Les Bienveillantes

 

« Introduction », dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Études réunies par Murielle Lucie Clément, Londres, Openbook Publishers, 2010

« Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé ». Ainsi commence Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Une interpellation ciblée à souhait ayant « fait mouche » semblerait-il. Ce roman a créé l’événement de la rentrée littéraire 2006 en France à sa publication. La logorrhée du narrateur, Max Aue, un officier nazi, s’étale sur neuf cent pages. Par ces deux lettres « ça » il désigne la Seconde Guerre mondiale, l’extermination des Juifs d’Europe, la Shoah, la Solution finale. « […] il s’est passé beaucoup de choses » poursuit-il « Et puis ça vous concerne : vous verrez bien que ça vous concerne ». La directrice de Les Bienveillantes de Jonathan Littell s’est sentie concernée par le devoir de savoir. Telle a été la motivation à la réalisation du présent ouvrage. Les auteurs ont choisi des analyses rigoureuses du texte lui-même. Leur contribution sont le résultat d’un appel lancé sur Fabula.org auquel ils ont répondu, la publication du roman ayant suscité de vives réactions et soulevé plusieurs questions. Les réflexions et opinions exprimées engagent uniquement leurs auteurs. La directrice du recueil a voulu offrir un podium le plus large possible aux différentes interprétations sans prétendre apporter des réponses définitives, la complexité du sujet l’interdisant.

Selon Jonathan Littell, la portée des Bienveillantes dépasse le seul génocide des Juifs pour revêtir une dimension plus universelle. Par ailleurs, le roman a été souvent comparé à de grandes œuvres russes, notamment à Guerre et Paix de Tolstoï – bien que chez Littell seule la guerre apparaisse dans toute sa grandeur et la paix de manière sporadique en tant que souvenir du narrateur – à Vie et destin de Vassili Grossman. Le titre, Les Bienveillantes, évoque l’Orestie d’Eschyle dans laquelle les Érinyes furieuses se transforment finalement en Euménides apaisées : la réécriture du mythe introduit la proximité incestueuse de la sœur, prénommée de façon révélatrice Una et qui représente l’image de la femme que Max ne pourra pas dépasser, son orientation sexuelle sera, en effet, une homosexualité dégradée. Outre Eschylle, Jonathan Littell reconnaît sa dette à d’autres tragiques grecs comme Sophocle et son Électre, mais aussi Euripide, dont l’Oreste est rendu fou par les Érinyes.

Pour certains, le roman permettra de mieux comprendre l’Histoire. C’est le cas de Jorge Semprun : « C’est une démarche assez courageuse et tellement réussie qu’on est admiratif et béat d’admiration devant ce livre. Pour les générations des deux siècles à venir, la référence pour l’extermination des Juifs en Europe ce sera le livre de Littell et ça ne sera pas les autres livres ».  Selon Julia Kristeva, « puisque Les Bienveillantes n’est pas un “roman historique” comme les autres, les critiques formulées par les historiens à son endroit ratent leur cible. Car le narrateur, lui, s’approprie ces discours (jusqu’aux archives soviétiques et aux témoignages des victimes) pour les insérer dans sa psychopathologie. Les Bienveillantes n’est pas un ouvrage d’historien, pas plus qu’une analyse de la Shoah : c’est une fiction qui restitue l’univers d’un criminel ».

Pour d’autres, le roman met en scène un narrateur peu crédible par l’accumulation excessive de traits de caractère un peu trop particuliers (homosexualité, bilinguisme, inceste) et son parcours paraît peu probable « l’auteur n’hésite pas à entraîner son personnage sur tous les points chauds du Reich : le front russe, à Kiev, la bataille de Stalingrad, Paris occupé, l’évacuation d’Auschwitz, l’assaut sur Berlin…. Et le casting ne serait pas indigne d’une superproduction. Face à Max Aue, l’anonyme, apparaissent Eichmann, Himmler, Rebatet, Brasillach, Hitler : des pointures ». Selon Philippe Sollers, « le secret du roman, dont personne ne semble vouloir parler, n’est pas là. Il s’agit en réalité d’un matricide commis en état d’hypnose, et d’une identification de plus en plus violente et incestueuse entre le narrateur homosexuel et sa sœur ». Précisons, toutefois, que, dans le roman, la preuve du matricide n’apparaît nullement. Sollers interroge : « Comment être une femme lorsqu’on est un homme ? La sodomie y suffit-elle ? Le héros jouit rarement, mais parfois de façon très claire. Ainsi à Paris, en 1943, ce ss cultivé, qui lit Maurice Blanchot et fréquente Brasillach et Rebatet, raconte son expérience ». Pour Littell, Max est en effet un personnage hors normes : « Max Aue est un rayon x qui balaye, un scanner. […] Il avoue ne pas rechercher la vraisemblance mais la vérité. Or “la vérité romanesque est d’un autre ordre que la réalité historique ou sociologique” ».

Les angles d’approche de Les Bienveillantes de Jonathan Littell sont aussi nombreux que variés sans prétendre à l’exhaustivité. Ce recueil n’est pas un jugement de l’œuvre, ni une interrogation sur sa recevabilité, pas plus qu’une assertion sur les limites de sa légitimité en tant que roman ou une justification, mais ce recueil est novateur puisque le premier à se concentrer sur le texte des Bienveillantes de Jonathan Littell. Jusqu’à présent la discussion concernant ce roman a largement été déterminée par les études monographiques d’un auteur dont l’examen littéraire s’est avéré monologique. Le présent recueil offre un éventail plus riche d’angle d’approches, sociologiques, culturelles, historiques, poético-rhétoriques, interdisciplinaire, intertextuelles, sans exclure l’approche freudienne. Ainsi les analyses ont-elles, par exemple, accentué les personnages dont le narrateur, les personnages historiques, les personnages fictifs avec la famille du narrateur – sœur jumelle et parents, beau-père – et tous les autres personnages dont fourmille le roman. Mais aussi, les aspects formels, comme le point de vue du narrateur, le style, l’architecture du roman, son esthétique et les influences littéraires voire la réécriture des mythes. Et encore, les thèmes tel le  parricide, l’homosexualité – qui ne va pas sans poser de problèmes pour un nazi qui veut faire carrière – avec, bien entendu, l’antisémitisme et la Shoah représentés, la « solution finale » que le narrateur juge inutile : « C’est le gaspillage, la pure perte. C’est tout. Et donc ça ne peut avoir qu’un sens : celui d’un sacrifice définitif, qui nous lie définitivement, nous empêche une fois pour toutes de revenir en arrière. […] Avec ça, on sort du monde du pari, plus de marche arrière possible. L’Endsieg ou la mort. Toi et moi, nous tous, nous sommes liés maintenant, liés à l’issue de cette guerre, par des actes commis en commun ». Une opinion prononcée au cours d’une conversation avec son ami Thomas (p. 137) et aussi : « À la pensée de ce gâchis humain, j’étais envahi d’une rage immense, démesurée » (p. 126). L’idéologie impliquée se devait d’être interrogée également. En effet, Aue tente de relativiser la théorie selon laquelle l’extermination des Juifs serait au cœur de l’idéologie nazie en affirmant l’antisémitisme comme un phénomène ancien : «  Les premiers écrits contre les Juifs, ceux des Grecs d’Alexandrie […] ne les accusaient-ils pas d’être des asociaux, de violer les lois de l’hospitalité, fondement et principe majeur du monde antique, au nom de leurs interdits alimentaires, qui les empêchaient d’aller manger chez les autres ou des les recevoir » (p. 618). Un autre thème crucial du roman est la manière dont le massacre des Juifs est posé en tant que « problème à résoudre », problème de statistique et problème de comptabilité. Ce qui amène la question entre le Bien et le Mal et la banalisation de ce dernier, l’Allemagne nazie durant la seconde Guerre mondiale. La réception de l’œuvre et les raisons de son succès qui lui valu plusieurs grands prix littéraires, traduction, parution en « Poche »  a été abordée ainsi que les éléments du grotesque que certains n’ont pas manqué de remarquer « ainsi les commissaires Weser et Clemens, constamment à ses trousses, font preuve d’une quasi ubiquité, rencontrant et traquant Aue même dans les moments les plus absurdes. Autre détail burlesque : à la fin du roman, Aue pince le nez du Führer dans le bunker ».

Comme indiqué plus haut, dans Les Bienveillantes, Jonathan Littell donne la parole à un bourreau nazi ce qui a ouvert les écluses à une profusion d’articles tant dithyrambiques voire thuriféraires que caustiques et détracteurs condamnant le romancier dans un réquisitoire d’une virulence inouïe. Tout et son contraire a été écrit sur ce roman, ravivant un débat jamais fini sur les responsabilités humaines en temps de guerre. Subséquemment, cet ouvrage commence, rédigée par Thierry Laurent, avec une rétrospective de la réception des Bienveillantes, à sa sortie, par l’intelligentsia parisienne.

Wladimir Troubetzkoy lance deux interrogations primordiales. Pourquoi  a priori appliquer la grille eschyléenne au roman de Littell sous prétexte qu’il s’intitule Les Bienveillantes, mais ne reflète qu’une infime partie de la tragédie grecque. La seconde, concerne la somatisation insistante du héros, Aue. Troubetzkoy trace un parallèle précis entre les tragédies grecques et le roman. Oreste, Œdipe d’un côté et Max Aue de l’autre démontrent les différences et les similitudes entre ces héros ayant moins en commun qu’une grande portion de la critique l’aurait laissé croire.

Les Bienveillantes, à l’encontre de plusieurs ouvrages sur l’expérience des camps de concentration donne la voix au bourreau. Cette position, jusqu’à présent tabouisée de l’univers concentrationnaire est commentée par Julie Delorme. Max Aue raconte ce qu’il a vu et entendu ; il exprime ses opinions sur les événements entourant le génocide. Son discours fait appel au procédé rhétorique de la captatio benevolentiae car en principe le lecteur n’est pas d’emblée prêt à entendre la voix d’un bourreau, ce dernier étant affublé d’étiquettes négatives. Max Aue s’adresse à ses « Frères humains » implorant non seulement la pitié de ses lecteurs, mais autre chose encore de l’ordre d’une faveur, comme s’il voulait démontrer que les déportés dans les camps de concentration n’avaient pas été les seules victimes du régime hitlérien. Selon Delorme, la bienveillance – au-delà du titre renvoyant à la tragédie grecque – s’avère une stratégie discursive grâce à laquelle Aue parvient à franchir le seuil du stéréotype dont le bourreau est l’objet. Le bourreau est soumis à un processus d’anamorphose où la perte de sa capacité à ressentir ce qui touche autrui fait de lui, rien de moins, qu’un autre homme ; qu’il le veuille ou non le bourreau est désensibilisé. On ne ressort pas indemne d’un camp de concentration quelle que soit la position occupée.

Antoine Jurga extrait le parallèle dentelle/souvenir du récit de Aue élaboré à partir de la concentration de nœuds et de déchirures au sens kunderien. Les vides et les pleins de la narration entraînent le lecteur derrière le rideau et le confrontent au Réel lacanien. Jurga constate le projet littellien par la lecture d’un extrait correspondant à un « nœud narratoire », une vision effroyable du sujet et la tentative littellienne de rendre les sensations extrêmes l’envahissant. Selon Jurga, Les Bienveillantes est un roman où la cosmogonie est symbolisée par la dentelle narratoire, substitut d’un tissu narratif toujours fragmentaire et incarnation métaphorique de l’abîme inexprimable où se joignent fiction et Histoire. Le lecteur, constamment mis en position de voyeur, observe par les béances de la dentelle l’inénarrable recréé par les fils.

Ce sont les silences des Bienveillantes qu’interroge Bruno Viard. Silence de l’auteur et silence de son narrateur Aue. Quelles sont les intentions de Littell mêlant Histoire et histoire ? Quels sont les liens entre inceste et parricide ou entre inceste/parricide et extermination ? Énigmes sur lesquelles bute le lecteur. Aue : un homme comme les autres ? Est-ce aussi simple ? Aue sodomise sa sœur, étrangle probablement sa mère et s’acharne sur son beau-père à coups de hache, étouffe un gigolo à l’aide d’un manche à balai et, finalement, fracasse son meilleur ami d’un violent coup de barre de fer sur la nuque. Un homme comme les autres  à la main plutôt lourde, plus près d’un psychopathe aggravé semble-t-il. Viard s’ingénie à démêler le paradoxe littellien de l’homme comme les autres qui tue sans passion, sans jouissance, mais sans véritable répulsion non plus, ce qui lui rendrait la tâche impossible. Selon Viard, la réussite du livre tient à l’habileté de Littell à avoir reconstitué un verbe terriblement prolixe et complètement verrouillé.

Une analyse topographique du roman et des voyages de Aue est présentée par Denis Briand. Voyages étant envisagé dans la multiplicité de ses acceptations – excursion, périple ou traversée, errance, épreuve initiatique ou même voyage hallucinatoire. Lecture topographique attentive que celle de Briand qui relève minutieusement la cartographie littellienne, précision objective, du voyage de Maximilien Aue. Voyages au rôle de mémoire au double sens du terme, celui de factuel et de remémoration. Le destin littéraire de Max Aue est d’être toujours en route, sur les chemins, progression de son engagement irrémédiable dans le mal, qu’une redoutable maîtrise rhétorique et cultivée essaie de rendre théoriquement et intellectuellement recevable pour sa conscience.

Dominique Bocage-Lefebvre interroge le rôle de Aue dans l’appréciation de cette période difficile de l’histoire dans la mesure où intimité, vie personnelle et histoire collective s’y mêlent étroitement. Aue, homme de regard, observe sa vie à travers autrui selon Bocage-Lefebve. Regard exempt de vulgarité car non celui d’un voyeur, ce qui lui confère valeur et crédibilité. Tout comme Rousseau dans Les Confessions, Max Aue s’attarde sur les personnes et les paysages qui traversent sa vie. Tous sont imprimés en sa mémoire. Tantôt par l’intérêt de leurs conversations, tantôt par la qualité humaine qu’il leur reconnaît, les échanges avec les personnes croisées permettent au narrateur d’affronter des questions de conscience douloureuses.

Édith Perry analyse l’univers onirique de Maximilien Aue où se rejoignent la vraisemblance et son contraire en des fragments aux thèmes récurrents. Se pencher sur les rêves de Aue ne peut le guérir de sa pathologie puisqu’il est un être de papier. Mais, les scénarios oniriques livrés si complaisamment par le narrateur confirment les séquences autobiographiques relatives à sa vie éveillée. À la recherche d’un paradis perdu, celui de l’enfance, Aue se souille au quotidien autant que dans ses rêves. L’excrémentiel envahit la nostalgie de retrouver ce pays de l’enfance. Selon Perry, les récits de rêves chez Littell établissent avec le texte une relation similaire à celle qu’un récit emboîté entretient avec le récit emboîtant. Fonction dramatique – prophétique aussi – le rêve met en abyme les scènes de la vie éveillée et permet parfois au lecteur d’en savoir plus que le personnage.

L’homosexualité de Aue serait-elle de rigueur s’interroge Eric Levéel. En effet, la figure du nazi homosexuel, sexuellement pervers, fait partie d’une certaine imagerie collective. Littell en créant son personnage sous les traits d’un esthète homosexuel s’est-il contenté de reproduire un schéma déjà développé par Luchino Visconti dans Les Damnés ou bien Pier Paolo Pasolini dans Salo ou les 120 journées de Sodome. Toutefois, l’homosexualité de Aue est marginale dans ce sens qu’elle est profondément ancrée dans le désir d’être autre et plus précisément dans la volonté d’identification avec l’être aimé, sa sœur et non pas dans un choix érotique de passivité ou d’une attraction réelle pour un autre homme. Mais son homosexualité est aussi sa part d’humanité, sa seule attache à la décence incarnée par sa sœur.

La flânerie littellienne est amplement analysée par J. Marina Davies dans la double nature du flâneur à la fois observateur et acteur. En effet, Aue se veut témoin alors qu’il possède le statut officiel et réel de bourreau, donc plus acteur qu’observateur. Paradoxalement, le mot « flâneur » évoque le double aspect « étrange » et « étranger » de ce personnage-narrateur. Peut-on être bourreau et témoin simultanément ? Aue flâne-t-il pour éviter d’observer l’essentiel ? La flânerie est une promenade sans autre but que la promenade elle-même, mais aussi pour ne pas faire partie du spectacle. Le flâneur est un spectateur très particulier. Il marche pour voir et non pour être vu. Aue, toutefois, raconte sans cesse, mais il cherche à se détacher de ce qu’il regarde et, par-là même, de sa propre position. Chez Aue, la flânerie déclenche une introspection fantasmagorique, devient de plus en plus fréquente à mesure que le récit avance. Évolution visible dans l’ultime flânerie à Stalingrad qui se termine en flânerie onirique.

Représentation pervertie d’Oreste selon Patrick Imbaud, Max Aue réalise une introspection intérieure au gré de ses missions à travers l’Europe en guerre. Cette quête ne conduira Aue qu’à l’échec permanent. Recherchant le paradis, il sombre en enfer. Imbaud établit le parallèle entre la perversion du régime totalitaire nazi et celle de la quête intérieure du narrateur. Chaos du microcosme versus raz-de-marée de violence immonde du génocide juif, macrocosme. Le temps initiatique s’oppose au temps linéaire historique, permettant ainsi une double lecture du roman à la fois exo et ésotérique, intra et extravertie. Max Aue, prisonnier du souvenir, incapable de faire la synthèse du temps de l’affect et des horloges dans lesquels il vit simultanément ne pourra jamais dépasser la mémoire.

Pauline de Tholozany se penche sur l’exercice de curiosité de Maximilien Aue cherchant à inventorier ses réactions aux atrocités dont il est le témoin et auxquelles il participe. L’ordinaire et l’exceptionnel y sont mêlés en égale mesure. Cette collision suscite l’incompréhension, puis la curiosité du narrateur. Questionnement resté sans réponse, mais qui éclaire la complexité des chemins du passage à l’acte dans le jeu des événements. Regard sur les horreurs dont le « je » est capable, Aue met en pratique de manière forcenée et pervertie le « connais-toi » delphique. Mais le regard de Aue, pour autant qu’il soit démultiplié, ne lui permettra jamais de circonvenir l’incompréhensible horreur, fasciné qu’il reste – et avec lui le lecteur – du fait même de son insolvabilité. « Regard pur » aussi de Aue dans ses rêves, lui laissant voir le rapport entre le camp de concentration avec son double, la vie sociale fantasmée par l’idéologie nazie. Reproduction versus destruction, les deux systèmes au cœur de l’inconscient collectif fasciste.

La complicité entre son personnage et le lecteur, réalisée par l’auteur est interrogée par Peter Tame. Ce sont les rapports d’Aue avec les autres personnages et ses rapports avec les lieux par lesquels il passe qui en sont les puissants moteurs selon Tame analysant les isotopies et les microtopies, autant de scènes théâtrales dans lesquelles Max Aue vit et tue. Dimensions s’interpénétrant, les onirotopies, psychotopies, thanatopies, dystopies etc. laissent souvent le lecteur incertain par le manque de distinction entre la représentation du réel et du virtuel. Une grande partie de la fascination exercée par le livre, selon Tame.

Selon Serge Zenkine, étudiant le langage et les lectures de Max Aue, les réminiscences de ce dernier débordent ses compétences propres et ne peuvent relever que de celles de Littell lui-même. Le narrateur, en effet, met systématiquement en contraste ses lectures raffinées et les horreurs qu’il côtoie. Ce sont particulièrement les réminiscences à Georges Bataille – jamais nommé dans le roman – que relève Zenkine, révélant ainsi la présence de l’Histoire de l’œil, La Haine de la poésie e.a. Selon Zenkine, le glissement entre réel et imaginaire passe, chez Littell, par la littérature. Cette ambiguïté ontologique produit et accrédite une parole ambiguë dont la responsabilité tend à s’estomper.

Stéphane Roussel aborde le thème de l’homosexualité dans le roman par rapport à la place qu’elle prend dans l’histoire du narrateur et à celui de son soulignement des affres de l’Histoire. Homosexualité dépeinte avec des mots crus, accentuant le sentiment de véracité d’un témoignage personnel, voire d’une confession, où se côtoient l’Histoire et le dévoilement de l’intime, esquissé tout aussi crûment à maintes occasions. Comment Aue peut-il concilier son homosexualité avec son engagement à l’idéologie nazie où celle-ci est considérée comme un crime entraînant la déportation vers la mort pour celui qui est découvert. Aue n’affirmera jamais ses préférences sexuelles en public, ce qui le vouerait à une mort certaine. Mais l’homosexualité de Aue est liée à l’inceste, au meurtre sous le sceau des circonstances sans qu’il ait vraiment eu la possibilité de choisir. Paradoxalement, le plaisir homosexuel est décrit avec les mots du champ lexical de la douleur, de la torture conduisant au tombeau. Selon Roussel, l’homosexualité dans Les Bienveillantes n’est ni prétexte, ni goût pour le sensationnel ou la provocation, mais répond à une exigence narrative. C’est un des fils conducteurs menant à la question centrale du roman : comment un homme ordinaire, sans prédisposition, peut-il être amené à perpétrer des crimes contre l’humanité ? Intégrée à ce questionnement, l’homosexualité souligne et donne les clefs pour mieux tenter de comprendre l’incompréhensible.

Yolanda Viñas del Palacio étudie la lecture dans le roman. Y a-t-il une trouble alliance entretenue avec le meurtre et le crime par la lecture ? Le pacte de lecture passe aussi par le témoignage, mais Aue se « lit » principalement soi-même. Regard non contemplatif, il perce les êtres et les choses pour nourrir une méditation récurrente et obsessive sur la place du moi dans l’horreur. Écrire et lire ne se séparent pas et l’écriture est un tombeau qui préserve Una de la décomposition.

Quant à Youssef Ferdjani, il analyse l’écriture de Littell et ses nombreuses références intertextuelles. Le Bien et le Mal, placés sous le signe de la relativité rend difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir quelle chose est juste ou injuste. L’homme a une marge de manœuvre très limitée, mais aussi une marge d’appréciation restreinte. Selon Ferdjani, le livre démontre que les garde-fous érigés par les hommes pour neutraliser la violence intrinsèque à l’être humain, volent en éclats en temps de guerre. La justice et la morale sont alors pire qu’impuissantes : elles peuvent cautionner des actes criminels.

Le comique est sans doute l’aspect le plus inattendu et le moins remarqué des Bienveillantes. Toutefois, la position ironique du narrateur n’a pas échappé à Yves Boisseleau qui remarque les instants où Max Aue tourne en dérision ceux qu’il a choisi pour cibles. Selon Boisseleau, c’est toute l’attitude adoptée par Littell et par son narrateur dans le récit qui doit être qualifiée d’ironique au sens socratique du terme. Par là même, c’est l’inanité de l’idéologie nazie que dénonce le roman, selon Boisseleau, puisque la dérision ne s’adresse jamais aux victimes, mais uniquement aux bourreaux, à commencer par Aue lui-même, par l’auto dérision qu’il manipule constamment. Littell joue donc sur plusieurs registres traditionnels : celui du bouffon, du burlesque et du grotesque utilisés comme puissants leviers comiques au fonctionnement soit ironique soit humoristique.

Selon Sabine van Wesemael, Littell pour la caractérisation de Max Aue s’est principalement fondé sur les analyses de Klaus Theweleit telles qu’énoncées dans son ouvrage Männerphantasien où il s’efforce à définir la structure mentale d’une personnalité fasciste, ce qu’elle démontre avec force citations.

Établir un lien entre les troubles à la fois psychiques et somatiques qui affligent le narrateur et l’antisémitisme virulent des Allemands est le but de Helena Duffy qui pour ce faire remet en question l’écart entre les convictions politiques de Aue, son érudition, son esprit déjanté aux pulsions perverses le torturant ainsi que les crimes dont il se rend coupable ; rechercher le rapprochement entre le matricide et la solution finale, deux crimes enracinés dans l’abjection. Une lecture kristevienne du roman de Littell permet de déceler le flirt dangereux de l’auteur avec l’abject.