et six millions, mais sans doute cinq[23] ».

Tout chez Aue est raisonné philosophiquement à ce sujet, même lorsqu’il aborde la question du génocide, ce qui renforce le sentiment de malaise chez le lecteur :

[…] le génocide moderne est un processus infligé aux masses, par les masses, pour les masses. C’est aussi, dans le cas qui nous préoccupe, un processus segmenté par les exigences des méthodes industrielles. Tout comme, selon Marx, l’ouvrier est aliéné par rapport au produit de son travail, dans le génocide ou la guerre totale sous sa forme moderne l’exécutant est aliéné par rapport au produit de son action. Cela vaut même pour le cas où un homme place un fusil contre la tête d’un autre homme et actionne la détente. Car la victime a été amenée là par d’autres hommes, sa mort a été décidée par d’autres encore, et le tireur aussi sait qu’il n’est que le dernier maillon d’une très longue chaîne, et qu’il n’a pas à se poser plus de questions qu’un membre d’un peloton qui dans la vie civile exécute un homme dûment condamné par les lois. Le tireur sait que c’est un hasard qui fait que lui tire, que son camarade tient le cordon, et qu’un troisième conduit le camion. Tout au plus pourra-t-il tenter de changer de place avec le garde ou le chauffeur.[24]

Sous une tempête de neige , Max Aue pénètre dans Stalingrad, fin décembre 1942, « au pire moment de ce qui fut l’une des bataille les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité[25] ». L’une des causes des ravages sanglants de la guerre sur le front Est a été l’opiniâtreté tant du côté de Staline que de celui de Hitler à vouloir annihiler l’autre. Tous les deux ont émis des ordres dans le dessein d’entraîner la destruction totale de l’armée ennemie se résumant à « Pas un pas en arrière ». Chez Makine, cela se traduit par plusieurs passages.

Ordre n° 227

Des tranchées, lorsqu’ils se relèvent, les soldats russes peuvent voir derrière eux les tours du Kremlin. Les hommes ont foi en la victoire : puisque Staline est à Moscou, la ville tiendra : « Pour lui, pour la Patrie, on pouvait affronter les chars à mains nues ! Pour Staline, tout prenait sons sens : et les tranchées enneigées, et leurs capotes qui bientôt se figeraient pour toujours sous le ciel gris, et le cri rauque de l’officier s’élançant sous le claquement assourdissant des chenilles, sa grenade dégoupillée à la main[26] ». Toutefois, Anthony Beevor dans Stalingrad rapporte une version divergente sur le moral et l’intention des soldats russes:

Les articles de presse proclamaient que, dans les tranchées, les frontoviki chantaient les louanges du camarade Staline et vantaient la façon dont il menait la lutte pour la Patrie relevaient de la pure propagande, tout comme ceux affirmant que les combattants montaient à l’assaut au cri de “Za Stalina !” (“Pour Staline !”). Un poète soldat, Youri Belach, écrivait, quant à lui : Dans les tranchées pour être honnête, / La dernière chose que nous avions en tête, / C’était Staline.[27]

Une relativité des motivations exprimée par le héros de Makine : « Et bien quoi, ces Panfilovtsy[28] ?… ça, des héros ? Se jeter sous les chars ? Quel autre choix avaient-ils, bon Dieu ? “Derrière nous, Moscou ! disait le commissaire politique. Il n’y a plus de retraite possible !” Sauf que derrière nous, ce n’était pas Moscou. C’étaient les mitrailleuses des équipes de barrage, ces salauds du N.K.V.D.[29] ». Une assertion réitérée par d’autres personnages : « “On ne peut plus reculer, qu’il dit. Derrière nous, Moscou !” Et derrière nous, nom de Dieu, des mitrailleuses[30] ». Makine réfère au décret n° 227 de Staline « Plus un pas en arrière » dans lequel : « une instruction voulait que le commandement de chaque armée organise “de trois à cinq détachements (de deux cents hommes chacun)” pour faire barrage, afin de former une seconde ligne destinée à “combattre la lâcheté” en abattant tout soldat qui tenterait de fuir[31] ».

Portant le nom de l’ennemi juré, Stalingrad était pour Hitler l’objectif à abattre. D’autre part, la ville de plus de six cent mille habitants abritait une grande partie de l’industrie lourde soviétique. Littell souligne l’importance de ces usines et principalement celle dénommée Octobre rouge, point stratégique de la guerre à outrance menée dans son enceinte : « […] une partie de ses hommes montaient la garde sur un secteur du front, devant l’usine Octobre rouge[32] ». L’usine de tracteurs reconvertie par les Allemands en garage de réparations pour chars est au centre de la bataille dans la phase victorieuse de courte durée pour eux. Malgré de lourdes pertes allemandes lors des contre-attaques russes, Hitler interdira à ses généraux de se rendre et de se battre jusqu’à la mort. Les armées souffrirent le froid, la peur et la faim, le ravitaillement faisant défaut. Aue note minutieusement l’épuisement de tous : « Ce jeune officier avait dû être un homme élégant et sympathique ; maintenant, il semblait aussi pathétique qu’un chien battu. Il parlait lentement, choisissant ses mots avec soin, comme s’il pensait au ralenti. Nous discutâmes encore un peu des problèmes de ravitaillement, puis je me levai pour partir[33] ».

Les détails descriptifs

C’est probablement dans les ekphraeis des méthodes meurtrières que les deux auteurs diffèrent le plus. Nous prendrons en exemple les Gaswagen, les chambres à gaz mobiles mises en service pour suppléer au travail des Einsatzgruppen dont le manque d’humanité était trop dur à supporter pour leurs membres assassinant du matin au soir des milliers de Juifs d’une balle dans la nuque. Nous osons à peine écrire cela :

Les nazis inquiets de l’attitude de leurs propres soldats durant les assassinats perpétrés par les Einsatzgruppen, imaginèrent un instrument mobile de destruction : les Gaswagen. […] Ils renoncèrent à l’utilisation de bonbonnes de CO2 trop difficiles à transporter sur de longues distances. Ils songèrent donc à utiliser le gaz nocif produit par l’échappement d’une automobile puis – celui-ci ne se révélant pas assez puissant – le gaz produit par l’échappement de camions de transport. Il faut imaginer toute l’horreur de ces petits bricolages : des messieurs, “policiers” et “scientifiques”, traficotant un moyen d’assassiner “proprement” leurs contemporains, leurs semblables.[34]

Après quelques essais insatisfaisants avec des gaz d’échappement de voiture, « […] les nazis mirent au point un  camion supportant une structure hermétiquement close dans laquelle les prisonniers étaient enfermés et assassiner par les gaz d’échappement du véhicule[35] » par un raccordement de tuyaux. Littell décrit ainsi les Gaswagen : « Le camion, hermétiquement clos, se servait de ses propres gaz d’échappement pour asphyxier les gens enfermés dedans[36] ».

Dans confession d’un porte-drapeau déchu, Makine évoque aussi cette atrocité de l’histoire humaine quand le narrateur surprend la conversation entre son père et son ami assis sur un banc. Tous les deux, estropiés de guerre, échangent leurs souvenirs de prisonniers :

Le seul pépin qu’ils ont eu avec ces sacrés fourgons, disait-il, c’est la question du déchargement. Je crois, d’ailleurs que c’est pour cela qu’ils ont opté pour les chambres à gaz. […] Dès que la voiture démarrait, les gaz d’échappement pénétraient directement dans le fourgon. Et quand on arrivait aux fours, tout était déjà prêt à brûler. Un quart d’heure suffisait. […] Quand on a ouvert les portes, l’officier a dit à son compagnon : “Si l’on pouvait gagner encore cinq petits degrés en hauteur, je suis sûr que la cargaison glisserait toute seule…” Oui, il a employé précisément ce mot, “cargaison”. Il n’y avait aucune haine dans sa voix. Et c’était ça le plus terrifiant ! A l’intérieur du fourgon où j’ai grimpé avec un autre prisonnier, les corps coincés étaient écrasés avec la même absence de haine. Mécaniquement. Dérapant sur les filets de sang, on s’est mis à décharger.[37]

Le narrateur à qui ces paroles n’étaient nullement destinées est abasourdi par ce qu’il vient d’entendre, complètement sonné. Le lecteur comprend son malaise puisque le même sentiment diffus l’envahit générant l’identification. Parmi les prisonniers de guerre se recrutaient les membres des commandos spéciaux devant aider aux tâches les plus abjectes. Selon l’explication de Iacha, le mauvais fonctionnement des camions peut être la raison pour laquelle les Allemands ont opté pour les chambres à gaz. Or, « […] 600 prisonniers de guerre soviétiques furent gazés le 3 septembre 1941 à Auschwitz. C’était la première expérimentation du zyklon B[38] ». D’une manière subliminale, Makine remet donc cet événement en mémoire.

Dans Les Bienveillantes, les Gaswagen sont introduites par des considérations intellectuelles de Aue :

Si les terribles massacres de l’Est prouvent une chose, c’est bien, paradoxalement, l’affreuse, l’inaltérable solidarité de l’humanité. Si brutalisés et accoutumés fussent-ils, aucun de nos hommes ne pouvait tuer une femme juive sans songer à sa femme, sa sœur ou sa mère, ne pouvait tuer un enfant juif sans voir ses propres enfants devant lui dans la fosse. Leurs réactions, leur violence, leur alcoolisme, les dépressions nerveuses, les suicides, ma propre tristesse, tout cela démontrait que l’autre existe, existe en tant qu’autre, en tant qu’humain et qu’aucune volonté, aucune idéologie, aucune quantité de bêtise et d’alcool ne peut rompre ce lien, ténu mais indestructible. Cela est un fait, et non une opinion.[39]

L’ouvrage de Lemonier confirme la raison de la préférence des Gaswagen aux exécutions par balles pour préserver le moral des troupes : « Himmler décida de mettre un terme aux actions des Einsatzgruppen par humanité… à l’égard des hommes, honorables pères de famille allemands qui n’en pouvaient plus de tuer femmes et enfants…[40] ».  La Solution finale  aurait été, selon Aue, le moyen d’empêcher tout retour en arrière,  argument qu’il développe lors d’une conversation avec  Thomas : « C’est le gaspillage, la pure perte. C’est tout. Et donc ça ne peut avoir qu’un sens : celui d’un sacrifice définitif, qui nous lie définitivement, nous empêche une fois pour toutes de revenir en arrière. […] Avec ça, on sort du monde du pari, plus de marche arrière possible. L’Endsieg ou la mort. Toi et moi, nous tous, nous sommes liés maintenant, liés à l’issue de cette guerre, par des actes commis en commun[41] ».

Bien que Littell consacre deux chapitres au front de l’Est « Allemande I et II » et « Courante », c’est celui où Max Aue décrit les massacres des Juifs et des bolcheviques à l’arrière du front qui a suscité le plus de controverses avec une nette propension à la polémique au sujet des massacres de Juifs. La bataille de Stalingrad a été escamotée par la critique alors que l’envoi de Aue sur le front constitue une sanction de la part de ses supérieurs et qu’une balle lui traverse la tête sur les lieux.

Makine déjà dans Requiem pour l’Est notait le peu d’intérêt de l’Occident pour cette guerre russo-germanique à la suite du visionnement d’un film occidental où les Russes, accusés de lenteur, étaient portraiturés comme les responsables de morts inutiles dans les camps de concentration délivrés trop tard :

Mais ce genre de produits est conçu non pas pour se souvenir, mais pour faire oublier. Oublier la bataille de Moscou, oublier Stalingrad, Koursk… J’ai parlé avec le sponsor : le prochain épisode est déjà en fabrication. Ça va s’appeler Les Soldats de la liberté. El-Alamein, combats dans le Pacifique, débarquement en Normandie, libération de l’Europe – et voilà toute la Seconde Guerre mondiale. Surtout pas un mot sur le front de l’Est. Ça n’a pas existé. Et en plus, il parlait avec un sérieux très sincère : “El-Alamein est la première grande victoire, le vrai tournant de la guerre !” De leur guerre…[42]

Alors que l’ouvrage de Littell remet au premier plan la bataille de Stalingrad, la réception de l’œuvre l’occulte tout à fait. Makine aurait-il vu juste et « ce genre de produits [serait-il] conçu non pas pour se souvenir, mais pour faire oublier » ? Malgré la publicité abondante autour de la parution des Bienveillantes de Littell, le lecteur est en droit de s’interroger et bien des questions restent sans réponses dont l’une : D’où vient le malaise quasi généralement ressenti ?

Notes


[1] Andreï Makine, La Fille d’un héros de l’Union soviétique, Paris, Robert Lafont, 1990.

[2] Andreï Makine, Confession d’un porte-drapeau déchu, Paris, Belfond, 1992.

[3] Andreï Makine, Au temps du fleuve Amour, Paris, Éditions du Félin, 1994.

[4] Andreï Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995.

[5] Jonathan Littell, Bad voltage : a fantasy in 4/4, New York, Penguin book, coll. Signet, 1989.

[6] Marc Lemonier, Les Bienveillantes décryptées, Paris, Le Pré aux clercs2007, p. 97. Anthony Beevor dans son estimation des morts sur le front Est inscrit que cette guerre a « coûté à l’Armée rouge près de 9 millions de morts et 18 millions de blessés (Sur les 4 500 000 prisonniers de guerre soviétique faits par la Wehrmacht, 1 800 000 seulement revinrent vivants.) Les pertes civiles sont beaucoup plus difficiles à évaluer, mais on peut les estimer à près de 18 millions, ce qui porte le total des morts dues à la guerre en Union soviétique à plus de 26 millions, soit cinq fois le total connu par l’Allemagne » Stalingrad (1998), Paris, Éditions de Fallois, 1999. Traduction : Jean Bourdier, p. 415.

[7] Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, p. 144.

[8] Sur la pudeur des témoins des massacres cf. Édouard Husson et Michel Terestchenko, Les Complaisantes. Jonathan Littell et l’écriture du mal, Paris, François-Xavier de Guibert, 2007, p. 121-124.

[9] Édouard Husson et Michel Terestchenko, Les Complaisantes. Jonathan Littell et l’écriture du malop.cit. ; Jürgen Ritte : « Die SS auf literarischem Erfolgskers », Neu Zeitung, 13 septembre 2006 ; Florent Bayart : « Goncourt 2006 “Les Bienveillantes” de Jonathan Littell : le bourreau policé », Politis, 8 novembre 2006.

[10] Nous avons amplement analysé ce film dans notre thèse de doctorat Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma, musique), Université d’Amsterdam, 2008, publiée.

[11] Andreï Makine, La Fille d’un héros de l’Union soviétiqueop.cit., pp. 68-69.

[12] Ibidem, p. 168.

[13] Jonathan Littell, Les Bienveillantesop.cit., p. 326.

[14] Marc Lemonier, Les Bienveillantes décryptéesop. cit., p. 46.

[15]  À ce sujet, cf. les carnets de guerre de Grossman.

[16] Andreï Makine, La Fille d’un héros de l’Union soviétiqueop.cit., pp. 151-153

[17] Ibidem, p. 151.

[18] Ibidem, p. 12.

[19] Anthony Beevor, Stalingrad (1998), Paris, Éditions de Fallois, 1999. Traduction : Jean Bourdier, p. 178.

[20] Andreï Makine, La Fille d’un héros de l’Union soviétiqueop.cit., pp. 18-19.

[21] Ibidem, p. 19.

[22] Jonathan Littell, Les Bienveillantesop. cit., pp. 20-21.

[23] Ibidem, pp. 21.

[24] Ibidem., p. 25.

[25] Marc Lemonier, Les Bienveillantes décryptéesop. cit., p. 125.

[26] Andreï Makine, La Fille d’un héros de l’Union soviétiqueop.cit., pp. 23-24.

[27] Anthony Beevor, Stalingradop.cit., p. 178.

[28] Makine donne en note l’explication suivante : « Les vingt-huit soldats d’un régiment défendant Moscou qui se sont sacrifiés en se jetant avec leurs grenades sous les chars, arrêtant ainsi la percée des Allemands sur la capitale, au cours de l’hiver 1941 ».

[29] Andreï Makine, La Fille d’un héros de l’Union soviétiqueop.cit., p. 24. En note chez Makine « Commissariat du peuple pour les affaires intérieures, police politique chargée sous Staline des répressions et des purges ».

[30] Ibidem, p. 103.

[31] Vassili Grossman, Carnets de guerre. De Moscou à Berlin 1941-1945. Textes choisis et présentés par Antony Beevor et Luba Vinogradova (2005), Paris, Claman-Lévy, 2007. Traduction de Catherine Astroff et Jacques Guiod, p. 219. Aussi : Anthony Beevor, Stalingradop.cit., pp. 95-96.

[32] Jonathan Littell, Les Bienveillantes, op. cit., p. 339.

[33] Ibidem.

[34] Marc Lemonier, Les Bienveillantes décryptées, op. cit., p. 100.

[35] Ibidem, p. 101.

[36] Jonathan Littell, Les Bienveillantesop.cit., p. 142.

[37] Andreï Makine, Confession d’un porte-drapeau déchuop.cit., pp. 19-20.

[38] Anthony Beevor, Stalingradop.cit., p. 71

[39] Jonathan Littell, Les Bienveillantesop.cit., p. 142.

[40] Marc Lemonier, Les Bienveillantes décryptées, op. cit., p. 98.

[41] Jonathan Littell, Les Bienveillantesop.cit., p. 137.

[42] Andreï Makine, Requiem pour l’Est, Paris, Mercure de France, 2000, p. 232.