Mémoire du présent

« Mémoire du présent. Présence de la mémoire. Les Particules élémentaires  de Michel Houellebecq », dans Plaisance n° 6, Roma, Pagine, 2005, pp. 105-116

 

Vous avez dit présent ?

Depuis des temps immémoriaux, l’être humain cherche à  interpréter le présent en se penchant sur le futur. Ceci est attesté pour la culture occidentale, mais aussi, par exemple, dans les textes védiques. Plus près de nous dans le temps, Lévi-Strauss témoigne sur la vie des Indiens d’Amazonie qui consultent des signes avant la chasse ; des sociétés africaines se laissent guider par un sorcier dont l’une des tâches est de prédire l’avenir ;  plusieurs communautés d’Asie chargent un chaman de scruter les événements futurs. Dans tous les cas, des oracles sont forgés par des méthodes divinatoires qui doivent révéler l’avenir, l’a-venir. Ce qui ne saurait être déjà ici, mais est encore là-bas, reste encore à venir.

D’un autre côté, le culte du passé est une pratique commune à grand nombre de sociétés. Pour ce faire, leurs membres érigent des mémoriaux et commémorent certaines dates de l’Histoire et de leur histoire personnelle. Toutefois, l’être humain pense ne pouvoir être certain que du présent. Mais est-ce bien vrai ? Comment peut-il évaluer ce présent ? Comment peut-il l’apprécier, le juger alors qu’il reste dans l’ignorance, incapable de savoir vers quelle destination le conduit ce présent. En outre, le présent est-il ce qu’il paraît ? Car ce présent bouge, se meut vers l’inconnu tout comme l’horizon s’éloigne au fur et à mesure qu’il se rapproche. De là, le paradoxe auquel l’être est confronté lorsqu’il veut garder vivant ce présent qui ne saurait mourir puisque toujours en mouvement, vivant envers et contre tout, que l’homme le veuille ou non. Dans cette perspective, aujourd’hui est demain et hier tout à la fois ; la mouvance continuelle occulte le jour d’aujourd’hui qui de ce fait ne peut exister dans l’absolu ; tout au plus insister. Ce qui amène la question de la multiinterprétabilité du phénomène. La perception du présent n’est-elle pas colorée par la mémoire du passé ou les attentes projetées sur l’écran du futur, voire les deux simultanément ?

Le roman Les Particules élémentaires (1998) de Michel Houellebecq, déploie ces issues paradoxales. Les héros sont confrontés à la mémoire du passé et le lecteur à son tour, et presque à son insu, à celle du présent. Cette brève étude se concentre sur la façon dont la mémoire du présent est répercutée par les différents personnages et transformée en Histoire. Je m’appuierai sur la position d’Erich Auerbach pour ce qui est de l’explication de texte. En ce qui concerne la narration, j’userai de la définition de Mieke Bal comme elle l’a exprimé dans Narratology : Introduction to the Theory of Narrative : « Un texte narratif est un texte dans lequel un agent relate une narration ». J’utiliserai la théorie d’Henri Bergson comme départ de mon analyse de la mémoire et pour tout ce qui concerne la génétique, je prendrai une approche plutôt philosophique en référence au travail de Jürgen Haberma récemment publié en France L’Avenir de la Nature Humaine. Les références des travaux utilisés se trouvent mentionnés dans la bibliographie. Comme certains ne sont peut-être pas familiers du roman, pour clarifier mon propos, je commence par un bref résumé.

Il sera une fois

Les vies de deux demi-frères, Bruno et Michel, tissent la trame du roman. Le récit polyphonique de la trajectoire respective d’où émerge leur impuissance affective qui se finalise dans l’ultime catastrophe, mort ou folie forme le plat de résistance.  Leur mère commune, accaparée par les aléas de son développement personnel, est incapable de communiquer avec eux ou de leur donner l’attention nécessaire à leur croissance. Ils pâtissent tous les deux à leur manière de cette situation et deviennent dans leur vie adulte à leur tour inaptes  à établir des relations humaines pleinement vécues. Bruno, enseignant de lettres, obsédé sexuel et malheureux, essaie de pulvériser ses frustrations dans la débauche. Il rate sa vie et échoue dans un hôpital psychiatrique après avoir connu un bref moment de répit avec Christiane qu’il rencontre dans un lieu échangiste. Michel, chercheur scientifique asexuel en puissance et amoureux platonique depuis l’enfance, découvre l’équation qui permet de remplacer la race humaine. Il disparaît en Irlande après le suicide d’Annabelle, son amie d’enfance.

Le narrateur omniscient de cette narration hétérodiégétique est un clone humain, résultat de la découverte eugénique de Michel. D’une part, le récit encadrant, le discours direct du clone qui vit au XXIème siècle et le récit enchâssé, les vies de Michel et Bruno, relatées par le même clone. Cependant, ce dernier s’immisce à maintes reprises dans les souvenirs des protagonistes, ce qui nous offre, par endroits, une vision polyscopique où une narration homodiégétique passe par divers  narrateurs. Dans l’épilogue, le clone explique les dates charnières de la mutation de la race humaine en race de clone « asexuée et immortelle », phénomène rendu possible et succité grâce à la reprise et continuation des travaux de Michel Djerzinski par Hubczejak. Comme le remarque Pierre Jourde dans La Littérature sans estomac (2002) : « fin d’Eros sous sa forme actuelle, exit Thanatos. »  [i]

Le récit, par l’entremise du narrateur hétérodiégétique (un narrateur étranger à l’action qu’il commente à l’opposé du narrateur homodiégétique qui participe à l’action qu’il relate) indique d’emblée au lecteur que l’intrigue principale se situe dans le passé diégétique du dit narrateur : « Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXème siècle. » [ii]  Passé donc, pour ce narrateur qui premièrement s’exprime à l’imparfait et deuxièmement, comme le lecteur l’apprendra plus tard, vit au début de la seconde moitié du XXIème siècle.

Après une rapide digression sur l’état de la société dans laquelle vécut le héros, Michel Djerzinski, et un bref portrait de celui-ci, le lecteur assiste à l’émergence du présent : « Nous vivons aujourd’hui sous un tout nouveau règne ». [iii] De toute évidence, le « nous » exprimé n’englobe pas le lecteur de manière directe, mais le projette néanmoins dans le futur. Son futur puisqu’il deviendra virtuellement l’un de ces clones auxquels il est fait allusion. Illusion s’il en fut comme l’expliquera la fin du roman qui lui fera comprendre, qui lui dévoilera son extermination ; il n’existera plus. Ni lui ni ses semblables.

Pénétrant plus avant dans l’univers diégétique, le lecteur s’aperçoit que Bruno, le demi-frère de Michel, fait lui aussi à plusieurs reprises une incursion dans le passé et entraîne le lecteur avec lui. C’est le cas lorsqu’il relate en 1998 des événements survenus dans les années 1960 à Christiane ou lorsqu’il visite son frère.

Que le narrateur soit un clone est pour le lecteur une projection dans le futur qui ressort de l’eugénisme libéral. Technique appliquée à grande échelle et rendue possible par les travaux de Hubczejak. Ce scénario est compatible avec la discussion contemporaine des années 1990 [iv] et les progrès considérables alors réalisés dans le domaine des techniques génétiques. Dolly, née en 1996 et en 1998, date de la parution du roman,  la réalisation du DPI. [v] Les techniques avancées dans Les Particules élémentaires sont issues d’un eugénisme améliorateur dont le résultat principal est l’immortalité et l’asexualité de la nouvelle race. A la différence des discussions contemporaines des années 1990 sur le sujet, le rôle des parents n’est plus de mise dans cette procréation de clone. Celle-ci s’effectue entièrement en laboratoire. Sur ce point précis, il s’agit d’une nouvelle société calquée sur le modèle d’Aldous Huxley dans Brave New World. L’Etat y prend en charge la vie de tous et  chacun est heureux. Preuve en est l’incantation du clone en début de roman : « la lumière baigne nos corps […] dans un halo de joie » [vi] Il resterait à définir si la joie équivaut au bonheur, mais ce propos est laissé de côté pour l’instant.

Futur et passé réunis : 2079

La fin du roman révèle  que le narrateur vit en 2079, c’est-à-dire le futur pour le lecteur de l’an 1998. Mais l’épilogue constitue bel et bien le passé pour le narrateur qui dévoile les dates charnières de la mutation de la race humaine. Celle-ci est transformée en race de clones, dont lui-même est l’un des représentants. Entre 2000 et 2009 Djerzinski travaillait à sa théorie. Une synthèse de ses travaux est éditée dans la revue scientifique « Nature ». Les chercheurs du monde entier commencent à refaire les calculs et découvrent la validité de ses équations de base.  Ici, le lecteur observe le phénomène spatio-temporel naissant dans la diégèse, zigzagant pour ainsi dire devant ses yeux. Les chercheurs du monde entier, espace géographique, se retrouvent, par revirement, au même point zéro du départ des calculs, espace temporel, pour arriver au même résultat, le même endroit temporel de l’équation de base.

Frédéric Hubczejak, un caractère qui n’apparaît qu’à la fin du roman, plus précisément dans l’épilogue,  défend les travaux de Djerzinski et crée fin 2011 le « Mouvement du Potentiel Humain ». Une référence aux thèmes New Age plonge le lecteur dans son présent ainsi que l’énoncé des travaux de plusieurs philosophes contemporains de la seconde moitié du XXème siècle : Foucault, Lacan, Derrida, Deleuze. La profondeur du passé du clone met en lumière une formulation où ne subsiste aucune zone d’ombre. Le présent contemporain du lecteur tamisé par la profondeur du passé du clone. C’est d’un arrière-plan purement temporel dont il s’agit. Djerzinski a disparu mais sa pensée, par ses écrits, lui survit et continue d’agir sur un futur ultérieur à sa mort, un temps qui est le passé du clone. L’arrière plan géographique avec Hubczejak et l’arrière plan spirituel avec Djerzinski clairement dessinés propulsent le lecteur dans un futur possible. Un futur que rien ne vient démentir. Bien au contraire, tout l’affirme.  L’horizon géographique est inscrit par Hubczejak dont les différentes inscriptions témoignent de son passage par plusieurs universités européennes. Prague, Göttingen, Montpellier et Vienne sont au nombre d’Universités qu’il visite. Les laboratoires du « Mouvement du Potentiel Humain » situés « en Australie, au Brésil, au Canada et au Japon » [vii] forment l’horizon spatio-temporel esquissé d’un trait soutenu par l’énumération de dates précises. Ce phénomène spatio-temporel est exprimé avec un minimum d’ingrédients. Je le nomme spatial car les laboratoires sont dispersés aux quatre coins du globe terrestre : Australie, Brésil, Canada, Japon. Une très grande surface. Spatial donc, mais aussi temporel car les chercheurs dans ces laboratoires se retrouvent tous au point zéro dans le temps et retournent vers le passé, c’est-à-dire le point de départ des calculs de Djerzinski. Puis, ils arrivent tous au même point : le résultat qui valide les équations. Inutile de mentionner que les conséquences pratiques de ces résultats étaient vertigineuses : tout code génétique quelle que soit sa complexité pouvait être réécrit sous une forme standard structurellement stable et inaccessible aux mutations ou perturbations. En d’autres termes, toutes les cellules pouvaient être équipées d’une capacité infinie à se reproduire successivement. Chaque animal, quel que soit son degré d’évolution pouvait être transformé en espèce parentale reproductible par cloning et immortelle. Djerzinski avait disparu mais pendant son séjour sur terre, son présent, il écrivait le futur qui devenait Histoire.

Datation

Comme le relate le clone, 2001 voit aussi l’apparition du premier slogan de Hubczejak : « DEMAIN SERA FEMININ » [viii] J’ai démontré dans Houellebecq, Sperme et sang (2003) [ix] qu’il ne s’agissait nullement d’un slogan de propagande féministe. Toutefois, avec  cette phrase s’entrechoquent plusieurs niveaux temporels. D’une part, le passé du clone qui vit en 2079 mais aussi le présent de Hubczejak qui écrit en 2001 avec une amorce de prédiction pour l’avenir diégétique qui est aussi l’avenir pour le roman paru en 1998 et son lecteur. Ce mécanisme de surimpression temporelle se reproduit lorsque le narrateur déclare que  deux années plus tard, en 2013, Hubczejak trouve son deuxième slogan : « LA MUTATION NE SERA PAS MENTALE, MAIS GENETIQUE ». [x] Dans ce second slogan vient se greffer sur la surimpression temporelle un glissement du spirituel au physique. La mutation ne sera pas mentale mais génétique. Où le premier slogan est une pure affirmation : demain sera féminin, une projection du futur par rapport à Hubczejak personnifiant le passé du clone, le second slogan est tout autant une négation du futur de Hubczejak : la mutation ne sera pas mentale qu’une affirmation de celui-ci : mais génétique. Sous-entendu, elle sera génétique. Il s’y profile aussi non seulement une négation de la pensée mais aussi du site de la mémoire qui ne se situe plus dans le mental mais dans le génétique, les gènes. Cela mérite une explication. Le clone ne se souvient pas, il ne se rappelle pas : il sait. Sa connaissance du passé est injectée dans ses gènes par l’écrit d’une équation. Tout comme la projection du futur est servie au lecteur par l’écriture qui réside dans les signes de Djerzinski déchiffrés par Hubczejak et son propre déchiffrage des signes qu’il a sous les yeux, l’écriture du roman. Les signes contiennent aussi le futur du lecteur qui doit les déchiffrer à son tour. Son futur, mais aussi son passé ainsi que son présent. Les signes, réservoir de sa mémoire qui n’est autre que la mémoire du clone qui génétiquement et physiquement vit dans le présent mais mentalement dans le passé qui est le présent de Hubczejak et le futur du lecteur tout en étant son présent temporel de lecture enraciné dans son présent quotidien comme le lui met en mémoire le sigle Unesco évoqué plus loin, témoin de son présent contemporain quotidien. « L’Unesco vote les premiers crédits en 2021. Le 27 mars 2029 voit la création du premier représentant de cette nouvelle espèce intelligente. L’événement est retransmis en direct par la télévision mondiale ». [xi] Pour le lecteur, il s’agit de véritable science-fiction. Mais, le passé du clone s’immerge dans celui du lecteur lorsque le narrateur rappelle la retransmission en direct en 1969 des premiers pas de l’homme sur la lune. Il lui remet à l’esprit le passé de son épopée en le faisant transiter par le présent contemporain une fois de plus. Mais quoi de plus illusoire que ce présent cathodique partagé par la terre entière par-delà les fuseaux horaires. Une véritable contradiction de la notion temporelle. Six heures peut indiquer trois heures ou midi suivant l’endroit où se trouve l’horloge. Les temps différents s’amalgament et fusionnent dans un maintenant fictionnel ou pour le moins relatif. Le discours du clone suggère une pensée qui demeure inexprimée. C’est du présent et du futur du lecteur dont il s’agit ; de la direction que prend le futur de la société dans laquelle il vit, la seconde moitié du XXème siècle et où  : « Les sentiments d’amour, de tendresse et de fraternité humaine [ ont ] dans une large mesure disparu ; dans leurs rapports mutuels [ leurs ] contemporains [ font ] le plus souvent preuve d’indifférence, voire de cruauté ».[xii]

Entre le début et la fin du roman, le lecteur perd de vue qu’il écoute la voix du narrateur hétérodiégétique, qui s’avérera être  le clone. Toutefois, l’emploi récurrent des temps du passé, imparfait de l’indicatif et passé simple, le maintient dans une bulle atemporelle qui n’est autre que son présent réel en temps de lecture et le passé diégétique du clone. Il descend encore d’un degré dans les profondeurs de la narration lorsque Michel et Bruno se rencontrent.

Histoires de frères en palimpseste.

Si le lecteur est souvent ballotté entre présent, passé et futur en des va-et-vient éclairs fragmentés qui conduisent parfois sa réflexion dans des profondeurs insondables, les personnages ne le sont pas moins comme le démontre le dixième chapitre où le mouvement atteint une grande fréquence. Bruno rend visite à son frère Michel et il entre d’emblée dans le vif du sujet : la comparaison de son univers diégétique avec la réalité fictionnelle d’Aldous Huxley dans Brave New World (1932) qui se rapproche étrangement, selon lui, du monde auquel « nous » aspirons. Et c’est avec le conditionnel qu’il assure que c’est « le monde dans lequel, aujourd’hui, nous souhaiterions vivre ». [xiii]

Le titre du chapitre, « Julian et Aldous », et l’entrée en conversation de Bruno suggèrent  déjà l’intertextualité avec le roman de Huxley et les frères Julian et Aldous. La société dans Le meilleur des mondes est une utopie réalisée où l’homme ne connaît plus les turpitudes des désirs inassouvis. Il s’agit d’une société divisée en castes avec çà et là des  « réserves de sauvages ». Ces réserves peuvent être une référence au monde contemporain du lecteur, resté primitif par rapport à cette société évoluée. Mais tout aussi bien peuvent-elles représenter les réserves d’Amérindiens aux USA, d’Aborigènes en Australie ou d’Inuits en Russie par rapport à ce même monde. Par contre,  Les Particules élémentaires ne décrivent que très brièvement l’utopie réalisée par le récit encadrant du narrateur homodiégétique, le clone de la nouvelle espèce intelligente, immortelle et asexuée.

Le lecteur a peut-être encore en mémoire la scène où Bruno hésite à toucher la vulve de sa mère : « Je suis entré dans leur chambre, ils dormaient tous les deux. J’ai hésité quelques secondes, puis j’ai tiré le drap. Ma mère a bougé, j’ai cru un instant que ses yeux allaient s’ouvrir ; ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J’ai approché ma main à quelques centimètres, mais je n’ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler ». [xiv] Bruno n’a pas osé toucher le corps de sa mère endormie. Sa vulve est-elle le réceptacle sacré qu’un attouchement aussi léger soit-il constituerait un sacrilège ? S’agit-il d’une référence à Shakespeare: « If I profane with my unworthiest hand / This holy shrine » [xv] ou d’une citation de Huxley ? Le sauvage du Meilleur des mondes (1932) regarde Lenina en proie au soma dormir dans sa chambre : « Très lentement, du geste hésitant de quelqu’un qui se penche en avant pour caresser un oiseau timide et peut-être un peu dangereux, il avança la main. Elle reste là, tremblante, à deux centimètres de ces doigts mollement pendants, tout près de les toucher : « L’osait-il ? Osait-il profaner, de sa main la plus indigne qui fût, cette … » Non, il n’osait point. L’oiseau était trop dangereux. Sa main retomba en arrière… ». [xvi]

Bref voyage dans le temporel littéraire qui s’intensifie alors que Bruno quitte l’appartement. Un autre couple de frères célèbre se profile en filigrane, celui d’Abel et Caïn. Caïn, obsédé par son frère l’annihile et par-là, son propre sang. Michel répète ce geste destructeur. Il trouve la formule génétique qui permettra d’anéantir l’humanité. La porte refermée sur son frère, il se précipite sur un papier  : « Noter quelque chose sur le sang. […] La loi du sang ». [xvii] Le sang, la race humaine, la loi du sang, celle du talion où l’adversaire est touché là où il a meurtri. Bruno l’a traité de monstre, d’inhumain : « Tu n’es pas humain […] Je l’ai senti dès le début ». [xviii] Michel se venge de son frère, le laisse s’embourber dans la folie sans lui tendre la main et éradique de la surface de la terre cette race maudite à ses yeux, à laquelle il appartient comme le révèlera l’épilogue.

Dans « Le meilleur des mondes » une société similaire à celle où vit le clone est décrite. Ce  nouveau monde  est le thème central du roman de Huxley. Or, ce nouveau monde est une réalité atroce. Seul l’autoritarisme d’un régime politique totalitaire peut mettre et maintenir en place un tel système où des réserves de sauvages sont entretenues pour le plaisir touristique des nantis ou, comme ce fut le cas en URSS, à des fins ethnologiques ou dans un but économique et récréatif. Ce concept de la réserve n’est pas totalement inconnu du lecteur. 

A ce sujet, il n’est pas inutile de remarquer que le nom de famille de Michel, Djerzinski sensibilise le lecteur orienté politiquement car il est loin d’être un choix innocent. Le premier directeur de la Tchéka « un organe dictatorial » [xix] s’appelait Dzerjinski. Dzerjinski aida à créer l’Homo soviéticus au prix de l’être humain. [xx] Entre les deux noms, Djerzinski et Dzerjinski une métathèse de haute voltige. Et aussi une similitude dans le comportement des deux hommes. Michel Djerzinski est le fondateur de la nouvelle race, l’Homo généticus  au prix de l’Homo sapiens :  « Michel Djerzinski ne fut ni le premier, ni le principal artisan de cette troisième mutation métaphysique, à bien des égards la plus radicale, qui devait ouvrir une période nouvelle dans l’histoire du monde ; mais en raison de certaines circonstances, tout à fait particulières, de sa vie, il en fut un des artisans les plus conscients, les plus lucides. » [xxi] Tous les deux ont créé une nouvelle sorte d’êtres au prix de l’humanité. C’est alors que le lecteur est écartelé entre le passé et le futur et projeté dans les mouvances de l’intertextualité et de l’actualité.

En bref

Les héros houellebecquiens sont décrits dans ce qu’ils ont été et ce qu’ils sont devenus. Leur présent initié par leur passé annonce leur futur. Tout au long du roman, leur représentation passe de l’âge adulte à l’enfance et vice-versa. Les détails de leur développement personnel sont complaisamment étalés, ce qui renforce l’effet de déterminisme dominant leur trajectoire. Ils apparaissent jeunes ou vieux suivant le trait de caractère exposé, mais malgré les avatars subis au fil des ans, aucun changement notoire n’apparaît dans l’homme âgé comparé à l’enfant, son individualisation reste la même. Dès le départ, ils sont différenciés par leurs particularités, fait corroboré par les pensées de Bruno :  « Cela faisait maintenant vingt-cinq ans que Bruno connaissait Michel. Durant cet intervalle de temps effrayant, il avait l’impression d’avoir à peine changé ». [xxii]   Michel s’exile, toujours effrayé par l’Autre alors que Bruno cherche encore l’approbation par le contact avec l’Autre. Leur jeunesse laisse pressentir leur vieillesse ou plutôt elle l’explique dans ces oscillements entre présent, passé, futur qui se prolonge et prend racine jusque dans la description de leur père respectif. Bruno hérite de la faim sexuelle de son père qu’il croise dans un salon de massage thaï où il se rend lui-même. Quant à Michel, sa disparition restée inexpliquée est une réplique de celle de son père, des années auparavant. Les actes de Djerzinski sont expliqués par sa vie antérieure ; non par son caractère ou sa personnalité.

On ne retrouve pas chez Hubczejak la complexité psychologique présente chez Bruno qui essaie d’assouvir ses désirs par leur satisfaction immédiate. Au contraire, Hubczejak est le prolongement et la prolongation de Djerzinski, un être dénué de désir et dont la seule occupation consiste en la constatation des faits et leur théorisation. En ce sens, Hubczejak, par l’intérêt qu’il porte aux écrits de Djerzinski, les notes de Cliffden, a un regard tourné vers le passé qu’il projette activement sur l’avenir. D’un autre côté, le passé de Djerzinski est ce qui l’a amené à écrire ces notes qui influenceront l’avenir. Son passé détermine son présent tout comme pour Bruno.

De même le clone reste inchangé par son récit. L’identification du lecteur avec le narrateur n’a pas vraiment lieu. Sa personnalité est par trop vague. Si l’identification se fait, c’est par l’entremise de la focalisation échelonnée de manière « physico-spatio-temporelle » par  les personnages de Bruno et Michel. Tous les deux fascinent le lecteur par leur présence palpable, leur vraisemblance, le passé-présent-futur de leurs narrations diverses.

On ne saurait trop insister sur la fluidité des horizons temporels qui transcendent les limites spatiales et détachent la situation de sa concrétitude par l’entremise des différents niveaux de la narration. De ce fait, le lecteur tombe dans le piège illusoire de la réalité diégétique qui serait la réplique de sa réalité contemporaine. Un présent contemporain, capturé par  le miroir des diverses formes grammaticales qui le figent dans le passé. Mais le reflet du miroir n’est jamais qu’une virtualité, non une vérité. Le référent temporel se dissout par les métalepses récurrentes passé-présent-futur comme l’image de Narcisse enfonçant sa main dans l’eau. L’accumulation des dates, la description très précise de l’instant font se dissoudre la réalité temporelle par l’ambivalence entre opacité et transparence. D’autre part,  la création du flou temporel permet l’évasion, le rêve du lecteur concrétisé dans la diégèse : la quête fantasmatique pour l’immortalité. La présence du clone est aussi un avertissement. La race humaine, par sa croyance accrue en la toute puissance de la Science et son acceptation de cette dernière à présider aux destinées de la vie, vote  de ce fait sa propre extinction. Amen.

Notes


[i] Jourde, P. – La Littérature sans estomac, p 221

[ii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 9

[iii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 12

[iv] voir à ce sujet Le Nouvel Observateur, 6-12 février 2003, pp. 80-82

[v] Diagnostic génétique effectue sur un embryon obtenu par fécondation in vitro avant l’implantation.

[vi] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 12

[vii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 392

[viii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 388

[ix] Clément, M.-L. – Houellebecq, sperme et sang, pp. 66-72

[x] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 392

[xi] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 392

[xii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 9

[xiii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 195

[xiv] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 91

[xv] Huxley, A. – Le meilleur des mondes, p. 166, « Si je profane avec ma main indigne / Cet écrin sacré ». (Romeo and Juliet, I, 5.) Traduction : Clément, M.L.

[xvi] Huxley, A. – Le meilleur des mondes, p. 166,

[xvii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 232

[xviii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 225

[xix] Gourfinkel, N. – Lénine, p.  157

[xx] voir à ce sujet : Rossi, J. – Le Manuel du Goulag –  Le Cherche Midi, Paris, 1997

[xxi] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires,  p. 11

[xxii] Houellebecq, M. – Les Particules élémentaires, p. 83