Prosper Mérimée

 

« Les Femmes de Mérimée », Roma, Bérénice. Rivista Quadrimestrale di Studi Comparati E Ricerche Sulle Avanguardie. Anno XI – N° 29 – Luglio 2003, pp. 104-114

 

Né le 28 septembre 1803 à Paris, Prosper Mérimée a un an lorsque Bonaparte devient empereur et douze ans à la bataille de Waterloo. Deux évènements qui avec la retraite de Russie et l’abdication de Napoléon en 1814, colorent les échos de son enfance. Trois régimes et trois révolutions sont les résultats dominants de l’instabilité politique qui marque sa vie d’adolescent et d’adulte. Sa mort, le 23 septembre 1870 à Cannes, concorde à peu de chose près avec la chute de l’Empire. Mérimée a soixante-sept ans. Venu avec le mal du siècle incarné par René, le héros de Chateaubriand, il repart au moment où le réalisme triomphe avec Balzac et La Comédie humaine. Entre ces deux charnières de la littérature française, Mérimée s’impose comme un maître incontesté dans  l’art de la Nouvelle.

Farceur et plein d’humour, il intronise sa carrière littéraire en déployant son goût du canular avec Le Théâtre de Clara Gazul (1825), un recueil de pièces en prose qu’il publie sous un pseudonyme féminin. C’est un portrait de Mérimée, travesti en belle espagnole, qui en décore le frontispice. Puis il récidive avec La Guzla, une anagramme de Gazul. La mode romantique l’entraîne ensuite vers le genre historique, témoins La Jacquerie  (1828) et Chronique du règne de Charles IX (1829). Mais c’est surtout en publiant ses premières nouvelles, L’Enlèvement de la Redoute, Tamango (1829), qu’il remporte un succès immédiat et considérable. De 1829 à 1870, il écrit une vingtaine de nouvelles parmi lesquelles La Vénus d’Ille (1827), Colomba (1840),  Arsène Guillot (1844) et Carmen (1845) que nous avons choisies. Quatre nouvelles ayant un personnage féminin pour héroïne. Quatre femmes en proie à des passions fatales qui les pulvérisent, elles ou leur entourage. Qui sont ces femmes ? Sont-elles à plaindre ? Compatissons-nous à leurs déboires ? Quel est leur sort ? Tant de questions qui se résument en une seule : la représentation de la femme dans la nouvelle de Mérimée est-elle destinée à émouvoir le lecteur par le spectacle de la fatalité qui l’écrase ou bien a-t-elle une autre fonction dramaturgique ? C’est cette question que nous allons étudier dans les pages suivantes, en traçant tout d’abord un bref portrait de ces héroïnes pour nous aider à les situer l’une par rapport à l’autre. Pour ce faire, nous suivrons l’ordre chronologique de leur parution et nous commençons par un bref résumé de la première nouvelle : La Vénus d’Ille où l’héroïne est une femme sous forme de statue.

Dans le village d’Ille, on a trouvé enfouie au pied d’un olivier une statue antique. Les gens du pays l’appellent l’idole. [i] Au premier abord, son aspect est celui d’un mort « et voilà qu’il paraît une main noire, qui semble la main d’un mort » [ii] pour devenir enfin « une grande femme noire plus qu’à moitié nue »[iii] dont les hommes ne peuvent supporter le regard : «, Elle vous fixe avec ses grands yeux blancs …on baisse les yeux » devant la « Romaine » qui « a l’air méchante » [iv] Méchante, elle l’est et elle casse la jambe à Jean Coll, celui qui aide à la déterrer. Le matin de ses noces, le fils Peyrehorade, une sorte de dandy [v] s’engage dans une partie de jeu de paume et accroche la bague destinée à la mariée au doigt de Vénus. Alors que son père claironne qu’être meurtri par Vénus doit être considéré comme un hommage : « Qui n’a été blessé par Vénus » [vi] il se sent ensorcelé car la statue refuse de lui rendre l’anneau lorsqu’il veut le reprendre !  « Vous allez vous moquer de moi, … Mais je sais ce que j’ai … je suis ensorcelé ! Le diable m’emporte ! » [vii] confie-t-il au narrateur, un amateur d’antiquités de passage. Le lendemain, son corps est retrouvé sans vie dans la chambre nuptiale où la jeune épousée témoigne d’une histoire extraordinaire. Un grand géant verdâtre serait apparu dans la chambre pour s’emparer du jeune homme. Six mois plus tard, le propriétaire de la Vénus meurt et sa veuve, une femme tout à ses fourneaux,  fait refondre la statue en cloche. En résumé, nous voyons qu’après avoir semé la terreur et le malheur dans le village, Vénus est transformée en cloche et par cela même rendue totalement méconnaissable. Passons maintenant au second récit : Arsène Guillot. 

Arsène, née dans la misère, sans moyens de subsistance, tente de se suicider.  C’est une jeune femme de vingt-cinq ans environ, dont la grande beauté concentrée dans les yeux ne suffit pas à cacher le malheur : « bien que très brillants, ses yeux noirs étaient enfoncés et cernés par une teinte bleuâtre ; son teint d’un blanc mat, ses lèvres décolorées, indiquaient la souffrance. » [viii] La description de sa toilette nous suggère d’emblée que nous avons affaire à une courtisane déchue qui n’a plus les moyens de s’offrir du luxe : « un bizarre mélange de négligence et de recherche » [ix] Au cas où nous nous méprendrions, le narrateur insiste en s’adressant directement à nous par l’entremise de son interlocuteur : « Cette femme, dont vous avez pu deviner la position sociale » [x] Par ailleurs, Arsène elle-même confirme nos soupçons « Que voulez-vous ? Je suis pauvre. » [xi] C’est par vengeance et non par amour, qu’elle a voulu se tuer à cause d’un homme, ce qu’elle avoue franchement sans fausse pudeur « Et puis, je me suis dit que  si je me détruisais, ça lui ferait de la peine et que je me vengerais… La fenêtre était ouverte, et je me suis jetée…» [xii] En cela, la vengeance est aussi naturelle à Arsène qu’à Colomba notre prochaine héroïne. Arsène se révèle être poitrinaire ; si elle réchappe de la tentative de suicide, la maladie fait son chemin. Madame de Piennes, une grande dame pieuse se rend à son chevet et lui apporte le soulagement de la charité : « Dieu aura pitié de vous, pauvre pécheresse » [xiii] Il s’agit d’un bien triste soulagement qui la fait se repentir et s’adonner au plaisir de la résignation jusqu’au point de renoncer à celui pour qui elle a voulu mourir : « Max de Saligny avait le renom d’un assez mauvais sujet, joueur, querelleur, viveur, au demeurant le meilleur fils du monde » [xiv] Bien que le narrateur le démente et la décrive incapable d’aimer « Autrefois elle avait aimé Max, comme elle pouvait aimer…elle mène la vie folle des femmes de son espèce » [xv] et aussi impossible à aimer « comme on peut aimer une personne de cette classe » [xvi] l’ultime cri d’Arsène sera « J’ai aimé » Pauvre résumé de la vie d’Arsène qui rentre dans l’ordre, consentante, meurtrie, le cœur et le corps rongés par les maux qui lui sont funestes. Arsène est donc une jeune et jolie femme qui a mené une vie loin de la vertu et meurt en proie à un vif repentir. Passons à la nouvelle suivante et voyons ce qu’il en est de Colomba.

Colomba a enseveli sa jeunesse et sa beauté en prenant le deuil de son père. A la mort de ce dernier, elle a juré de le venger. Lorsque son frère, Ors’Anton, revient au pays, elle lui impose la vendetta. Tous les moyens lui sont bons afin d’atteindre son but. Souvent, décrite plus homme que femme, Colomba s’y connaît en arme et choisit le fusil à la place de son frère : « celui-ci doit bien porter la balle. » [xvii] Elle apprécie la poésie et devient tout feu toute flamme en entendant Ors’ Anton lire Dante [xviii] car elle est une voceratrice, une artiste, elle chante et déclame. [xix] Toutefois, elle reçut au dire de son frère, une « éducation sauvage » [xx] Populaire, elle l’est également. On l’invite pour ses dons de voceratrice à la veillée mortuaire  [xxi] au cours de laquelle elle se transforme en déesse : « A mesure qu’elle improvisait, sa figure prenait une expression sublime ; son teint se colorait d’un rose transparent qui faisait ressortir davantage l’éclat de ses dents et le feu de ses prunelles dilatées. C’était la pythonisse sur son trépied. » [xxii] Après que son frère a tué leurs ennemis, Colomba lui arrange son mariage avec une touriste anglaise en visite sur l’île, Miss Lydia et elle part avec eux en voyage de noces. A Pise où ils font escale, elle devise avec le beau-père de son frère sur sa future vie où elle prendra soin de son neveu. Elle rencontre au cours de leur promenade le vieux Barricini, son ennemi mortel devenu presque aveugle et infirme. Impitoyable elle l’achève d’un  regard et d’une chanson de son cru, ce qui lui vaut d’être accusée du mauvais œil. [xxiii] Colomba est donc une jeune femme qui interprète la voix du destin au cours de veillées où elle est invitée par les familiers du défunt et pour elle la vendetta doit être accomplie coûte que coûte même si cela doit être au prix de son avenir. Regardons maintenant la quatrième et dernière héroïne Carmen.

Carmen est une bohémienne dont la beauté ravage le cœur des hommes. Cependant, elle est avant tout éprise de liberté, la sienne cela s’entend « Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui me plaît » [xxiv] Pour elle, les hommes sont à prendre comme bon lui semble. Don José, un soldat de la garnison, s’éprend follement d’elle au point de la croire malgré lui « Elle mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais c’était plus fort que moi. »[xxv] Le caractère de Carmen ne lui a point échappé et il sait qu’elle prise la liberté avant toute chose : « Pour les gens de sa race, la liberté c’est tout, et ils mettraient le feu à une ville pour s’épargner un jour de prison » [xxvi] Bien que d’une loyauté indéfectible envers son amant, la jalousie de José lui devient vite insupportable. Carmen, loin d’être effarouchée par ses menaces, continue sa vie de vol et de contrebande. Don José ne supporte pas de la savoir dans les bras d’autres hommes. Il lui propose de partir ensemble commencer une autre vie. Carmen refuse « Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi » [xxvii]  Il la tue et confie au narrateur : « Elle ne voulait pas qu’on pût dire que je lui avais fait peur » [xxviii] Somme toute, Carmen défie tous les tabous en choisissant la liberté et le moment où elle désire quitter son amant. Vaillante, courageuse et forte, elle préfère la mort à la honte de fuir ou de céder.

A la lecture de ces quatre nouvelles, nous sommes frappées par la virulence des passions qui animent ces quatre femmes. Colomba est habitée d’un désir de vengeance qui dicte tous ses actes, Carmen est éprise d’une telle liberté qu’elle ne peut abdiquer devant la mort, la Vénus d’Ille aime jusqu’à l’assassinat et la volonté de rédemption d’Arsène lui fait renier son amour pour Max. Mérimée confie dans l’une de ses lettres que lors de sa première publication dans la Revue des deux Mondes le 15 mars 1844, cette dernière nouvelle :

a causé un grand scandale. On a trouvé qu’elle était impie et immorale. Trois ou quatre femmes, adultères émérites, ont poussé des cris de fureur que leurs anciens amants ont répétés en chœur. C’est à qui me jettera la pierre. Il y a trois jours, on parlait dans une maison devant un de mes amis d’une association découverte par la police la semaine passée. C’étaient quelques jeunes gens qui avaient une chambre dans un quartier éloigné où ils attiraient des jeunes filles dont ils faisaient mauvais usage. Une femme alors a demandé si l’on m’avait pris, car pour elle il était hors de doute que je fisse partie de l’association.  [xxix]

Ceci dit, nous pourrions dire que toutes ces femmes sont intéressées. Carmen vole, Arsène se prostitue, la Vénus s’approprie la bague destinée à la mariée et Colomba fait des projets de mariage pour son frère et la belle Anglaise, suppute la fortune du père et dispose déjà de la dot : « Si j’étais à votre place, Orso, je n’hésiterais pas, je demanderais Miss Nevil à son père… De sa dot j’achèterais les bois de la Falsetta et les vignes en bas de chez nous ; je bâtirais une belle maison en pierres de taille, et j’élèverais d’un étage la vieille tour… »  [xxx]

Si nous nous référons à La Venus d’Ille, il  semblerait  également qu’au cours d’une nuit de noces, il peut se passer des choses sortant de l’ordinaire mais qui en aucun cas ne justifient les histoires d’épouvante relatées par les jeunes mariées et qui souvent ressortissent à la pure folie. Le mot d’ordre visiblement consiste à ne jamais ajouter foi à ce que raconte une jeune épousée quelque traumatisée qu’elle soit. Pour ce qui est de la prétendue folie des femmes, nous en découvrons quelques échantillons dans les autres nouvelles. Suivant l’opinion de son frère, Colomba aussi est presque folle : « Colomba ! s’écria Orso, la passion te fait déraisonner » [xxxi]

D’autre part, nous voyons aussi que lorsque l’on parle de femme, le diable n’est pas loin chez Mérimée. « Cette grande et forte femme, fanatique de ses idées d’honneur barbare, l’orgueil sur le front, les lèvres courbées par un sourire sardonique » [xxxii] et, sous sa plume, Miss Lydia prétend être sorcière et lire les pensées des gens : « je suis un peu sorcière » [xxxiii] confie-t-elle à Ors’Anton. Si nous nous penchons sur Carmen, nous voyons que son amant Don José la compare au diable : « Une seule qui valût cette diable de fille-là … S’il y a des sorcières, cette fille-là en était une ! » [xxxiv] « Une bohémienne, vraie servante de Satan » [xxxv] prononce sans rémission le narrateur à son sujet. Carmen ne les contredit pas au contraire : « Tu as rencontré le diable, il n’est pas toujours noir, et il ne t’a pas tordu le cou » [xxxvi] Il en est de même des autres héroïnes : « Orso stupéfait, regardait sa sœur avec une admiration mêlée de crainte « Ma douce Colomba, dit-il en se levant de table, tu es je le crains, le diable en personne… » [xxxvii] et tout comme Carmen, Arsène se qualifie de diable « Moi je fis le diable » [xxxviii]

A sa décharge, il faut ajouter que les femmes sont souvent très belles chez Mérimée bien que leur expression soit loin d’être douce. Les yeux de Colomba brillent « d’une joie maligne » [xxxix] lorsqu’elle voit Miss Lydia la regarder partir avec son frère. D’un autre côté, l’intrépide Colomba reste timide et respecte la place qui lui est donnée par la tradition, ce qui fait sourire son frère « en voyant Colomba hésiter à se mettre à table avec lui » [xl]

Alors que Vénus est d’une beauté plus parfaite que nature puisque le narrateur s’extasie « Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours ; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. » [xli] son expression, en revanche, est malicieuse jusqu’à la méchanceté insensible :

Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelques peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité.  [xlii]

Cela n’empêche nullement le narrateur de remarquer « c’est un admirable morceau. » [xliii] « avec un sourire diabolique » [xliv] avec des « yeux de tigresse » [xlv] une « expression de tigresse » [xlvi] et de se plaindre de ne pouvoir en faire le portrait : « impossible à dessiner » [xlvii] « cette diabolique figure » [xlviii] José définie les yeux de Carmen d’une manière très suggestive : « Elle me regarda fixement de son regard sauvage » [xlix] Pour tout dire, le portrait des femmes est loin d’être innocent chez Mérimée. Elles sont sujettes à la folie, diaboliques, intéressées et passionnées au-delà de toute commune mesure ce qui concoure à leur perte.

Cette étude pourrait cependant paraître bien partiale si n’était envisagé un autre aspect important du problème. Nous voyons que toutes ces femmes ont aussi un côté charmant qui les rend irrésistibles. Carmen se conduit en enfant : « Quand elle eut mangé des bonbons comme un enfant de six ans » [l] Colomba admire les fusils du colonel et souhaite que son frère en ait de semblables [li] et elle ne peut cacher « l’expression de joie enfantine » [lii] qui inonde son visage après que le colonel les donne en cadeau ! Quelquefois aussi, ces femmes  ont des accès de douceur et elles pleurent telle Arsène « Des sanglots étouffèrent sa voix » [liii] qui à l’encontre de Colomba, Carmen et Vénus, connaît ses moments de faiblesse « Quand on est malheureux, on n’a plus la tête à soi » [liv] En outre, il n’y a pas que les femmes qui sont belles et passionnées chez Mérimée. Par exemple, Alphonse l’est également, comme le note le narrateur « Alors je le trouvais vraiment beau. Il était passionné. » [lv] La passion embellirait-elle ?

Deux autres traits récurrents, généralement attribués au caractère féminin, qui émergent dans ces nouvelles, sont la soumission et la bonté. Avide d’apprendre, Colomba accepte les leçons promises par Ors’Anton. [lvi] En cela, elle ne diffère pas d’Arsène qui, comme le lui dit Mme de Piennes, qui soit dit en passant représente la bonté personnifiée,  « doit préférer l’amour divin à l’amour terrestre » [lvii] Dans le cas d’Arsène, toutefois, l’ambiguïté persiste. Est-elle le diable ou bien est-ce Madame de Piennes ? Mérimée laisse au lecteur le soin de décider et d’apprécier la critique sociale sous-jacente. Au pays, Colomba a la réputation d’être bonne, comme le confie Chilina a Orso « Mais c’est votre sœur surtout qui est bonne pour nous. » [lviii] La sensibilité de Colomba se manifeste aussi lorsqu’elle subit les effets de sa haine pour les assassins de son père. [lix] Et puis, Colomba est tout de même effarouchée  « lorsqu’elle se retrouve pour la première fois avec le colonel et sa fille » [lx] tout comme le fut Miss Lydia en entendant le matelot la comparer à une puce. [lxi] Bien que les femmes soient comparées à des animaux, Carmen tout d’abord à un chat [lxii], ensuite à un mouton,  [lxiii] les hommes le sont également : « Garcia était déjà ployé en deux comme un chat prêt à s’élancer contre une souris » [lxiv] Don José blessé s’identifie à un lièvre : « Que j’allais crever dans les broussailles comme un lièvre qui a reçu du plomb » [lxv] et les femmes se voient aussi réciproquement comme des animaux : l’Anglaise pense à l’effet que l’apparition de la Corse créerait dans les salons londoniens  « Quel lion, Grand Dieu à montrer ! » [lxvi] quant à Carmen, elle veut bien être le diable, mais pas un mouton : « Je suis habillée de laine, mais je ne suis pas un mouton » [lxvii] Malgré tout, les hommes apparaissent légèrement supérieurs et savent se contrôler « Si nous autres hommes nous n’avions pas quelquefois la ressource de détourner nos passions… »[lxviii] Mais comme l’avoue Don José : « Une jolie fille vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur arrive » [lxix]

Autant nous pouvons voir que dans le cas de Vénus, Arsène, Colomba et Carmen, l’auteur les décrit comme des créatures plus ou moins maléfiques, malignes, dévergondées, cruelle et animalesques, autant nous pouvons lire que ces héroïnes sont également jolies, irrésistibles et bonnes. En contrepartie, certaines d’entre elles, Madame de Piennes, Miss Nevill, la mariée et la mère du marié, répondent  à l’image féminine attendue d’elles.

Mais l’opposition entre ces jugements n’est peut-être qu’apparente : en effet, avec Colomba, nous avons déjà avec le titre un paradoxe d’envergure puisque le nom de Colomba évoque une colombe, la douceur, la paix alors que l’héroïne assume les qualités contraires ; elle  crie vengeance, se conduit en homme véritable à la grande surprise du préfet puisqu’il perçoit Colomba comme l’homme de la famille « Mademoiselle est le tintinajo de la famille ; à ce qu’il paraît » [lxx]  elle pousse son frère à la vendetta, n’hésite pas à lui tenir tête au sujet de la poudre qu’elle désire donner au bandit [lxxi] et comme un homme elle fond des balles ; [lxxii] C’est une ballade chantée par un marin [lxxiii] qui annonce Colomba au lecteur. Sa réputation la précède comme la Vénus d’Ille, annoncée par le tintement de la pioche contre le bronze.

Arsène attire l’attention sur elle par un suicide raté qui met le quartier en émoi. A ce propos, un détail mérite la peine d’être mentionné. Le docteur K. remarque après avoir été sur les lieux de l’accident : « Ces gens qui se tuent, dit-il, ils sont nés coiffés » [lxxiv] or le nom de famille Guillot signifie volonté-casque venant de Wil-helm. [lxxv] Certainement un trait d’ironie de Mérimée puisque être coiffé signifie avoir de la chance. Quelle chance en effet de réchapper d’un suicide pour mourir poitrinaire !! Et le docteur d’ajouter « Ce qu’il y a de plus piquant pour elle, c’est que, si elle s’était tuée, elle y aurait gagné de ne pas mourir de la poitrine ; » [lxxvi]

En tant que prénom, Carmen apparaît pour la première en France avec la nouvelle de Mérimée. Ce nom signifie en latin : chant, vers, poésie ou composition poétique, prière, son, note, mais encore poème, satyre, poème lyrique et il peut aussi être l’inscription au fronton d’un temple. Mais c’est aussi une prophétie, un oracle, un charme (dans le sens de formule magique). Beaucoup de choses pour une seule femme. Vu sous cet angle, les citations en début et en fin de nouvelle, respectivement : « Toute femme est du fiel. Elle a cependant deux bons moments : l’un au lit, l’autre au cimetière » et « En close bouche, n’entre point mouche. » [lxxvii] sont assez significatives de la mentalité de Mérimée. Dans cette optique, la mort de Carmen se déroule inéluctable et avec elle, celle de toutes les femmes trop libres.

La Vénus d’Ille est une trouvaille de Mérimée aussi attrayante que la Vénus de Milo, bien que purement fictive. Vénus évoque l’amour, la beauté, la perfection des statues grecques qui nous viennent en imagination. Pourtant, l’auteur, prévient rapidement le lecteur du pouvoir maléfique de l’idole à l’aide d’une inscription gravée dans le socle : « CAVE AMANTEM » que le narrateur traduit par « Prends garde à toi si elle t’aime » [lxxviii] ce qui nous donne pour ainsi dire une des clés du drame final. A cela, il convient d’ajouter que la devise de Mérimée « Souviens-toi de te méfier » [lxxix] a pu jouer un rôle dans le déroulement des nouvelles.

Un autre point qui  rapproche ces récits est en quelque sorte l’exotisme et la couleur locale dont elles sont empreintes. La Corse pour Colomba, l’Espagne pour Carmen, l’Antiquité pour la Vénus d’Ille et la misère pour Arsène Guillot, car ne l’oublions pas la misère faisait figure d’exotisme pour le public auquel les nouvelles étaient destinées. Un exotisme qui n’est pas sans rappeler celui qui, dans la littérature contemporaine, réside dans les banlieues sensibles. Cette couleur locale, chez Mérimée, détermine en partie le caractère des héroïnes. Mérimée aurait-il recherché un effet dramatique par l’opposition violente des couleurs comme le suggère Pierre Tahard ? [lxxx] Nous pensons que si cela est, la fonction du contraste est de démontré le sort réservé aux différentes sortes de femmes. Douces, soumises et tendres, elles sont socialement acceptées ; libres, indépendantes, hautaines et dominantes, elles sont refoulées du cadre de la société, si nécessaire par la mise en scène de leur mort.

Les deux jugements ne sont pas nécessairement contradictoires puisque la limite tragique de Mérimée consiste en ce qu’il reste un auteur de son époque. En effet, il ne peut octroyer aux femmes la liberté que d’un autre côté il leur confère. Elles se doivent de rester asservies (Colomba) ou de mourir (Carmen, Arsène). Même la Venus n’échappe pas à cette règle immuable. En tant que symbole de notre culture toute puissante qui ne saurait périr, elle est refondue, transformée, pour ainsi dire purifiée par le feu.

Comme nous avons pu le constater, le sort de ces quatre femmes subit la loi d’un destin implacable qui les amène toutes à une mort tragique. Pour toutes les quatre, cette mort se pare d’un élément dramatique accentué. Toutefois, nous pouvons parler d’une mort expiatrice. En effet, Arsène est punie de la vie de prostituée qu’elle a menée encore plus que d’avoir attenté à ses jours. Pas une seule fois Madame de Piennes lui reproche vraiment son geste inconsidéré. Arsène meurt après un triple martyr : la souffrance des contusions occasionnées par sa chute, le mal de poitrine qui la ronge et le regret de ne pouvoir croire à l’amour du beau Max. Ce dernier est destiné à Madame de Piennes, qui en récompense de la vie pieuse et charitable qui est la sienne, se voit octroyer la possibilité de se permettre une petite affaire. Dérogation autorisée et bénie par la morale bourgeoise, cette même morale au nom de laquelle Arsène doit périr. Apparemment, la bourgeoisie préférait fermer les yeux sur certains aspects de la morale !!

Carmen meurt assassinée par les mains de son amant. Bien que de toute évidence, la vie de Carmen soit loin d’être exemplaire, elle doit expier pour son désir de liberté plus que pour les infractions commises au code de bonne tenue et, principalement pour vouloir choisir le moment où elle quitte son amant au lieu d’attendre tranquillement qu’il se lasse d’elle. La morale de l’histoire est toute simple : Une femme ne peut être libre ou elle s’expose à la mort.

La Vénus d’Ille, selon toute apparence, symbole de culture, n’échappe pas à cette règle. Après avoir, pour le moins, dérangé la vie paisible du village et avoir fait fondre le malheur sur la famille Peyrehorade, elle est refondue. Destin annoncé dès le moment de sa première apparition lorsque la pelle la frappe et produit le tintement d’une cloche. Mérimée ne précise pas de quel genre de cloche il s’agit. Un tocsin ?

En ce qui concerne Colomba, peut-être ne meurt-elle pas physiquement, mais l’auteur envisage pour elle une seule position sociale possible : devenir la marraine de son futur neveu. Pour les jeunes filles de son époque, le mariage hors de portée équivaut à une mort sociale. Colomba est condamnée pour son indépendance, sa conduite masculine, peut-être aussi pour ses intrigues et sa cruauté. Alors que Miss Neville, restée très féminine d’un bout à l’autre de la nouvelle, se voit consacrée en temps que femme puisqu’elle aura accès au lot suprême, le mariage ! La jeune fille distinguée, très comme il faut se voit récompensée ; la jeune fille hommasse n’a plus qu’à rester vieille fille. Les joies du mariage lui sont refusées, il ne lui reste plus que la place de gouvernante, seule voie offerte à cette virago qui avait osé se conduire en homme, penser à l’honneur de la famille, à la revanche, à la vendetta, domaines exclusivement réservé aux mâles. Qu’elles soient belles et coquettes, froides comme le marbre des statues ou brûlantes comme les tisons du diable, il y a des domaines où les femmes ne sauraient s’aventurer sans encourir les affres de la mort méritée. Au contraire, restent-elles dans ce sentier tracé tout droit pour elles, le succès leur est grandement assuré par l’homme qui les aura élues à ses côtés.

De cela, il serait aisé de conclure que la fonction dramaturgique des caractérisations des personnages féminins dans la nouvelle de Mérimée, recèle une leçon de morale tacite qui sans être explicite reste du moins implicite et peut être appréhendée comme telle par le lecteur sensible aux mécanismes latents qui courent en trame de fond dans les nerfs de l’intrigue.

Notes


[i] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 32

[ii] Ibid. p. 32

[iii] Ibid.  p. 35

[iv] Ibid.  p. 33

[v] Ibid.  p. 35

[vi] Ibid.  p. 37

[vii] Ibid.  p. 51

[viii] Ibid.  p. 70

[ix] Ibid.  p. 70

[x] Ibid. p. 70

[xi]Ibid.  p. 71

[xii] Ibid.  p. 79

[xiii] Ibid.  p. 81

[xiv] Ibid. p. 84

[xv] Ibid. p. 95

[xvi] Ibid.  p. 97

[xvii] P. MERIMEE, Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 52

[xviii] Ibid.  p. 53

[xix] Ibid.  p. 55

[xx] Ibid.  p. 77

[xxi] Ibid.  p. 123

[xxii] Ibid.  p. 125

[xxiii] Ibid.  p. 215

[xxiv] P. MERIMEE, Carmen, Paris, Librio, 1984, p. 56

[xxv] Ibid.  p. 35

[xxvi] Ibid.  p. 37

[xxvii] Ibid.  p. 60

[xxviii] Ibid.  p. 60

[xxix] P. MERIMEE, Lettres à Madame de Montijo I, Paris, Mercure de France, 1957, p. 147

[xxx] P. MERIMEE, Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 87

[xxxi] Ibid.  p. 134

[xxxii] Ibid.  p. 84

[xxxiii] Ibid.  p. 44

[xxxiv] P. MERIMEE, Carmen, Paris, Librio, 1984, p. 36

[xxxv] Ibid.  p. 40

[xxxvi] Ibid.  p. 41

[xxxvii] P. MERIMEE, Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 158

[xxxviii] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 103

[xxxix] P. MERIMEE, Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 84

[xl] Ibid.  p. 98

[xli] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 39

[xlii] Ibid.  p. 40

[xliii] Ibid.  p. 44

[xliv] P. Mérimée, Carmen, Paris, Librio, 1984, p. 53

[xlv] Ibid.   p. 144

[xlvi] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 46

[xlvii] Ibid.  p. 47

[xlviii] Ibid.  p. 47

[xlix] P. MERIMEE, Carmen, Paris, Librio, 1984, p. 59

[l] Ibid.   p. 41

[li] P. MERIMEE, Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 51

[lii] Ibid.   p. 51

[liii] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 94

[liv] Ibid.  p. 79

[lv] Ibid.  p. 48

[lvi] P. Mérimée, Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 107

[lvii] P. Mérimée, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 94

[lviii] P. Mérimée, Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 112

[lix] Ibid.   p. 126

[lx] Ibid.   p. 51

[lxi] Ibid.   p. 34

[lxii] P. MERIMEE,Carmen, Paris, Librio, 1984, p. 31

[lxiii] Ibid.   p. 33

[lxiv] Ibid.   p. 54

[lxv] Ibid.   p. 56

[lxvi] P. MERIMEE, Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 85

[lxvii] P. MERIMEE, Carmen, Paris, Librio, 1984, p. 41

[lxviii] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 99

[lxix] P. MERIMEE, Carmen, Paris, Librio, 1984, p. 49

[lxx] P. MERIMEE,Colomba, Paris, Classique Hachette, 1996, p. 134

[lxxi] Ibid.  p. 100

[lxxii] Ibid.  p. 104

[lxxiii] Ibid.  p. 31

[lxxiv] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 75

[lxxv] A. DAUZAT, Dictionnaire des noms de famille et prénoms de France, Paris, Larousse, 1951, p. 314

[lxxvi] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, pp. 75-76

[lxxvii] P. MERIMEE, Carmen, Paris, Librio, 1984, p. 68

[lxxviii] P. MERIMEE, La Vénus d’Ille et autres nouvelles, Paris, GF Flammarion, 1982, p. 41

[lxxix] E. GANS, Les premières nouvelles de Mérimée, Paris, Archives des lettres modernes, 1972, p. 15

[lxxx] P. TAHARD, Prosper Mérimée et l’art de la nouvelle, Paris, Nizet, 1952, p. 21