A. Makine littérature…

Article paru dans la revue Ring,  Propos recueillis par Murielle Lucie Clément

Murielle Lucie Clément : Andreï Makine, votre conception de la littérature a-t-elle changé depuis vos débuts, il y a une vingtaine d’années ?

Andreï Makine : En ses lignes générales non, mais encore faut-il savoir ce que vous entendez par « conception de la littérature ».

MLC : Oui, votre conception personnelle et générale de la littérature.

AM : La place de la littérature dans ce monde, la place de la littérature face aux arts qui ne sont pas littéraires, face à la philosophie ? Il faut bien déterminer le domaine. La littérature pour moi était une sorte de sacerdoce. On entre en littérature comme on entre en religion. Ceci sans aucune connotation ascétique ou religieuse. Un engagement total. Une autre façon de vivre. Proust disait : « Lire, c’est s’absenter de la vie ». Un livre c’est une autre façon de vivre. Réussit-on jamais à accéder à ce mode de vie pleinement ? Je ne le crois pas car nous sommes de simples mortels donc sollicités par de nombreuses autres activités. D’autant que la littérature, grâce à Verlaine est devenue presque un gros mot : « Et tout le reste est littérature ! ». La vision qu’en ont les Russes est assez originale. Ils n’ont pas créé de grands systèmes philosophiques, ils se sont rattrapés avec la création littéraire. En Russie, être écrivain signifie aussi être penseur et philosophe. Il n’y a pas cette délimitation qui existe en France et en Allemagne entre la littérature et les grands systèmes philosophiques comme ceux de Descartes, ou de Hegel ou de Kant. Donc, chez les Russes, il y a un syncrétisme ce qui peut être très utile. Cela leur a permis d’éviter le développement pléthorique d’une littérature légère, que l’on a d’ailleurs toujours caractérisée comme belletristika. Le mot qui est noble en français, « Belles lettres », en russe est un mot péjoratif et englobe tout ce qui est théâtre de boulevard, roman de gare, tous ces genres mineurs, des œuvrettes faciles. Ils ont toujours été dédaignés en Russie. Quel serait le rôle de la littérature, sa définition ? Une sorte de sotériologie. La littérature, c’est surtout cela. Depuis mes premiers écrits, ma vision de la littérature s’est diversifiée, ne serait-ce que sous l’influence des choses que j’ai écrites, tout simplement. Il y a des sphères qui m’apparaissaient autrefois inaccessibles, comme le théâtre par exemple. Je ne pensais jamais écrire une pièce de théâtre, mais je l’ai fait. J’ai écrit des essais et je ne me croyais pas essayiste. Enfin, je ne pensais pas devoir l’écrire et, finalement, l’actualité m’a poussé à écrire Cette France qu’on oublie d’aimer.

MLC : Pourriez-vous expliquer comment êtes-vous devenu écrivain ?

AM : Il faudrait consacrer tout un livre à la naissance d’une vocation. Revenons sur le sens étymologique de ce mot, la vox, la voix qui vous est adressée. Non pas qu’on entende des voix, qu’on soit illuminé. Cet appel est lancé par des réalités irréfutables et auxquelles on pense sans y penser tout en y pensant : l’éros, la mort, la brièveté de la vie, la fugacité de notre être, la souffrance, la disparition des proches, le Mal, le Bien, enfin, toutes les grandes interrogations de l’humanité qui exigent de nous une réponse. Encore faudrait-il trouver une forme appropriée pour les dire sans être scolastique, ni obscur, ni alambiqué. Trouver un langage simple pour dire la mort, l’éros, la souffrance, le Bien, le Mal etc. Et, sans avoir à échafauder, on y revient, de grand système philosophique à proprement parler.

MLC : Vous n’avez pas vraiment répondu à ma question. Comment cela a-t-il commencé pour vous ? Comment êtes-vous devenu écrivain ?

AM : Oui, mais j’ai été tant de choses voyez-vous. Vous auriez pu me demander comment êtes-vous devenu porte-faix à douze ans sur un marché kolkhozien, un berger et plus tard un soldat et ainsi de suite. Je pensais un moment devenir un sportif professionnel. Nous sommes composés de toutes ces facettes. Nabokov était un professeur d’université. Était-ce la part essentielle de son être, de sa vocation ? Plutôt un gagne-pain comme pour moi les mille métiers que j’ai fait.

MLC : Je vous le demande, parce qu’avant vous avez été universitaire et vous avez écrit des thèses de doctorat et des articles de critique littéraire. Peut-être aurais-je dû poser ma question autrement et vous demander comment êtes-vous devenu romancier ?

AM : L’art de l’analyse littéraire est subsidiaire à la création littéraire. Imaginez, par exemple, un champion de course automobile qui s’intéresse à la mécanique. Cela lui apporte quelque chose. Il comprend mieux le moteur, son fonctionnement, ses limites, mais cela ne remplace pas son talent de pilote de course. Peut-être un jour, en perdant son emploi, il pourrait même basculer de l’autre côté et devenir mécanicien. Il en est de même pour la vocation littéraire.

MLC : Comme vous écrivez des romans, c’est tout de même ce que vous écrivez le plus, j’aimerais savoir comment naît un roman d’Andreï Makine ? Avez-vous en premier lieu l’idée d’un personnage, ou bien est-ce un sujet qui vous parle… ?

AM : Simplifions les choses. Il y a bien sûr une part de vérité vécue, il y a une idée, il y a une présence humaine, la présence d’un caractère qui vous frappe par son côté insolite ou, au contraire, par son extrême banalité et qui demande à être décrit. C’est un acte de naissance qui se réduit parfois à un ton musical car tout est harmonie dans ce monde. Vous pouvez l’exprimer par des équations mathématiques ou bien par des formules chimiques ou encore par le rythme car tout est rythmé, tout est cadencé dans cet univers et, sans doute, sentez-vous cette cadence-là, cette mesure qui commence à rythmer votre vie et à paraître comme un mystère chiffré. Ce message codé se concentre dans ce personnage-là ou dans cette journée-là ou dans cette situation-là. Un peu comme – encore une image très banale – une goutte de rosée qui reflète tout un monde. Cette goutte de rosée qui est très importante, ne l’est pas dans son expression matérielle. C’est un prisme où vous voyez la lumière qui jette son spectre, vous découvrez les couleurs de l’arc-en-ciel Ainsi, faut-il  trouver cette goutte de rosée qui peut être un homme, une situation ou une souffrance ou un amour.

MLC : Avant d’entreprendre la rédaction de votre roman, prenez-vous des notes ou bien faites-vous un plan ?

AM : D’abord, tout commence par une longue maturation. Je le porte en moi-même. Cela devient une musique chantée intérieurement. Une ritournelle, un rondeau qui revient sur les mêmes thèmes. Un thème se développe devenant un sujet, caractère, décor, intrigue, pour parler comme un froid analyste.

MLC : Quelles sont vos influences les plus directes en littérature ?

AM : Tout nous influence. Simplement,  souvent sans vraiment nous détourner de ce que nous pensons être notre chemin. J’ai beaucoup lu les philosophes et j’ai certainement été influencé par Marx, Hegel, Spinoza ou Bergson. Chaque lecture déteint sur nous, même des lectures ratées. Dans sa jeunesse, on peut lire des romans de gare ou des polars qui sont un genre mineur et, effectivement, être influencé mais pour se dire : « Jamais je n’écrirai ça ! Comme c’est mauvais ! » On peut donc se démarquer de quelque chose et c’est souvent le cas d’ailleurs.

MLC : Avez-vous l’impression qu’un écrivain parfois s’améliore avec l’expérience ?

AM : Hemingway a répondu à cette question : « La création, c’est cinquante pour cent de travail et cinquante pour cent, hélas, de talent ». Cette phrase est terrible. Elle est à la fois stupide et très juste. J’ai toujours été très désarmé devant les sciences exactes. Y aurait-il une prédisposition « génétique » pour la création littéraire ? Ai-je reçu une compensation grâce aux sciences « non exactes » ?

MLC : Un écrivain est-il bon parce qu’il travaille ou parce qu’il a du génie… Peut-être, faut-il avoir du talent et travailler surtout énormément ?

AM : On reprochait à un peintre russe de produire beaucoup à quoi il répondait : « Chers amis, j’ai passé quarante ans pour apprendre à faire un tableau en quarante heures ».

MLC : Comment écrivez-vous ? C’est peut-être toujours une question maladroite, mais qui a, en dépit de cela, son importance. Je veux dire, écrivez-vous à l’ordinateur, à la machine à écrire ou avec un crayon ou stylo, à la main ?

AM : Je prends toutes mes notes à la main. J’ai besoin de ce contact physique. Mais, je ne le préconise pas pour tous.

MLC : J’ai une question qui peut paraître légèrement mystique, mais avez-vous des rituels d’écriture ?

AM : Non, non. Pas du tout. C’est la question qui est toujours posée aux auteurs et qui commencent à raconter qu’ils écrivent avec tel stylo à telle heure. Quand on se met à ritualiser quelque chose d’aussi profond et violent que l’écriture, c’est que l’on n’est plus dans le vrai. Comme en religion, cette lourde ritualisation prouve qu’il y a quelque chose de faux dans l’ordre ecclésial.

MLC : Mais, sans avoir un rituel, avez-vous une discipline?

AM : Oui.

MLC : Est-ce que vous écrivez tous les jours ou…

AM : Je prends des notes tous les jours, mais je peux bien traverser l’Australie sans penser à mon stylo. Je ne suis pas, non plus, esclave de ma plume ou un écrivain de cabinet.

MLC : En somme, vous n’avez pas vraiment une discipline d’écriture.

AM : Il faut travailler beaucoup et retravailler. C’est la seule discipline qui s’impose.

MLC : Pensez-vous que tout le monde puisse devenir écrivain ? Je vous pose cette question par rapport aux ateliers d’écriture que l’on voit surgir comme des champignons.

AM : S’approprier l’art d’écrire n’est pas mauvais en soi. Pourquoi pas ? Encore faut-il définir la figure même de l’écrivain. Ce pourra être l’homme qui nous rend tangibles toutes ces grandes interrogations dont j’ai parlé : l’amour, la mort, le plaisir, la fugacité de l’être, le Mal, le Bien. Si en entrant dans un livre, on ressort avec un léger sentiment de satisfaction ou de malaise ou une émotion terne et neutre de ce qu’on a lu, était-ce vraiment une lecture nécessaire ? Je viens déjà de définir « l’utilité » de ce genre de livres. Ils sont écrits pour que les écrivains voient comment il ne faut pas écrire. D’ailleurs aujourd’hui, la littérature de divertissement perd tout son intérêt car il y a des industries de divertissement beaucoup plus efficaces comme la télévision, le cinéma, Internet. On peut donc se divertir de manière beaucoup plus variée. En cela, nous vivons, à mon avis, un temps béni pour la poésie, la vraie poésie et la vraie littérature, quand tout ce qui était adjacent a été annexé par ces activités nouvelles de divertissement. Nous pouvons donc nous concentrer sur l’essentiel. L’essentiel qui est cette sotériologie qui fait que chaque livre doit proposer un chemin de salut.

MLC : Mais, ne pensez-vous pas, justement, qu’il puisse y avoir une fonction pour la littérature de divertissement pour, disons, les personnes qui refusent ce système de divertissement télévisuel, cinématographique ou informatique ?

AM : Oui, dans ce cas-là, il vaut mieux lire des polars, pourquoi pas. Mais, je vais vous dire franchement. De plus en plus, je pense que lorsque l’on a un tant soit peu d’imagination, sur une page de revue, on peut très bien décrire un crime. Dans le train, je lisais tout à l’heure, un crime qui s’est passé en Allemagne. Une femme a engagé un comédien pour jouer le rôle de son mari qu’elle a trucidé paraît-il. Une page suffit. Le reste, nous pouvons l’inventer, même mieux que l’auteur. Le problème des romans policiers, c’est qu’ils sont très mauvais. Ils nous font patienter parce qu’il faut tout de même deux cent pages pour que ça s’appelle un livre. Tandis que dans une seule page de journal, on a déjà saisi l’intrigue. On peut imaginer comment cette femme a plongé son mari dans le ciment, l’a jeté dans la rivière et pourquoi elle l’a fait. Sinon, c’est du rembourrage, pour dire cela grossièrement, qui ne m’intéresse pas beaucoup. Et puis, comment vous dire, les générations se renouvellent et chaque génération a besoin de son roman social, de son roman psychologique, de ces genres qui se répètent de siècle en siècle. Pourquoi répéter ?

MLC : Je vous demande cela, parce que dans la musique, il y a les styles différents : l’opéra, la chanson, le jazz, et l’importance n’est pas tant le style que le niveau dans chaque style, et je pensais que, peut-être, pour vous spécialiste de littérature, peut-être y aurait-il également en littérature une possibilité d’avoir différents niveaux. C’est-à-dire que l’on pourrait avoir de très bons polars, par exemple. Ils sont rares, je l’avoue, mais…

AM : Certainement. Conan Doyle, c’est très fort. Qui serait contre ? Pourquoi pas ? Mais, le noyau de la littérature, c’est cette science du salut. Maintenant, qu’on expérimente à côté de cela dans plusieurs directions. Pourquoi pas ? Cela peut nous apprendre des choses. Mais, la vie est courte. Pourquoi perdre son temps à lire un polar de trois cent pages ? Quel est le but du polar ? C’est de faire durer l’attente, n’est-ce pas ? Le suspense. Faire un peu peur, procéder à des retournements de situations, nous montrer de belles têtes bien typées parce que c’est un genre qui simplifie les caractères. Mais, le cinéma le fait beaucoup mieux qu’un livre

MLC : Ne trouvez-vous pas le cinéma trop autoritaire ?

AM : Oui, le cinéma est totalitaire car il nous impose tout jusqu’à la couleur des yeux de chaque personnage. Mais je pense que le polar dont nous parlons ne mérite pas mieux. Maintenant, si vous voulez faire du criminel un personnage à la Dostoïevski, là, c’est autre chose. Mais dans ce cas-là, toute la partie polar devient subsidiaire par rapport à quelque chose de beaucoup plus important. Comment cette femme, a pu tuer son mari ? Sur Face Book, elle a un visage d’ange, une jolie Allemande blonde, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Un journaliste a enquêté. Cette femme angélique a tenu plusieurs salons de massages, pour ne pas dire des bordels. Son mari avait-il eu vent de ses activités ? A un moment, notre polar commence à muter en devenant un roman psychologique, un roman sociologique, un roman d’investigation existentielle. Et, en ce sens, les polars, les romans de gare, les romans d’amour comme on les appelle, ne sont que l’amorce d’une création véritable.

MLC : Ils doivent passer au niveau supérieur ?

AM : A mon avis, oui. Si on écrit un crime, autant écrire Crime et châtiment ! Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

MLC : J’ai une autre question, peut-être assez directe. Mais, pensez-vous que l’inspiration existe ?

AM : Il y a des états seconds absolument magnifiques, assez rares, qui sont une sorte d’écoute. A un moment d’écriture, vous avez l’impression d’une riche consonance de réalité – un sentiment océanique écrirait un Mauriac. C’est peut-être cela que l’on appelle l’inspiration. Comme un univers que vous inspireriez au sens physiologique du terme, comme si votre cerveau n’était plus qu’une caisse de résonnance pour entendre cette musique des sphères. Ce sont des moments rares et précieux et, en même temps, il ne faut pas les attendre parce que sinon on passerait son temps dans cette attente prophétique. Ce n’est pas cela qui compte. Ce qui compte, c’est un labeur quotidien qui parvient peut-être au même résultat.

MLC : Pensez-vous qu’il y ait certaines choses dans le roman qui puissent vraiment gêner les lecteurs. Ou plus précisément qu’est-ce qui vous gêne personnellement dans un roman ?

AM : De quel lecteur parlons-nous ? Des lecteurs aussi anormaux que sont les écrivains ?

MLC : Pour vous-même, par exemple.

AM : Ce qui me gêne, c’est la capacité des humains de créer, de continuer à créer ce fleuve de romans. Cela, oui, cela me laisse perplexe. Je me dis : « A quoi bon ? » Il y a comme une sorte de totale inanité, de totale futilité dans cela. Il y aura toujours des romans qui occupent le palmarès des livres. Il y aura toujours des personnages de femmes qui aimeront des personnages d’hommes qui ne les aimeront plus, puis qui se sépareront, qui mourront… il y a tout ce vécu de l’humanité sans cesse réédité. Des suicides, des départs, des séparations, tout ce petit théâtre, cette tragi-comédie humaine, que l’homme décrit avec beaucoup de complaisance. L’humanité est amoureuse d’elle-même. Le vécu tel qu’il est a été mille fois décrit de façon magistrale par Balzac ou par Tolstoï.

MLC : Et, qu’espéreriez-vous donc ?

AM : Une grande réduction de ce champ littéraire. L’humanité est rattrapée par l’accélération du temps. Avant la télévision, il n’y avait pas d’autres moyens de rendre l’immédiateté du vécu socio-psychologique. Les écrivains se sentaient obligés de jouer au photographe du quotidien. Tandis que maintenant, avec les nouvelles techniques, le monde est décrit. Imaginons, par exemple, un paysan d’antan au fin fond de la Sibérie ou au fin fond de la Provence, ou dans la France profonde. Il n’avait pas cette possibilité de voir l’image du monde. Maintenant, cette image du monde est partout. Et donc, à quoi bon écrire sur ce monde ? Autrefois, les romans se faisaient messagers. On y trouvait un compte rendu du vécu collectif. Mais, a-t-on besoin de cela aujourd’hui ? Parce que notre monde est rempli de remâchage permanent, de ce vécu petit-bourgeois et « people » comme on dit maintenant. Chaque téléspectateur sait quelle star s’est fait faire du botox, s’est découpé les lèvres pour qu’elles soient plus pulpeuses, s’est refait les seins. On vit dans l’immédiateté de la vie de tout le monde. Tout le monde est connecté à Internet sur tout. Vous voyez, si vous calculez le nombre de personnes qui s’y branchent, qui font des recherches, qui écrivent, qui composent des textes, peut-être est-ce la moitié de l’humanité et l’autre moitié lit tout cela. Nous sommes tous dans cette bulle communicative permanente qui rend le roman de divertissement parfaitement inutile. Pourtant, il occupe quatre-vingt-dix pour cent de ce qui est publié.

MLC : N’est-ce pas justement nécessaire ? Je dois prendre une autre métaphore. Par exemple, dans la musique classique indienne on dit que les écoles de musique sont nécessaires même si les talents sont assez médiocres ou moyens pour permettre aux génies de s’y nourrir et d’y fleurir.

AM : On a souvent dit cela des romans policiers et des romans de genre. Dans une librairie, vous trouvez cinq romans sur la vie des profs en France aujourd’hui, une dizaine de romans sur l’actualité politique, sur le monde du travail, sur la vie des minorités, etc. Cela a toujours existé et cela existera toujours et mes appels sont un vœu pieux. Mais, le problème est que tous ces thèmes sont déjà repris dans les journaux, dans des reportages, à la télévision. Dans ce cas-là, il vaut mieux lire l’enquête qu’a publié Florence Aubenas. Son livre est bien écrit, avec un savoir-faire journalistique. Mais lire ce que l’écrivain Dupont a écrit en inventant un monde qu’il a très peu côtoyé et qu’il affabule complètement ou madame Unetelle âgée de vingt ans qui nous décrit la Seconde Guerre mondiale …

MLC : Oui, est-ce que la littérature n’est pas justement écrire aussi des fantasmes ou du moins, n’est-ce pas une fictionnalisation. Et, on pourrait dire…

AM : Au nom de quoi ? La fictionnalisation au nom de quoi !?

MLC : Bien, apparemment, si je lis Makine, je lis aussi Makine qui écrit sur la guerre qu’il n’a pas connu.

AM : Sans doute.

MLC : Donc, il y a une fictionnalisation d’une idée ou d’une connaissance…

AM : Voilà ! Qui est basée sur une connaissance, sur un témoignage.

MLC : Mais, ne voulez-vous pas dire que ce qui est important n’est peut-être pas ce qui est dit, mais la manière dont c’est écrit ?

AM : Certainement, et là nous revenons au point de départ. Le problème, c’est que ces myriades de romans sont très mal écrites. C’est même pas mal écrit : c’est écrit platement. C’est une écriture qui ne mène nulle part ; qui fait le constat d’un certain nombre de vérités, qui se base sur une imagination assez moyenne, sur une réalité mal vue, mal perçue, mal connue… Une jeune fille habitant dans le seizième arrondissement, rencontre un jeune homme habitant dans le sixième arrondissement. Ils s’aiment, puis, ils se droguent un peu, puis se séparent, puis se retrouvent… A quoi bon tout cela ? Quel intérêt ? On peut le voir de nos propres yeux. On peut l’inventer. Mais ce sera du bruitage supplémenatire dans un monde qui devient sourd de trop de bruit.

MLC : J’espérais justement que vous alliez m’expliquer l’intérêt de tout cela, mais vous pensez qu’il n’y a aucun intérêt ?

AM : Aujourd’hui, non ! Autant je vous disais qu’il y avait une utilité d’illustration, d’instruction au XIXe siècle… Vous prenez, par exemple, Octave Mirbeau. Qui le connaît maintenant ? Il a écrit des romans sociologiques, des romans sur la vie de l’église. A l’époque, c’était important. Pourquoi ? Il abordait des sujets, il abordait des domaines que tout le monde ne pouvait pas connaître, mais surtout, vu le manque de communications, il était un messager. C’était des livres qui pouvaient ouvrir la conscience du public à des choses qui seraient passées sous silence.

MLC : Mais, n’y a-t-il pas, à notre époque, une différence de médium nécessaire ? C’est autre chose de le lire tranquillement ou d’en être submergé par la télévision, même s’il s’agit exactement du même sujet. Si, par exemple, vous n’avez pas la télévision et que vous n’aimez pas Internet, il vous reste tout de même les livres. Est-ce que cela n’a pas une certaine fonction ?

AM : Sans doute. Dans chaque livre, même le plus nullissime, on peut trouver une jolie tournure, on peut trouver une façon de présenter le personnage qui est intéressante etc. Mais ce sont de si petits gains dans un océan de platitude et de bêtise qu’un homme plus ou moins doué peut l’inventer lui-même. Il n’a pas besoin de passer par un roman.

MLC : D’accord. Alors, ne pensez-vous pas que ces romans qui sont assez nuls…

AM : Faibles ! Ils sont faibles ! Nous avons très très peu de temps. Si vous avez du temps à consacrer à la littérature, il faut lire l’essentiel.

MLC : Ne pensez-vous pas qu’il y ait des livres qui soient trop difficiles pour certaines personnes ?

AM : Certainement. Là, il y a un grand pas à faire de la part des écrivains. Il faut évoquer ces interrogations comme la mort, l’amour, le Bien, le Mal à l’écart de tout sabir philosophique. La littérature est appelée à être sensuelle, sensitive, charnelle, tangible. Si elle ne donne pas l’image immédiate de tous ces grands thèmes, une présence tangible, l’écriture ne vaut rien.

MLC : Pour vous, la littérature ne doit pas nécessairement décrire la réalité. Il y a tout de même une part de fiction, une part d’invention ou pensez-vous…

AM : Il ne faut pas non plus être restrictif. Il y a de très très bons romans basés sur un fait réel. Et puis, le dictat du mot « réalité ». Moi, je n’ai pas la prétention de connaître La Réalité. La littérature, c’est la recherche du monde réel dont la vision initiale doit être dépassée dans l’acte de l’écriture.

MLC : Pour revenir à une question plus personnelle : l’écriture est-elle pour vous un plaisir ou une souffrance ?

AM : Les deux, sans doute. Une fois le livre écrit, c’est un soulagement. On se dit « Le monde que j’ai créé existe. Il vit. Que les autres le jugent comme ils veulent, mais il existe ». Ce monde a la réalité des œuvres incréées comme l’on parle de la création divine, toute proportion gardée.

MLC : Conservez-vous vos brouillons ? Une question pragmatique, je le crains.

AM : Non. Je jette tout. Il y a une grande suffisance à les archiver. Voyez cette polémique au sujet de L’Original de Laura. Nabokov aimait les mystifications. A deux reprises, il a joué la comédie des manuscrits brûlés que sa femme sauve des flammes. C’était un comédien qui connaissait bien les rouages de la publicité littéraire. Le seul problème, c’est qu’on perd beaucoup de temps dans ces jeux. On devrait consacrer tout ce temps à la littérature. Si je pouvais donner un conseil aux confrères, je dirais qu’il faut éviter à tout prix la création de son propre personnage. S’il se crée à votre insu, tant mieux ou tant pis. Mais le créer comme l’a fait Nabokov avec ses papillons… Trop de futilité.

MLC : Pour revenir à votre écriture. Est-ce que lorsque vous vous relisez, vous coupez beaucoup de passages ?

AM : Je me relis dix mille fois. Le début de chaque jour commence par une relecture, par un retour plus ou moins profond vers l’avant.

MLC : Pensez-vous qu’avoir une connaissance de la biographie d’un écrivain soit utile pour comprendre son œuvre ?

AM (riant) : C’est obligatoire !!! D’ailleurs, un écrivain commence à exister seulement lorsqu’un universitaire a écrit une bonne biographie de lui. Tant que cela ne s’est pas produit, il n’est pas encore qu’une chrysalide, un embryon. Donc, quand un grand universitaire a écrit une belle biographie, surtout lorsque les textes ont bien été expliqués avec toutes les pensées de l’auteur, là l’écrivain commence peut-être à avoir quelque chance de passer à la postérité. Sinon, il est perdu. Je plaisante, bien sûr !

MLC : Pensez-vous qu’un universitaire qui explique l’œuvre de l’écrivain avec sa biographie à côté puisse découvrir des choses que l’écrivain ignorait lui-même ?

AM : Bien sûr. A cette remarque près que l’on ne doit jamais oublier une chose. Toutes ces magistrales découvertes ne remplaceront jamais la révélation profonde de notre être, ce que tout lecteur est en droit d’espérer d’un livre.