Ecrivains franco-russes

 

« Ecrivains franco-russes », Contemporary French and Francophone Studies, French from Elsewhere, Routledge, Volume 13, Issue 2, March 2009, 259, pp. 201-211

 

De nombreux écrivains d’origine russe, émigrés ou non, à un moment ou l’autre de leur carrière, ont choisi le français comme langue d’expression scripturale. Il ne s’agit là nullement d’un phénomène récent. Avant la Révolution d’Octobre, francophones et francophiles étaient communs dans la haute et moins haute noblesse russe, le français y étant la langue vernaculaire. À ce sujet, l’ouvrage de Grégoire Ghennady, Les Écrivains franco-russes, bibliographie des ouvrages français publiés par des Russes (1874), répertorie les écrits, tant épistoliers que scientifiques ou fictionnels, parus jusqu’aux trois-quarts du XIXe siècle. Cette bibliographie établit une longue tradition de Russes écrivant leurs ouvrages en français. Par exemple, Antioch Dmitrievitch Cantemir (1708-1744) diplomate et homme de Lettres, Gavril Romanovitch  Derjavine (1774-1816) considéré le plus grand poète russe avant Pouchkine, Denis Ivanovitch Fonvizine (1745-1792) dont les pièces de théâtre sont encore jouées de nos jours, Mikhaïl Vassilievitch Lomonossov (1711-1765), le fondateur de l’université de Moscou portant son nom, Alexandre Nicolaïevitch Radichtchev (1749-1802), exilé en Sibérie sous Catherine II pour ses descriptions socio-économiques en défaveur du régime, Alexandre Petrovitch Soumarokov (1718-1777) l’auteur du livret d’Alceste, le second opéra mis en musique sur un texte russe  et Vasili Kirilovitch Trediakovski (1703-1769), critique littéraire et poète, Pierre de Tchihatchef ou Chikhachev (1812-1890) géologue et naturaliste. On pourrait adjoindre la comtesse de Ségur, née Rostopchine (1799-1874) et Zinaïda Alexandrovna Volkonskaïa (1789-1862).

Avant que ses écrits ne fussent reconnus pour leur valeur littéraire, Zinaïda Alexandrovna Volkonskaïa, née dans une famille russe des plus illustres, a longtemps été considérée comme une salonnière. Elle compte parmi ses proches des auteurs tels Pouchkine[1]. Son père, le prince Beloselski-Beloreski, a influencé de manière décisive son éducation et, par là, son inclination culturelle tout autant que ses choix environnementaux ultérieurs. Le prince, resté veuf, s’occupa personnellement de l’enseignement de ses enfants, apportant un soin particulier à celui de sa favorite Zinaïda. Arrivée à l’âge adulte, celle-ci devenue grande dame de l’aristocratie européenne, fut l’une des actrices les plus éminentes de l’avant-garde de son époque dans les cercles de l’émigration (Tosi : 2007). Son esprit critique laisse transparaître les tendances principales de l’élite intellectuelle de la Russie d’alors. Les Couplets sur le gothique où Volkonskaïa ironise sur la mode qui a pris d’assaut l’Europe et la Russie au passage du siècle démontre le caractère novateur de son œuvre (Tosi : 2002-2003).

Quant à la comtesse de Ségur, elle partage avec Sade le privilège d’avoir « réussi à imposer son titre nobiliaire à la postérité » (Saudray : 2008). Ayant commencé sa carrière avec des ouvrages plus prosaïques sur la santé et des conseils d’hygiène destinés aux jeunes mères, en définitive les contes de fées seront décisifs pour la progression future de l’auteur. La comtesse, par son apport d’un souffle nouveau, aura une grande influence dans l’univers de la littérature pour enfants au XIXe siècle. Ses romans à tendance éducative seront lus – majoritairement par les préadolescents et les adolescents – jusqu’au milieu du XXe siècle.

En outre, des auteurs tels Tolstoï (1828-1910) avec Guerre et Paix, Tourgueniev (1818-1883) installé en France, traducteur de plusieurs auteurs russes et auteur de deux récits dictés  à Pauline Viardot[2], et Dostoïevski (1821-1881) qui traduisit Eugénie Grandet en russe, dévoilent la tradition des relations interculturelles et littéraires perpétuée à la fin et au-delà du xixe siècle. Citons par exemple, Alexandre Blok (1880-1921) traduisant Rutebeuf et étudiant la littérature courtoise du Moyen-Âge français. Pour ces écrivains, l’Europe occidentale et, très certainement, la France représentent un modèle culturel[3]. Ces auteurs ont indéniablement enrichi la civilisation européenne, grâce aux relations interculturelles ainsi que les nombreuses migrations. Avec la Révolution de 1917, celles-ci – plus ou moins forcées – s’intensifient et entraînent l’exil d’un grand nombre d’habitants avec parmi eux plusieurs écrivains.

Ainsi apparaissent en Europe occidentale d’autres écrivains, chassés par le bolchevisme, émigrés s’installant en France. Certains le font en tant qu’adultes tels Arthur Adamov (1908-1970), Michel Matveev (1893-1969) ou Elsa Triolet (1896-1970). D’autres suivent de leurs parents comme Henry Troyat (1911-2007), Dominique Arban (1904-1991), Romain Gary (1914-1980). D’autres, encore, partiront longtemps après la Révolution, une fois le régime soviétique bien en place, que ce fut une décision parentale ou la leur. Tel fut le cas de Piotr Rawicz (1919-1981), Sylvie Tecoutoff (1935-), Dimitri Merejkovski (1865-1941). Parmi ces auteurs entre deux langues, d’autres enfin forment ce que l’on appelle communément « les émigrés de seconde génération », nés dans le pays hospitalier des parents. Iegor Gran (1964-) et Jean-Pierre Milovanoff (1940-) en sont un exemple. D’autres enfin s’installeront en France au moment de la perestroïka comme par exemple Andreï Makine dont toute la jeunesse, l’adolescence et la formation de jeune universitaire se situent dans son pays d’origine l’Union soviétique, de sa naissance (1957-) à son départ pour la France ou bien Vladimir Fédorovski (1950-), ancien diplomate soviétique et historien reconvertit à l’écriture. Pour la plupart de ces auteurs, le choix de la France comme pays d’adoption est partiellement dicté par leur connaissance du français.

Tous ces auteurs ne sont pas des écrivains à part entière. Certains exercent simultanément – ou consécutivement – dans d’autres domaines que la littérature. Ainsi, bien que familier des milieux diplomatiques, Pierre de Tchihatchef[4] (Tschihatscheff Petr Aleksandrovich) se consacra aux sciences naturelles et publia son œuvre à portée scientifique à Paris sous forme de mémoires (Prevost : 1956; Howegego : 2004) ou de récit de voyage (Weber : 1952). Toutefois, une vision où fusionnent détails encyclopédiques et style littéraire le distingue des écrivains-voyageurs russes ou français (Stavrou : 1986; Berchet : 1985). Le peintre Serge Charchoune fréquentait les milieux dadaïstes d’où il tira son inspiration pour Foule immobile[5] et différents textes au français terriblement malmené[6]. À la dissolution du mouvement dadaïste et les possibilités de jeu linguistique qu’il offrait, Charchoune abandonna ses tentatives littéraires en français, pratiquement oubliées aujourd’hui. Par ailleurs, le succès croissant de son œuvre picturale délaisse de même ses romans écrits en russe.

Entre écriture et traduction, la carrière littéraire du sculpteur Joseph Constantinovsky, né à Jaffa au crépuscule du XIXe siècle, s’est déroulée sous le pseudonyme de Michel Matveev. Matveev s’inspire du côtoiement de la communauté artistique des Juifs russes de Montparnasse pour son roman La Cité des peintres, son troisième roman après Les Hommes du 1905 russe et Les Traqués. De même que pour Charchoune, l’œuvre écrite de Matveev est presque ignorée du public malgré les articles de presse à la parution de ses romans et le Prix des Deux Magots décerné à son recueil de nouvelles Étrange famille en 1936. Romans, nouvelles, récit autobiographique et un millier de sculptures forme le legs de cet artiste que Malraux qualifiait d’exceptionnel.

Roman Kacew, mieux connu sous le pseudonyme Romain Gary, alias Fosco Sinibaldi, alias Shatan Bogat, alias René Deville, embrassa également la carrière diplomatique tout en s’étant lancé dans les Lettres. En 1956, il recevait pour son roman Les Racines du ciel le prestigieux Prix Goncourt. Exploit récidivé avec La Vie devant soi en 1975 sous le pseudonyme d’Émile Ajar, masque gardé jusqu’au suicide en 1980. Le public ne prendra connaissance de la supercherie qu’après la mort de l’écrivain avec son aveu posthume Vie et mort d’Émile Ajar. Dans plusieurs de ses romans, Gary reprend le thème des relations familiales, amplement relatées dans La Promesse de l’aube où il décrit minutieusement comment sa mère le prépara à devenir, non seulement, un homme, mais aussi un Français d’exception, le tout dans un style doté d’un humour que l’on pourrait nommé carnavalesque au sens bakhtinien (Bakhtine : 1970). Selon Gary, la création se fonde sur le regard (Gary : 1973 : 17), une vision partagée avec  Andreï Makine et Marcel Proust.

La vie de Joseph Kessel fascine tout comme celle de Romain Gary. Sa vision subjective de l’histoire contemporaine – où réalisme et partialité s’enchevêtrent – s’explique partiellement par son refus à devenir un écrivain de salon. Il parcourt le monde et s’engage comme correspondant de guerre dans l’Espagne de 1936 et la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Son œuvre comprend des titres dans les genres les plus divers. L’auteur excelle à créer des héros romanesques se mouvant sur une toile de fond souvent tirée du matériau ayant nourri ses articles. Kessel dénonça le nazisme et ses suppôts dans ses romans, relatant des épopées guerrières, écrits en 1940-1945. Toutefois, la critique le boude. Exception faite de quelques ouvrages remarquables (Courrière : 1985 et O. Weber : 2006), ses écrits ont peu suscité l’engouement des chercheurs[7]. Serait-ce dû au préjugé que ses romans « seraient plutôt destinés aux adolescents » ou bien des trop grands succès populaires incombés (Laurent : 2008).

À l’heure actuelle, Vladimir Fédorovski est un autre auteur franco-russe ayant troqué le bureau du diplomate pour celui de l’écrivain. Toutefois, dans ses écrits, Fédorovski s’est parfois rapproché de la « carrière ». Que l’on pense à son ouvrage rédigé avec Ulysse Gosset Histoire secrète d’un coup d’État, Moscou, 19 Août 1991 ou Le Département du diable : La Russie occulte d’Ivan le Terrible à nos jours ou Le Fantôme de Staline dans lequel il pointe durement l’autoritarisme de Poutine en parfait exécuteur testamentaire de Staline. Fédorovski, professeur à HEC-Paris, allie la précision de l’historien à l’art narratif du romancier. Il fut l’interprète de Brejnev, puis conseiller de Gorbachev et porte-parole du Mouvement pour les réformes démocratiques de ce dernier. Aucune étude approfondie n’existe à ce jour sur les travaux de Fédorovski qui se meut aussi bien à la cour des tsars russes que dans les arcanes de la politique contemporaine. Pourtant, Fédorovski, en fin connaisseur de la face noire de la Russie, offre une analyse capitale sur l’état d’esprit du pouvoir russe à travers les âges et l’heure actuelle est passée à la loupe : « Ce livre [Le Fantôme de Staline] conçu comme un diptyque sur l’histoire russe du XXe siècle, devait être initialement présenté dans un ordre chronologique : partant de la Russie de Tolstoï et Tchekhov pour arriver à l’URSS de Staline et la Russie de Poutine. […] Finalement, des événements dramatiques m’ont poussé à inverser cette logique chronologique. L’assassinat de journalistes indépendants, l’empoisonnement d’un ex-agent, l’emprisonnement de banquiers, tant de signes inquiétants et urgents à déchiffrer. Las ! Tolstoï, Diaghilev et les grands romans russes attendront ! Une réalité moins romantique, marquée par le fantôme de Staline et le retour du KGB, est à l’ordre du jour » (Fédorovski : 2007).

Par contre, certains auteurs, hommes et femmes, se consacrèrent majoritairement à la littérature. Chassée de Russie à la Révolution bolchevique, Ella Iourevna Kagan cherche et trouve refuge à Paris où elle épouse André Triolet et devient Elsa Triolet. Les échanges culturels et littéraires franco-russes institués par l’auteur sont à connecter à l’importance de son engagement politique avec les « sentiers de la création ». Lauréate du Prix Goncourt en 1945 avec Le Premier accroc coûte deux cents francs, Triolet accusa une vive déception à la réception de Camouflage en Russie ce qui – probablement – ne fut pas étranger à sa décision ultérieure d’écrire pour les Français. La relation d’Elsa avec Aragon a poussé cette dernière à rechercher le dépassement de soi – littérairement parlant –, ce dont témoignent de nombreux extraits des journaux intimes (Delranc-Gaudric : 2000). Par ailleurs, Triolet explique minutieusement ses rapports à la langue maternelle et seconde. Tout en optant pour le français, elle contribua au rayonnement de la littérature russe en France avec L’Histoire d’Anton Tchekhov et la traduction de plusieurs pièces de l’auteur ainsi que celle de la poésie de Maïakovski et de Marina Tsvetaeva. Triolet mettra aussi sa plume au service de la littérature française dans ses traductions en russe d’Aragon et de Céline et jusqu’à la fin de sa vie, elle revendiquera sa double identité linguistique et littéraire (Delranc-Gaudric : 1988).

Parfois, un va-et-vient entre plusieurs pays engendre une connaissance multilinguistique. Tcherniak de son nom de jeune fille, Nathalie Sarraute vivra tour à tour entre la Russie, la Suisse et la France apprenant ainsi de 1902 à 1909, le russe, l’allemand et le français, sa langue d’expression littéraire. Brève carrière juridique pour Sarraute, qui très tôt troquera la toge contre la plume pour construire une œuvre comprenant essais, théâtre et romans. Terme emprunté à la physiologie végétale, les tropismes seront introduits en littérature par l’auteur[8]. Par sa mère romancière, Sarraute fut dès son plus jeune âge confrontée au monde des mots, ce qui l’amènera – adulte – à la « recherche d’une nouvelle réalité » (Sarraute : p.1643). Dans les écrits sarrautiens, l’inconscient humain tient le haut du pavé avec les circonvolutions de l’âme. Selon Sarraute, les tropismes créent des tensions disruptives entre le conscient et l’inconscient. Pas de grandes envolées lyriques ou de camaraderie excessive à la Kessel ou à la Gary chez cet auteur de l’extrême, grande dame du nouveau roman. Son roman Enfance serait même plutôt le contraire. Un texte considéré par la critique autobiographique et publié en 1983 en fin de carrière. L’auteur à plus de quatre-vingts ans revient sur sa prime enfance. Elle y déclare son attachement au monde russe ainsi que sa grande connaissance de la littérature de son pays natal. Enfance évoque l’intertextualité avec les œuvres de Tolstoï et de Gorki portant le même titre.

Enfance de Tosltoï a presque créé une obligation de référence pour les auteurs russes écrivant sur cette période leur vie (cf. Wachtel : 1990). Henri Troyat, de son vrai nom Lev Askanovitch Tarassoff  en russe ou Levon Aslan Torossian en arménien, de la nationalité de son père, n’a pu y échapper. Lui aussi, au crépuscule de sa carrière, racontera son enfance avec Aliocha. Troyat possédait la langue française dans toutes ses facettes et subtilités ayant eu une gouvernante suisse en Russie et la langue russe, il l’avait reçue de sa nania et ses parents. Cette dyade franco-russe, Troyat l’éparpilla dans toutes ses œuvres : « Tous mes romans russes, pour employer cette expression commode, forment une seule et même histoire : celle des rapports franco-russes sous des règnes différents » (Troyat : 1987 : p. 173). On peut considérer Troyat initiateur de la lignée des Goncourt franco-russes : Elsa Triolet, Romain Gary, Émile Ajar, Andreï Makine.

Andreï Makine, le benjamin des Goncourt franco-russes, entre en littérature par l’université avec une thèse de doctorat sur la littérature française à Moscou et une sur l’écrivain Ivan Bounine à la Sorbonne. Son installation à Paris vers trente ans et le passage définitif de l’écriture factuelle à celle fictionnelle engrangent celui de la langue scripturale, le français, qu’il ne délaissera plus (Clément : 2008a). Les romans de l’auteur recèlent une dose d’intertextualité subtile aux littératures, histoires et cultures russes et françaises doublée d’une érudition pleine de compassion pour la nature humaine. Toutefois, Makine transcende cette tradition dont il est issu et démontre, par ses romans, son appartenance à ce que Valéry Larbaud a nommé « l’internationale culturelle ». Dans cette optique, si Le Testament français forme indéniablement le point charnière de la carrière de l’auteur, il n’est nullement représentatif de son œuvre entière dont l’action se joue sur le théâtre mondial avec un grand nombre d’événements oubliés – ou occultés – de l’histoire (Clément : 2008a).

Comme il ressortit à cette brève étude, les raisons de s’exprimer en français plutôt qu’une autre langue est toujours pour les écrivains étudiés ici, un choix délibéré. Plusieurs auteurs ont oscillé entre leur langue maternelle et celle de leur pays d’accueil, mais tous ont finalement opté pour le français comme langue d’expression littéraire et ce choix fut nettement influencé par les circonstances existentielles. À ce sujet Nabokov vaut d’être nommé, lui qui commença sa carrière en russe, écrivit une nouvelle directement en français, Mademoiselle O, pour – enfin installé aux États-Unis – poursuivre sa carrière littéraire en anglais. Quant à Jean-Pierre Milovanoff – exemple typique d’un émigré de seconde génération – exception faite de Russe blanc tendrement dédié à son père, il évite d’écrire sur la Russie et tout comme Iegor Gran refuse catégoriquement son héritage russe et ne laisse rien transparaître de ses origines dans ses romans. Par contre, plusieurs auteurs insistent grandement sur cet héritage – parfois en fin de carrière – comme Nathalie Sarraute.

Si certains de ces auteurs se sont consacrés à part entière à la littérature  pour d’autres, elle n’était que l’une de leurs occupations. Cela vaut très certainement pour Michel Matveev ou Pierre de Tchihatchef ou pour Charchoune dont l’œuvre picturale a éclipsé l’œuvre scripturale. Le panorama littéraire offert par les écrivains franco-russes est riche et varié, tant sur la forme que sur le contenu. Une étude ultérieure pourrait s’efforcer à rechercher la présence d’éventuelles spécificités communes à ces auteurs partageant une langue maternelle et le choix – à raisons multiples – d’une langue d’écriture. Ce qui les différencie en tant que groupe est la longévité et la nature des relations franco-russes qui se sont toujours déroulées entre les deux pays sur un pied d’égalité, ce qui n’est nullement le cas pour les auteurs maghrébins, par exemple, ou bien antillais (Clément : 2008c : p. 141-142).

Au XIe siècle, lorsque Anna[9], fille  de Iaroslav le Sage, épouse le roi de France Henri Ier[10],  les relations franco-russes culminent déjà. Se déroulant au fil des siècles, ces relations ne furent, bien entendu, pas exemptes de tout incident[11], mais néanmoins persistèrent harmonie et bonne entente. En comparaison, il faut attendre plus de quatre siècles (1502) pour voir apparaître les Antilles dans l’index européen et encore un siècle et demi supplémentaire pour que la Couronne de France y fonde sa première colonie[12]. En ce qui concerne le Maghreb, son apparition se fait encore plus tard (1830), tout autant dans une relation dominant/dominé, la France tenant le premier rôle. Quant aux anciennes colonies africaines (AOF et AEF) la France y avait aussi établi une relation dominant dominé (1895 et 1910). Dès le départ, la position discriminatoire dans laquelle seront tenus les habitants du Maghreb, des Antilles[13] ou des territoires africains et la pratique du français – imposé  et non choisi comme pour les Russes – comme langue officielle explique – partiellement – pourquoi des écrivains originaires des ex colonies ou des DOM TOM ont une relation particulière au Français. Beaucoup d’entre eux semblent, en effet, ressentir le besoin de faire violence à une langue, à la fois héritée et imposée : langue d’écriture et d’expression, certes, mais aussi langue de l’ex-colonisateur; langue qu’il faut utiliser, mais langue à créoliser, langue à malmener, langue à marquer, pourrait-on dire, afin de la re-posséder pleinement. Les Russes, par contre, héritiers d’une tradition appuyée sur des bases d’échanges culturels, littéraires et sociaux, d’égal à égal, la cajolent, ce français « à eux », et la manient avec tendresse[14].

Pour les auteurs issus d’une situation coloniale vécue comme traumatique, ou du moins comme une source d’inégalité entre dominants et dominés, dans une période où le français fut une langue imposée par le colonisateur et non choisie, il y a donc souvent à l’intérieur du texte une situation conflictuelle[15]. Parmi les autres auteurs, non issus de la situation coloniale, mais dont le choix du français en tant que langue d’expression scripturale est libre[16] sans être la langue officielle de leur pays d’origine (Jouanny), la condition des auteurs franco-russes est tout à fait exceptionnelle[17]. Elle s’inscrit dans une situation où le choix, bien que libre et  d’origine sociale, s’insère dans une longue tradition littéraire, historique et culturelle : la tradition franco-russe.

 Notes


[1] Sur les relations de Pouchkine et Volkonskaïa, cf. Terebenina : 1975, II : 136-145.

[2] Une fin et Un incendie en mer.

[3] Toutefois, ce modèle est loin d’être préconisé par tous, ni même admiré. En effet, la présence de deux camps se distingue. D’une part, celui des admirateurs de l’Occident et de l’autre, celui des slavophiles.

[4] Aussi orthographié : Chikhachev.

[5] Pour une superbe analyse du roman, cf. Morard : 2008.

[6] « Pour collection intime… », «Vous etes prié d’assister a l’enterrement du Cubisme… », « Chante ma vie », « Fondrerie », « Manifeste Antijoline », « Sentier etroit » et « Metamorphose mecaniques ».

[7] Citons cependant la thèse d’Alain Tessel.

[8] Les tropismes sont des « mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver […] » (Sarraute : p. 1553).

[9] S. de Vajay, « Mathilde, Reine de France inconnue », dans Journal des Savants, Oct-déc. 1971, pp. 241-260.

[10] De ce mariage est issue toute une lignée des rois de France. Ibidem.

[11] Makine dans Le testament français, citant José Maria de Heredia va jusqu’à parler de « tournoi sans haine » pour décrire les terribles guerres napoléoniennes de 1812. A. Makine, Le Testament français, Paris, Mercure de France, 1995, p. 48-49.

[12] Pierre Belain d’Esnambuc installe à son arrivée le 15 septembre 1635 la première colonie à Saint-Pierre pour le compte de la couronne de France et de la Compagnie des Îles de l’Amérique. La Martinique est ainsi devenue française et l’est toujours (exception faite pour plusieurs périodes où elle fut sous domination anglaise) de même que la Guadeloupe. Cf. M. Leiris, Contacts de civilisation en Martinique et en Guadeloupe, Paris, Gallimard, 1987.

[13] Dans ses entretiens et essais, Chamoiseau insiste constamment sur le passé de l’île comme moteur de son écriture, mais aussi sur la dépersonnalisation entraînée par la départementalisation [Le 19 mars 1946, l’Assemblée nationale française adopte la loi dite d’assimilation, transformant la Martinique, La Guyane et la Guadeloupe en départements français. Ainsi, deviennent-elles des départements d’outre-mer (DOM)] qui « stérilis[e] » les habitants qui désirent « se blanchir » et souffrent de « complexes divers ». Cf. P. Chamoiseau, p. 286.

[14] Par exemple, Romain Gary, Henri Troyat, Andreï Makine font amplement l’éloge de la langue française.

[15] Assia Djebar, auteur algérien d’expression française désigne le français comme sa langue marâtre. Cf. Djebar, p. 240. Cf. aussi A. Khatibi et F. Fanon.

[16] On pourrait aussi parler de Becket, Cioran, Kundera…

[17] À ce sujet, Jouanny précise bien : « Dans bien des cas, qu’il serait vain de continuer à énumérer, le choix, momentané ou définitif, de la langue française comme langue d’expression littéraire, ne saurait donc être considéré comme résultant exclusivement d’une libre décision, qui engagerait la seule personne de l’écrivain. Qu’il s’agisse pour lui de suivre un mode de vie bourgeois, répondant à un certain conformisme intellectuel, qu’il s’agisse pour un misérable exilé de saisir la branche de salut qui lui permettra de surnager et d’échapper à sa solitude, ou encore de s’insérer dans une situation historique ou familiale, voire dans un environnement quotidien, l’individu est tributaire de l’Histoire et de son histoire », op. cit., p. 35.