Dominique Bona

« Palimpsestes identitaires dans Le Manuscrit de Port-Ébène de Dominique Bona » dans Australian Journal of French Studies, volume XLIV, Number 1, 2007, pp. 69-83

 

Méthodologie et analyse

Le Manuscrit de Port-Ebène (1998)[1] retrace à l’aide de plusieurs niveaux narratifs parallèles les implications historiques, éthiques et politiques de la période coloniale à Saint-Domingue. L’histoire du roman est simple. Sur l’instigation de ses parents, une jeune femme, originaire de Bordeaux, épouse un planteur, Pierre Nayrac, sans l’avoir jamais rencontré auparavant. À la suite de ce mariage arrangé, elle part retrouver son époux sur l’île d’où elle devra fuir lors des révoltes. Une grande partie du récit comprend son séjour, sa rencontre et son adaptation aux mœurs en vigueur dans cette culture éloignée de la métropole où règne l’esclavage et les imbrications ethniques causes des troubles incendiaires. De retour en France, elle écrit ses mémoires, le manuscrit dont l’éditeur Camus prend connaissance. Le manuscrit et la lecture de celui-ci forment la trame diégétique où deux narrateurs se partagent le récit.

Notre étude se présente en sept sections fermées par une conclusion. Nous entamons notre analyse par la présentation de la composition du roman et les différents narrateurs ainsi que la notion d’intertextualité par laquelle nous introduisons celle de métissage qui nous semble être la structure même de l’échafaudage narratif. L’enchevêtrement d’un récit enchâssé et d’un récit enchâssant nous permet de parler de mise en abyme illustrée par la description de deux tableaux qui sollicitent la mémoire de l’éditeur alors que ce dernier tente plutôt de s’adonner à l’oubli. En cela, il démontre être le contraire de la Dame de Saint-Domingue qui confie la mémoire de ses souvenirs au papier. La question éthique que nous abordons dans la dernière section conduit à notre conclusion.

Nous adressons plus particulièrement les structures narratologiques employées par l’auteur comme facteurs de l’élaboration identitaire des personnages. Nous recherchons les traces de la mémoire, collective et individuelle, et leurs imputations idéologiques et éthiques inhérentes à l’époque diégétique. Dans ce dessein, nous nous appuyons  sur les positions de Jean-Marc Moura, telles qu’il les a formulées dans La Littérature des lointains[2] et Lire l’exotisme,[3] ainsi que sur celles  d’Edward Said dans Culture et impérialisme.[4] Nous reprenons dans notre étude comme définitions du récit, de l’histoire et de la narration celles de Genette stipulées dans Figures III[5] que nous rappelons brièvement. L’histoire est définie comme le signifié ou le contenu narratif, le récit le signifiant ou l’énoncé et la narration l’acte narratif lui-même. Genette considère aussi par extension la narration comme la situation dans laquelle l’acte narratif est accompli. Cette situation peut tout aussi bien être fictive que réelle.[6] En ce qui concerne les narrateurs, nous distinguons le narrateur homodiégétique présent dans la diégèse qu’il raconte et le narrateur hétérodiégétique qui en est absent. Mieke Bal différentie encore parmi les narrateurs homodiégétiques ceux qui sont le personnage principal de leur récit, nommés les narrateurs autodiégétiques, de ceux qui n’en sont que le témoin.[7] Pour ce qui est des différentes catégories de la mémoire auxquelles nous faisons appel, nous référons à l’ouvrage de Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire.[8]

Le Manuscrit de Port-Ebène

Le roman fait alterner quatorze sections[9] variant de trois à trente pages chacune. Sept d’entre elles (les sections 1-3-5-7-9-11-13) concernent la vie de la jeune femme. Débarquée à Saint-Domingue en 1784, elle doit s’acclimater à la vie des tropiques. Relaté à la première personne, il s’agit d’un manuscrit: Mémoires écrits en France pour servir à l’histoire de Saint-Domingue (p. 39, souligné dans le texte).  Ces passages mettent en scène ce que Jean-Marc Moura appelle “la différence potentiellement merveilleuse, d’un lieu ou d’une culture réels mais autres”[10] dans la perspective d’un voyage rétrospectif, car c’est de retour en France que la jeune femme entreprend la rédaction de ses mémoires. Le narrateur y est autodiégétique. Les sept autres sections (2-4-6-8-10-12-14) sont relatives à l’éditeur, Jean Camus, et sa lecture du manuscrit. Agrémentées de quelques souvenirs et précisions biographiques de celui-ci, le narrateur y est hétérodiégétique. L’action de ces sections se situe à une époque contemporaine de la seconde moitié du XXe siècle.

Les scènes de la vie de la jeune femme dont le prénom reste inconnu, sont narrées de façon linéaire. Elles s’étendent depuis son arrivée sur l’île jusqu’aux scènes de rébellion et de révolte qui la forceront à quitter Saint-Domingue. Au contraire, les passages relatifs à l’éditeur n’ont de linéaire que ce qui concerne la lecture du manuscrit que le lecteur découvre en même temps que lui. Pour le reste, elles évoquent des bribes de son passé, son désir d’oubli, ses réflexions sur le manuscrit et sa visite au descendant de l’auteur dudit manuscrit.

La première section (relative au manuscrit) décrit, entre autres, les mœurs et les différences entre les sujets divers de l’île à l’arrivée de la jeune femme  qui explique: “Peu de gens de France emmenaient leur famille d’origine à Saint-Domingue. La plupart, quoique souvent mariés sur le continent, prenaient pour compagne une négresse et fondaient un autre foyer” (pp. 32-33).  Le narrateur qui dans ce cas n’est autre que la Dame de Saint Domingue, stipule que les enfants issus de ces mariages sont: “quarteron, griffes, mameloucks, marabous, sacatras” (p. 32)[11] et distingués “selon l’origine et le degré du croisement” (p. 32).  Son mari, Julien Nayrac, est le père de deux mulâtres: Jean et Pierre, fils de Vénus, sa maîtresse noire.

Dans la seconde section, apparaît Jean Camus, l’éditeur qui lit le manuscrit et envisage sa publication. Il s’interroge sur la nécessité de mettre des “N. de E.” en bas de page. Par exemple, à la première apparition du nom “Saint-Domingue” il indiquera certainement: “Ancien nom d’Haïti, du temps où cette partie de l’île Hispanolia était une colonie française (jusqu’en 1804)” (p. 41).  Tel aussi:

lorsque le mot  “mulâtre” surgirait sous la plume de la dame, ne serait-il pas bon de préciser dans un petit 2 discret, pourquoi pas en italique: “Au féminin, mulâtresse. Nom tombé en désuétude.” Et de poursuivre joliment en copiant le Larousse: “Provient de ‘mulet’, hybride d’âne et de jument.  Désignait à l’époque, spécifiquement, l’enfant d’un Blanc et d’une Noire, ou – plus rare – d’un Noir et d’une Blanche. Il est plus précis que ‘métis’, terme générique (de mixtus, mélangé), qui désigne un individu ‘issu du croisement de sujets de races différentes, sans en spécifier le degré.” (pp. 41-42, souligné dans le texte)

Dans ce passage, nous pouvons déceler l’intertextualité avec pour référents quelques noms dont celui, ô combien suggestif: Larousse. Le terme d’“Intertextualité” a été introduit par Julia Kristeva[12] et amplement commenté par Michel Riffaterre[13]. Un phénomène de  “transtextualité” auquel Gérard Genette réfère et nomme aussi “ hypertextualité”.[14] Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours des rapports d’un texte donné avec un autre antérieur ou “l’hypotexte” selon Dominique Noguez[15] pour qui le rapport est toujours subjectif car il dépend  des connaissances du lecteur.  Comme le remarque Vincent Jouve, et comme nous le verrons plus loin: “Le procédé peut se faire plus subtil: la référence intertextuelle ne tient parfois qu’à un prénom.” [16] L’intertextualité sollicite donc la mémoire du lecteur et sa capacité à évoquer d’autres textes en rapport avec celui qu’il a sous les yeux. De même pour Camus, le lecteur du manuscrit qui pense au Larousse. Ici, nous avons affaire à l’intertextualité dans le texte par la lecture de Camus et à plusieurs référents extra diégétiques: Haïti, Saint-Domingue, Larousse, Camus, la notion de métissage.

Métissages

D’ors et déjà, la notion de métissage se fait jour dans ces deux premières sections. Non seulement le métissage de la population comme le laissent voir le manuscrit et les réflexions de l’éditeur, mais, aussi le métissage des textes. En faisant alterner les sections traitant de la vie de l’île avec celles de la lecture de l’éditeur dans la structure du roman, l’auteur en a tendu la trame de deux récits entrelacés. Nous voyons dans cette construction du texte, qui n’est pas sans rappeler l’“hybridation”[17] nommée par Ali Abassi et la “polyphonie”[18] ainsi que l’“ hybride”[19] de Mikhaïl Bakhtine, ce qui pourrait être la mise en abyme du métissage de la population de l’île. Dans cette optique, le texte tissé de deux lignes de récit distinctes, qui se rencontrent néanmoins à certains interstices, est un texte métis, c’est-à-dire un texte mélangé, fait moitié d’une chose, moitié d’une autre. Dans le cas précis de ce roman, moitié manuscrit et moitié lecture dudit manuscrit par l’éditeur constituent la diégèse. En outre, la structure du roman comprend un récit enchâssant: les scènes où apparaissent Jean Camus, et un récit enchâssé qui forme le manuscrit et relate la vie à Saint-Domingue. De toute évidence, le récit enchâssé où le décor familier a été remplacé par les aléas existentiels dans un cadre mal connu est d’inspiration exotique.[20] S’y révèle l’attitude de la jeune femme envers l’étranger et toute sa sensibilité, déployée dans le contexte de son séjour.  Ce voyage l’a aidée à se former aux mœurs de l’île, avant qu’elle n’en soit chassée par les événements, jusqu’à prendre pour amant un des fils “mulâtres” de son mari.

D’autre part, nous pouvons lire chez Moura que le personnage d’un récit exotique “traverse plusieurs zones sémiotiques par son voyage”.[21] En effet, Moura voit l’univers diégétique formé de deux parties: l’Ici et l’Ailleurs. Ce rapport entre ces deux zones sémiotiques constituent, selon lui, la spécificité d’un récit exotique. Dans ces rapports, se distinguent deux types généraux. Dans l’un, le pôle européen l’emporte, il s’agit avant tout de l’aventure du voyageur, un “parti-pris de soi” dont Le Mariage de Loti est un exemple. Dans l’autre, ce sont les Autres qui ont la parole. Une illustration de ce “parti-pris de l’autre” est Les Immémoriaux de Victor Segalen.

Dans Le Manuscrit de Port-Ebène, nous pouvons observer l’univers diégétique formé des deux parties dont nous entretient Moura. L’Ici, avec les sections Camus, l’Ailleurs étant le manuscrit. Les différentes zones sémiotiques sont de cette façon clairement définies. Mais aussi, à l’intérieur du manuscrit lui-même, l’héroïne doit traverser plusieurs zones, tant spatiales que temporelles. Son attitude mentale envers les esclaves est celle commune à son époque et ses préjugés. Ne rapporte-t-elle pas les paroles de Nayrac au sujet d’Amédée, un métis: “Parmi les créoles, malgré la paresse qui est une des tares les plus courues de l’île, c’est un homme courageux et opiniâtre” (p. 115).  Ce discours sur les tares rejoint celui relevé par Jennifer Yee, qui précise que le métis, selon les idées reçues en vigueur à l’époque, héritait des traits de caractère des deux races parentes que l’on jugeait négatifs.[22]  De plus, nous avons, dans la narration, le récit par les Autres, Amédée et Pierre, qui content les fables de l’île. Nous pouvons alors observer ce métissage jusque dans les formes de l’exotisme dont parle Moura: “parti-pris de soi” et “part-pris de l’autre” à doses égales. Le rôle joué par la mémoire est d’une importance capitale. Tant pour l’héroïne, puisque c’est de retour en France qu’elle entreprend l’écriture de ses souvenirs, que pour Amédée et Pierre, qui ont reçu et transmettent oralement les fables.

Mise en abyme

Mieke Bal constate trois rapports possibles entre récit enchâssé et récit enchâssant. Le rapport peut être causal, thématique ou purement narratif.[23] Nous venons de voir plus haut que dans le manuscrit l’instance narrative est autodiégétique. La Dame de Saint-Domingue, de retour en France, consigne ses mémoires en un manuscrit. Ce dernier parvient à l’éditeur Camus par l’entremise d’un descendant. Le récit second, le manuscrit, influence le récit premier par les termes relatifs au métissage et les référents employés. Le récit premier est aussi influencé d’une autre manière.

Accrochés au mur de son mas, Camus possède deux toiles d’artiste peintre:

L’une, l’œuvre d’un dénommé Gourgue, représentait une scène de vaudou. On y voyait un cou de poulet tranché, un couteau et du sang dans une coupe. Cette scène macabre, qui convenait à son humeur du moment – il aurait bien vu alors la jolie tête de son amie blonde dans cette messe noire – , lui plaisait toujours autant, pour son équilibre et son mystère, et la plus curieuse sensation de paix et presque de sérénité qui, paradoxalement s’en échappait.   (p. 40)

La seconde fois qu’il observe ce tableau, l’éditeur a lu la moitié du manuscrit. Jean Camus lit le tableau de la même manière qu’il lit le manuscrit. L’un en levant les yeux de l’autre. En plus de “l’hybridation par le pictural”[24] nous voyons dans ce passage une figure ekphrasique. La description est plus développée que la précédente:

A sa gauche, l’un des deux tableaux naïfs qu’il avait rapportés de Port-au-Prince représentait une scène de vaudou. Il dégoulinait de sang, sur un fond d’obsidienne – le peintre n’avait pas lésiné sur les couleurs. Un cou de poulet, qu’une main invisible avait tranché, laissait coulé dans une coupe, déjà à moitié pleine, un flot d’hémoglobine. Un couteau dont la lame acérée était maculée de frais flottait au-dessus du vide, dans l’attente du prochain sacrifice. Le fond de la toile mettait particulièrement en valeur le rouge, auquel le peintre avait donné une tonalité triomphale et joyeuse. Par un jeu naïf de contrastes, une lumière blanche, pareille à celle d’un phare, soulignait l’acier de la lame et la rotondité de la coupe. Ce Graal contenait le sang de la victime consacrée. Le poulet avait un œil vif et courroucé, ce qui enlevait à l’œuvre son caractère dramatique et introduisait même un certain effet comique. (p. 132)

Sa perception du tableau a évolué. Il a lu des scènes de vaudou, l’histoire de Fatousi qui “menait les calendas” (p. 114) et les fables racontées par Amédée, son fils, à l’héroïne du manuscrit. Bien que de toute évidence, Camus souligne le macabre de la scène à la première observation, à la seconde, il en relève, au contraire, la tonalité triomphale et joyeuse que lui confère le rouge omniprésent, le sang de la vie. La scène de vaudou ne lui apparaît plus aussi laconique et superficielle. Il est capable d’en déceler le rituel. Le sang n’est plus seulement dans la coupe. Il dégouline de tout le tableau et le couteau attend le prochain sacrifice. Le couteau et la coupe, symboles phallique et utérin, se retrouvent dans le rouge traversé d’une lumière blanche, transpercé. Métaphorisation de l’union du masculin et du féminin, union des opposés, indispensable à la naissance d’une nouvelle unité.

En outre, dans une perspective métaphorique, enfouie sous le sang de la toile pourrait se trouver une autre symbolique en la figure du coq blanc sacrifié. À l’étranger, pour tout le monde, le coq reste l’emblème de la France.[25]  À l’époque de la révolte, en 1791, Augustin Dupré grave sur le grand écu constitutionnel de six livres le coq gaulois. Cette présence monétaire lui assure une diffusion considérable[26] et sur l’île, il devient sans aucun doute l’emblème de la métropole. Dans cette optique, la scène de vaudou s’éclaire d’une autre lumière. En effet, dans le vaudou traditionnel des sacrifices d’animaux, coq, taureau, chèvre, chien, voire d’humains sont offerts aux divinités du panthéon.  Toutefois, dans le cadre fictionnel de la diégèse, nous avons affaire non pas à une scène de vaudou mais à la description d’une représentation picturale d’une scène de vaudou. Son coq au cou tranché signale une autre possibilité métaphorique. Celle de la population blanche de l’île, les planteurs français, égorgés pendant les émeutes, comme le fut Julien Nayrac au cours de l’incendie allumé dans sa plantation. La Dame de Saint-Domingue doit la vie sauve à sa liaison adultérine avec Pierre, l’un des deux fils de Nayrac, qui s’est développé comme l’un des chefs rebelles. D’un autre côté, le coq étant le seul oiseau que l’on castre[27] ce peut être la métaphorisation de l’empire de France symboliquement amputé de son territoire îlien représenté dans la diégèse. Mais, le coq est aussi valorisé par les textes patristiques.[28] Sa mise à mort signifierait alors dans ce sens la suprématie du culte vaudou où dans la diégèse, le “Graal” récupère le sang du poulet égorgé, sur celui de la chrétienneté. Toutefois, ces possibilités doivent être abordées avec prudence. Bien qu’une exposition des tableaux de Jacques-Enguerrant Gourgue[29] révélât le symbolisme vaudou dans son travail, l’auteur ne précise pas s’il s’agit d’une toile de ce peintre. Camus appelle le peintre “un dénommé Gourgue”.  Rien ne permet d’assurer qu’il s’agisse bien du même. D’autre part, il est certain que le vaudou fut un refuge, une forme de résistance des esclaves à l’oppression ce qui pourrait soutenir la présomption d’un coq blanc métaphorisant la population blanche de l’île dans la symbolique de l’auteur.[30]

Peu de révolutions se sont déroulées sans effusions de sang. Celle de Saint-Domingue n’échappe pas à la règle. Tout ce sang étalé sur la toile est aussi la métaphore de la révolution sanglante qui a enflammé l’île, et ce sang est teinté d’une nuance triomphale. Camus en est conscient et tente d’échapper à la révélation que lui apporte la contemplation de la toile après la lecture du manuscrit: “Un bref instant, il sembla à Jean Camus que ce poulet allait se fâcher, et sortir de la toile pour le prendre à témoin de la criante injustice dont il était la victime. Sur le point de ricaner, et – qui sait? – d’engager un dialogue avec la volaille décapitée, il s’extirpa de la contemplation de la toile et se dit qu’il serait temps de revenir au présent” (p. 132).

Cette description du premier tableau est une mise en abyme des récits sanglants relatés dans le manuscrit, le récit second du roman. Le rapport entre les deux récits est un rapport d’analogie. Le récit second influence le récit premier. La Dame de Saint-Domingue, par ses mémoires influence la perception de l’éditeur dont la profession découle du récit second en forme de manuscrit. En effet, quoi de plus naturel pour un manuscrit que d’être lu par un éditeur. Il est aussi question d’un rapport narratif entre les deux puisque le seul fait que la Dame ait écrit ses mémoires fait que l’éditeur lit le manuscrit dans lequel elles sont consignées. C’est l’acte d’écriture qui déclenche celui de la lecture. L’acte narratif du récit second influence les événements du récit premier. Pour citer Bal: “Ce n’est pas le contenu du ‘métarécit’, mais l’acte même de narrer qui influence les événements du récit premier.”[31] La structure narrative, la mise en abyme, contribue dans le cas présent à l’élaboration identitaire de Camus. Il apparaît alors, comme une personne sensible et influençable par la lecture. Les changements de niveau de la narration, les passages d’une section à une autre, se font par métalepses narratives dans lesquelles la mémoire tient un rôle appréciable.

Mémoire

Jean-Yves et Marc Tadié distinguent quatre sortes de mémoires relatives aux souvenirs :

La mémoire romantique, qui est cette tentative de retrouver, en retournant dans les cadres auxquels nous avons confié nos sentiments, la sensation de ceux-ci. La mémoire imaginative, qui reconstruit, à partir de l’image que nous apporte le souvenir, un sentiment que nous croyons avoir éprouvé à ce moment. La mémoire affective, qui est un sentiment présent créé par le choc affectif du souvenir. La mémoire sensitive […] qui nous envahit de la sensation ressentie autrefois avant, ou même sans, que le souvenir image ne parvienne à la conscience.[32]

En fait, c’est la “mémorisation collective”[33] des coutumes qui permet par la transmission orale à Pierre et Amédée de conter les fables de l’île. Cela grâce à leur mémoire personnelle et leur capacité à les mémoriser. Et c’est la mémoire personnelle de la Dame de Saint-Domingue qui les sauvegarde pour la postérité en les consignant dans ses mémoires. Au cours de ce processus, elle se sert de la mémoire imaginative puisque, grâce à ses souvenirs, elle est capable de noter les sentiments qui l’envahissaient durant son séjour. D’autre part, sa mémoire romantique fonctionne aussi dans ce cas. Elle se transporte en imagination dans les lieux qu’elle a visité pour en retrouver les sensations alors éprouvées. Ces souvenirs peuvent être plus ou moins factices, imaginaires:  “le souvenir d’un fait nous revient et nous recréons par l’imagination l’impression que nous pensons avoir éprouvée au moment où il s’est produit”.[34] Impossible de trancher sur la nature exacte de ses souvenirs. La Dame de Saint-Domingue parle uniquement de son séjour sur l’île, non de la manière dont elle s’en souvient.

Avec le souvenir du second tableau, un autre phénomène est à l’œuvre bien que la structure narrative soit similaire à celle du premier tableau qui est en premier lieu présenté de façon anodine:

Le second tableau, signé Antoine Obin, un neveu du fameux Philomé, représentait une scène militaire : trois officiers noirs – d’origine africaine – , en uniformes d’Empire, se tenaient debout, sur une véranda ouverte sur la savane. Antimilitariste, et peu enclin au culte napoléonien, Camus l’avait acheté pour son humour, sans même savoir qu’il illustrait un épisode cruel de l’histoire de cette partie de l’île : la rébellion des esclaves contre leurs anciens maîtres et leur guerre pour les droits de l’homme.    (p. 40)

Jean-Jacques Rousseau retrouvait les sensations de certains lieux à la contemplation de son herbier: “Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes dont l’aspect a toujours touché mon cœur: mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier et bientôt il m’y transporte.” [35] C’est la mémoire affective qui lui fait revivre les lieux aimés. Ses sentiments s’animent par le souvenir. Pour Jean Camus en visite chez un historien, c’est le récit des événements, qu’il n’a pas connus, qui lui rappelle le tableau qu’il possède. Le tableau, dont il ignorait le sujet représenté, s’éclaire d’un jour nouveau. Grâce à la mémoire de l’historien habile à narrer les faits, et la lecture du manuscrit, la signification  prend toute son ampleur:

il songeait au tableau naïf qu’il avait rapporté à Maguelonne, où trois officiers noirs, en uniformes napoléoniens, tiennent une conférence au sommet ; ce ne pouvaient être que Dessalines ou Toussaint, peut-être Pétion, ou un de leurs lieutenants. Il ne s’était jamais posé la question. Ce qu’il aimait dans ce tableau, c’était la fenêtre ouverte sur un mur rose, par où transparaissait l’ébauche d’un paradis terrestre – un ciel bleu, une branche de palmier que le vent caresse, et l’ombre d’un oiseau.    (pp. 277-278)

À la lecture de la description du second tableau, l’ignorance de Camus au sujet  de l’île, où il a jadis fait un bref séjour vacancier, est évidente. Les deux tableaux, accrochés au mur de sa maison,  lui rappellent son voyage à Saint-Domingue, “un paradis pour les vacances” (p. 39).  Après sa lecture du manuscrit, un récit de voyage, il comprend que l’île n’a pas été qu’un paradis terrestre mais a connu des moments sanglants. Cette quatrième section ekphrasique, la seconde description du second tableau, illustre un autre trait de caractère de Camus: sa capacité de réflexion. Il est maintenant capable de mettre un nom sur les acteurs de ces événements gravés dans l’histoire de l’île. Son souvenir du tableau se réinscrit dans sa mémoire qui “en abolit la charge affective”.[36] Il découvre le caractère fallacieux de son impression première: l’image d’un paradis terrestre et prend conscience de la dimension historique de l’œuvre d’art.

La lecture du manuscrit lui révèle la sanglante histoire qui s’est déroulée sur l’île à l’orée de la révolution française. L’une des raisons de ces troubles arguée par la Dame de Saint-Domingue est le non-respect du Code Noir de 1685 par les Blancs de l’île:

Les libres s’éveillaient à leurs droits. Tenus à l’écart de l’administration et des  conseils de la colonie, ils constituaient la classe la plus nombreuse de l’île après les esclaves et n’exerçaient plus seulement des métiers d’artisans, la médecine ou le commerce. Certains […] occupaient la place des Grands Blancs, qui leur concédaient leur propre autorité. Maîtres sur leurs plantations, assurés depuis notre ancien Roi de jouir des mêmes droits, privilèges et immunités que les Blancs malgré leur sang mêlé, ils étaient cependant obligés pour les faire valoir de rappeler souvent cet édit de 1685 que nous nommions le Code Noir. Il n’était de fait guère appliqué.

L’administration de la colonie se fondait sur des usages et des préjugés. Elle regardait les libres comme des gens de rien et, déployant des trésors de mauvais vouloir, elle dressait devant eux toutes sortes d’obstacles. Elle tâchait  […] de décourager les mariages entre Blancs et métis; elle exigeait aussi une autorisation spéciale, qu’elle refusait fréquemment […]. Mais elle favorisait par là le mécontentement des libres, dont la colère grondait; l’hostilité des Blancs, leur refus obstiné de partager leurs droits allumaient les foyers du futur incendie. Seuls quelques esprits éclairés, minorité impuissante, proposaient dialogues, consultations et ouverture.   (pp. 89-90)

La vision des Blancs sur la population de l’île est racialisante, et place le colonisé à un niveau inférieur de leur modèle de référence qui est aussi le leur, c’est-à-dire, celui d’un homme blanc, français, à la rigueur européen et catholique.[37] Leur installation sur l’île leur procure des avantages et des privilèges et des profits qu’ils n’abandonnent pas de bon cœur. Cela se comprend aisément. En effet, l’espoir de voir leur profit s’accroître joue un rôle crucial dans leur convictions[38]  et  la présence des esclaves et l’esclavage leur assurent la prospérité. Une des raisons de soutenir la légalité de l’esclavage est donc économique. Comme le signale Frantz Fanon, le principe d’infériorité du colonisé doit être maintenu pour en assurer le dépouillement car cela ne pourrait se faire si on le tenait pour semblable et égal. Il s’agirait alors d’un acte criminel punissable par la loi.[39] À ce sujet, la Dame de Saint-Domingue déclare dans ses mémoires que “même à Paris, capitale de toutes les audaces, il fallut près de cinq ans aux révolutionnaires pour en arriver à un décret d’abolition” (p. 227).

Entre-temps, la révolte gronde, “[c]ar les Blancs, à de rares exceptions près, et presque tous les métis, s’ils étaient partisans de l’égalité civique, ne l’envisageaient cependant que pour les libres. Les esclaves n’entraient pas dans la catégorie de ceux qui pouvaient bénéficier des droits de l’homme. Ils n’étaient pas des citoyens” (p. 227).  Dans ce contexte, les différences raciales préservées protègent les intérêts économiques de la population blanche et  des métis. Les esclaves noirs n’entrent pas en ligne de compte. Selon Frantz Fanon, le morcellement du monde est avant tout défini par l’appartenance raciale.[40]  C’est ce clivage qui déchire la population îlienne. Sur l’île, les révolutionnaires n’agissent pas de manière active contre les esclaves, ils se  contentent d’ignorer leur existence et leurs droits, de les enfouir sous une chape de silence. “Un silence gêné, contrit, mais aussi virulent qu’un acte: la Révolution ne fit d’abord rien pour les esclaves. A ses yeux, ils n’étaient point encore des hommes” (p. 229).   Il est plus simple d’oublier.

Oubli

Un autre aspect qui différentie les deux parties de la diégèse est l’oubli. Toutefois, peut-on concevoir l’oubli s’il n’y a eu connaissance au préalable.[41] Autant nous pouvons voir que la dame de Saint-Domingue se rappelle, dans le moindre détail, son séjour, autant nous pouvons lire que Camus tente d’oublier le plus possible sa vie passée.

A quoi bon raviver la mémoire? Jean Camus, partisan à tout crin de l’oubli, se défendait, par hygiène mentale. Quand un souvenir l’apitoyait trop ou lorsqu’il le gênait, le rendait triste ou amer, comme aujourd’hui, il l’éloignait. A cinquante ans, il se méfiait des assauts du passé. “En avant toute”: sa devise l’aidait à larguer les amarres. Trop vieux pour entreprendre une psychanalyse et remonter à la source de ses ruptures, pour y dénicher il ne savait quoi – de mauvaises pulsions, des turpitudes sans doute – , il considérait comme un devoir son délit de fuite. Alger, la famille, l’université, tout cela était déjà loin. Il s’agissait de vivre le présent, d’en savourer pleinement la qualité intense et volatile.      (pp. 82-83)

Toutefois, “ les récits de voyage incitent à la comparaison” [42] et le mot “créole” le ramène sans cesse à ses origines: “Synonyme? Camus ne l’ajouterait pas, mais il le pensait: ‘Pied-noir’.  Et il pourrait préciser: ‘Qui n’est ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs.’ Qui cherche sa source” (pp. 47-48).  Le terme “Pied-noir” est essentiel pour lui originaire d’Alger “où il vécut jusqu’à l’indépendance” (p. 81).  Le parallèle entre Camus et la dame du manuscrit est qu’ils sont tous les deux des exilés. Camus a dû quitter l’Algérie, la femme, Saint-Domingue.

L’oubli a partie liée avec la mémoire et le pardon. Or, Camus préfère oublier que d’avoir à pardonner. Il manipule sa mémoire vers l’oubli.[43] En résumé, les réflexions sur le regard intérieur de John Locke érigent la mémoire “en critères d’identité”. [44] C’est le phénomène à l’œuvre dans le cas de la Dame de Saint-Domingue. Sur l’île, elle se souvient de la métropole. De retour en France, elle se remémore sa vie sur l’île. Sa raison de vivre s’est logée dans le souvenir et la mémoire. Au contraire, en paraphrasant Locke, nous pouvons dire que Camus érige l’oubli en critère d’identité. Il lui est nécessaire d’oublier sa vie antérieure à son installation dans sa maison d’édition pour trouver la paix. Cependant, grâce à la lecture du manuscrit et la mémoire de son auteur, il retrouve la paix, un instant troublée et accède, non seulement à la mémoire et au souvenir mais aussi au pardon:

Jean Camus s’efforça de chasser les images douloureuses que l’esprit-de-vin, mêlé au conservateur et au poison, avait ramenées à sa conscience. Le visage de sa mère restait en suspens sous ses yeux, comme une apparition. Morte d’un cancer, une dizaine d’années auparavant, il la revoyait toujours sur son lit de souffrances, creusée par la maladie, vieille avant l’âge. Or, elle retrouvait aujourd’hui pour lui le visage de sa jeunesse et elle lui souriait.  (p. 82)

Si nous nous référons aux définitions de la mémoire citées plus haut, c’est de la mémoire affective dont il s’agit dans ce passage: “Celle qui nous fait éprouver, à l’évocation d’un souvenir, un sentiment, une impression, une sensation.” [45] Un nouveau souvenir de sa mère s’est réécrit en palimpseste sur l’ancien. C’est de sa mère souriante qu’il se souviendra dorénavant. L’oubli et la mémoire ont cependant une chose en commun. Tous les deux relèvent du temporel. Dans la diégèse, les différents niveaux spatiaux temporels sont accentués. Le récit du manuscrit se joue sur l’île dans les années 1780; la vie de l’éditeur dans la seconde partie du XXe siècle, sur la métropole. L’éthique n’est plus la même, elle a changé entre ces deux périodes.

Éthique

Le choix du nom de l’éditeur, Camus, n’est certainement pas innocent. D’autant plus que, tout comme l’écrivain Albert Camus, il est originaire d’Algérie. Selon Edward Said, Albert Camus est un représentant de la “domination occidentale sur le monde non européen”[46] et non de la “conscience occidentale”.[47] Dans la diégèse, l’éditeur Camus est le représentant de la domination éditoriale sur le monde auctorial. En témoigne sa volonté d’annoter le manuscrit, d’y imprimer son sceau. Un autre parallèle avec l’écrivain réside en ceci. Albert Camus est devenu célèbre en s’exprimant sur les problèmes sociaux, intellectuels et historiques des décennies 1930 et 1940.[48] L’éditeur de la diégèse s’intéresse aux problèmes sociaux.  Il préfère éditer des livres qui parlent d’histoires individuelles sur un fond d’Histoire universelle.  Mais, il espère en publiant les mémoires de la Dame de Saint-Domingue, agrandir son rayon d’action, se procurer un moyen d’expansion pour son entreprise. Expansion du sujet éditorial vers les îles: expansion de son profit: une colonisation éditoriale.

Camus, l’éditeur, signale, entre autres, “les anciens ‘nègres, négresse, négrillon, négritte’, communément employés au XVIIIème siècle et que nous avons depuis chassés de notre vocabulaire” (p. 42). Selon lui, ces termes sont remplacés par “black”. La diégèse ne spécifie pas si cette mutation linguistique a entraîné une autre attitude, une révolution du regard sociétal sur les individus ainsi nommés.

Alors que deux cents ans se sont écoulés entre la vie de la Dame de Saint-Domingue sur l’île et la lecture du manuscrit par l’éditeur, le monde est passé de la colonisation à l’immigration et “se dessinent des liens historiques profonds, dont l’expression la plus visible est la nature des flux migratoires en provenance du Sud et le continuum des stéréotypes d’hier sur ces mêmes populations”.[49] Pour tout dire, selon Blanchard et Bancel la mutation linguistique a peu influencé l’univers sémiotique sociétal qui se profile dans celui de la publicité: “De nombreuses publicités, à l’image de celles du cannibale de Free Time, perpétuent les stigmates et stéréotypes récurrents sur les Noirs.  Ils sont d’autant plus pervers qu’ils nous amusent… et que leur cible privilégiée est le plus souvent la jeunesse.”[50] Un autre point, c’est aussi que[RE-PHRASE – SOUNDS FLAT] “[l]a valorisation du corps noir est une récurrence très forte, reprenant l’antinomie profondément ancrée dans la culture occidentale entre corps et esprit, nature et culture. Les annonceurs mettent en avance les capacités corporelles des Noirs.”[51] Il est vrai que la Dame de Saint-Domingue vit sa relation adultère avec Pierre, le plus noir des deux fils de son mari, celui qui refuse sa mixité et se considère noir à part entière. À ce sujet, du moins, les esprits ont donc peu évolué: la Dame décrit ad nauseam la beauté de ce corps d’ébène.

En bref

Comme structure romanesque de la diégèse, nous avons relevé le “métissage” exprimé par les deux récits enlacés, la mise en abyme par des fragments ekphrasiques et l’intertextualité à l’aide de plusieurs référents extra-diégétiques. La structure métissée du roman est une métaphorisation des personnages du manuscrit. Ceux-ci, par le phénomène d’acculturation d’une part, ou génétique de l’autre, ne sont plus “ni d’ici ni d’ailleurs” ce qui se traduit par le développement des couches successives de leur personnalité qui évolue au fil des événements auxquels ils prennent part ou dont ils subissent l’influence.

La mise en abyme engendre une réflexion où la mémoire, tant collective qu’individuelle, le souvenir, l’oubli et l’ignorance, jouent un rôle de premier ordre. Le récit encadrant et le récit encadré ont pour tâche de valoriser, de confirmer, la véracité du second en installant une structure d’authentification. La découverte et la lecture du manuscrit doivent procurer un effet de reel, celui-ci étant renforcé par les référents extra-diégétiques.

Comme l’indique Jean Camus, le manuscrit est une histoire personnelle inscrite sur la fresque de fond de l’Histoire. Sa mémoire s’épanouit à la lecture et réécrit en palimpseste sa perception et ses souvenirs. Le cas le plus probant est lorsqu’il se souvient de sa mère. Au fil de la lecture se réécrit aussi l’identité de la Dame de Saint-Domingue. De jeune fille de bonne famille imprégnée des règles du couvent, elle se transforme en femme adultère qui poursuit une relation avec un métis sur l’île. Les esclaves dociles accèdent à la liberté illusoire des plantations ravagées; les “mulâtres”, tenus en condition subalterne, deviennent les seigneurs incontestés de l’île et leur perception identitaire s’en transforme.

Comme “La Vendée” et “Le mur des Fédérés”, classés dans le chapitre “Contre-mémoire”[52] des Lieux de mémoire de Pierre Nora, l’esclavage et le métissage auraient pu l’être tout autant. Dans cet ouvrage colossal et admirable d’érudition, nulle référence n’est faite aux territoires outre mer ni aux révoltes qui les ont violemment ensanglantés. L’oubli a régné sur ces périodes, apparemment douloureuses pour la mémoire,  qui ont connu et ont longtemps toléré l’esclavage.

La fictionnalisation des rébellions de l’île et ses problèmes raciaux incite à la connaissance de ces épisodes peu connus dans le détail et peut transformer le regard sociétal. Par les différents procédés narratologiques, l’auteur a construit l’esthétisation de ces moments tragiques de l’Histoire, les sauvant ainsi de l’amnésie absolue. Inscrits dans la mémoire d’un livre, ils contribuent à la réécriture de la mémoire historique et identitaire sur le sujet.

Notes


[1] Dominique Bona, Le Manuscrit de Port-Ebène (Paris: Grasset, 1998).  Toutes les citations renvoient à cette edition.  L’indication de la page est dans le texte.

[2] Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXème siècle (Paris: Champion, 1998).

[3] Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme (Paris: Dunod, 1992).

[4] Edward W. Said, Culture et impérialisme (Paris: Fayard, 2000).

[5] Gérard Genette, Figures III (Paris: Seuil, 1972).

[6] Genette, Figures III, p. 72

[7] Mieke Bal, Narratologie.  Les instances du récit (Paris: Klincksieck, 1977), p. 25, souligné dans le texte.

[8] Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire (Paris: Gallimard, 1999).

[9] pp. 7-36, 37-48, 49-78, 79-85, 86-122, 123-140, 141-156, 157-174, 175-213, 214-224, 225-274, 275-289, 285-314, 315-317

[10] Jean-Marc Moura, La Littérature, p. 12

[11] Le quarteron ou quarteronne, est le fils ou la fille d’un mulâtre et d’une Blanche ou d’un Blanc et d’une mulâtresse. Le mulâtre ou mulâtresse est un homme ou une femme né(e) de l’union d’un Noir avec une Blanche ou d’un Blanc avec une Noire. Le mamelouck naît de l’union d’un Blanc et d’une métisse alors que de l’union d’un Blanc et d’une mamelouque naît un quarteronné. Le griffe peut naître d’un Noir et d’une maraboue ou d’un Noir et d’une mulâtresse ou d’un mulâtre et d’une Noire. Quant à l’union d’une griffonne et d’un Noir, il en naîtra un sacatra. Des brassages des races noire et blanche a surgi toute une gamme de nuances plus ou moins distinctes dont la classification a donné lieu à plusieurs incidences ethniques. Toutefois, cette taxinomie particulière ne correspond pas d’une manière rigide à la hiérarchie des classes sociales. Malgré tout, le fait même qu’on ait songé à établir cette classification ethnique, encore valable aujourd’hui en Haïti, démontre l’importance qui lui était accordée. Pour de plus amples informations sur le sujet, voir: Médéric-Louis-Élie Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie Française de l’isle Saint-Domingue, 3 vols (Paris: Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, 2004 [1958]).

[12] Julia Kristeva, Semiothiké (Paris: Seuil, 1969).

[13] Michel Riffaterre, La Production du texte (Paris: Seuil, 1979).

[14] Gérard Genette, Palimpsestes (Paris: Seuil, 1982).

[15] Dominique Noguez, Houellebecq, en fait (Paris: Fayard, 2003).

[16] Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman (Paris: PUF, 1992), p. 49.

[17] Ali Abassi, Le Romanesque hybride (Tunis: Sahar, 1996).

[18] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, tr. Daria Olivier (Paris: Gallimard, 1978), p. 120.

[19] Bakhtine, p. 125.

[20] Moura, L’Exotisme, p. 3.

[21] Moura, La Littérature, p. 26.

[22] Jennifer Yee, Clichés de la femme exotique (Paris, L’Hamattan, 2000), p. 315.

[23] Mieke Bal, Narratologie.  Les instances du récit (Paris, Klincksieck, 1977), p. 24.

[24] Abassi, pp. 10-11 et seq. 

[25] Pierre Nora (ed.), Les Lieux de mémoire, t. III (Paris: Gallimard, 1997), p. 4297.

[26] Nora, t. III, p. 4307.

[27] Nora, t. III, p. 4299.

[28] Nora, t. III, p. 4304.

[29] Museum of Modern Art of New York, 1949. Voir aussi Marie-José Nadal Gardère et Gerald Bloncourt, La Peinture haïtienne (Paris: Nathan, 1986).

[30] Au sujet du Vaudou on pourra consulter les ouvrages suivants (liste non exhaustive): Christiane Dewisme, Les zombis ou le secret des Morts-Vivant (Paris: Grasset, 1957); Francis X. King, Sorcellerie et démonologie, (Paris: C.I.L., 1987); Jean Kerboul, Le Vaudou, religion ou magie (Paris: Laffont, 1973); Alfred Métraux, Le Vaudou Haïtien (Paris: Gallimard, 1958); Fernand Nicolay, Histoire des croyances, 3 vols (Paris: Retaux, 1901); Roland Villeneuve, Dictionnaire du Diable (Paris: Bordas, 1989); Wade Davis, The Serpent and the Rainbow (New York: Simon & Schuster, 1989).

[31] Bal, p. 24, souligné dans le texte.

[32] Tadié, p. 177, c’est nous qui soulignons.

[33] Nora, t. I, p. 1331.

[34] Tadié, p. 184.

[35] Jean-Jacques Rousseau, Œuvres completes, t. I (Paris: Gallimard, ‘Bibiliothèque de la Pléiade’), p. 1066; cité par Tadié, p. 115.

[36] Tadié, p. 184.

[37] Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, De l’indigène à l’immigré (Paris: Gallimard, 1998), p. 33.

[38] Said, p. 45.

[39] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (Paris: Gallimard, 1991 [1961]),  p. 45.

[40] Fanon, p. 70

[41] Nora, t. I, p. 1331

[42] Moura, L’Exotisme, p. 59

[43] John Lock, Identité et Différence. L’Invention de la conscience (1690), présenté, traduit et commenté par Etienne Balibar (Paris: Seuil, 1998); cité par Paul Ricoeur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris: Seuil, 2000), pp. 578-579.

[44] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli (Paris: Seuil, 2000), p. 98.

[45] Tadié, p. 177.

[46] Said, p. 253, souligné dans le texte.

[47] Said, p. 253.

[48] Said, p. 252.

[49] Blanchard et Bancel, p. 95, souligné dans le texte.

[50] Blanchard et Bancel, p. 92.

[51] Blanchard et Bancel, p. 92.

[52] Nora, t. I, pp. 519-559.