Onirisme et érotisme

« Michel Houellebecq : l’univers onirique et l’érotisme », dans Le Monde de Houellebecq, Études réunies par Gavin Bowd, University of Glasgow, French and German publication, 2006, pp. 229-245

 

Les rêves dans l’univers houellebecquien

L’univers onirique des protagonistes des romans de Michel Houellebecq est relaté avec force détails. Leurs aventures nocturnes, parfois cocasses, que l’on songe au premier rêve du narrateur d’Extension du domaine de la lutte (1994) [1] peuvent aussi friser l’horreur. Tel est le cas dans un rêve de Bruno dans Les Particules élémentaires (1998). [2] Ces péripéties recèlent-elles un désir érotique, latent ou manifeste, des personnages ? Pensons, par exemple, au dernier rêve de Michel dans Plateforme (2001). [3] Toutefois, le cas est peut-être plus ambigu dans les rêves de Michel des Particules élémentaires [4] ou de Daniel25 de La Possibilité d’une île (2005). [5]

Pourquoi avoir intitulé cette étude « L’univers onirique et l’érotisme » ? « Univers onirique » est pris dans son sens absolu. Il s’agit des songes des différents personnages non de leurs rêveries. Quant à l’érotisme, j’ai démontré ailleurs [6] qu’en scinder la définition de celle de la pornographie est une question de point de vue. Cette théorie est celle de Francesco Alberoni [7] et je la partage. Pour Alberoni, « l’érotisme est distillé partout, que ce soit dans « Playboy », ou dans les romans à l’eau de rose, ou encore, bien plus surprenant, dans les revues de décoration intérieure ! » [8] Mon choix de cette position se fonde sur le fait que, contrairement à Bataille [9], Cixous [10], Barthes [11] ou, par exemple, De Beauvoir [12] ou Griffin [13] qui eux aussi se sont penchés sur l’érotisme, Alberoni s’est spécialisé dans l’analyse des émotions humaines. Selon cette perspective, les textes de Michel Houellebecq peuvent tout aussi bien être qualifiés d’érotisme que de pornographie suivant que le lecteur se positionne sur le versant masculin ou féminin de son érotisme, en d’autres termes : l’érotisme de son anima ou de son animus.  Y a-t-il un lien entre les rêves des protagonistes et leur comportement diurne ? Si oui, quelle en est la nature ?

Dans le but d’approfondir cette question, je me propose d’analyser, dans un premier temps, les motifs érotiques qui apparaissent au fil des rêves de différents protagonistes, d’en dégager, ensuite, si possible la thématique. En ce qui concerne l’érotisme, j’emploierai donc la définition de l’érotisme de Francesco Alberoni, telle qu’il l’a formulée dans  L’Érotisme (1986) [14] et que j’ai brièvement mentionnée plus haut. Pour mon analyse des rêves, je m’appuierai, d’une part, sur les réflexions de Gaston Bachelard exprimées dans Poétique de la rêverie (1960). [15] De l’autre, sur celles d’Ernest Aeppli dans Les rêves et leur interprétation (1951). [16] Selon Aeppli, « Le tragique chez Freud est […] qu’il s’en tint uniquement à la parabole sexuelle. » [17] Sous cet angle, je désire analyser l’univers onirique des personnages, me concentrant sur les premier et dernier des fictions houellebecquiennes anno 2005. C’est-à-dire, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte et Daniel25 de La Possibilité d’une île.

Le rêve est l’apanage des personnages masculins et uniquement ceux de premier plan. Une certaine instabilité émotionnelle les domine. L’état psychique du narrateur d’Extension du domaine de la lutte l’amène à être interné en asile psychiatrique après une dépression sévère. Il n’a aucun contact sexuel depuis son divorce, deux années auparavant. Il s’y refuse et se masturbe pour occulter tout désir. Daniel25 et les néo humains ne connaissent plus l’amour physique que de façon sporadique et par écran interposé, spoliés qu’ils sont de tout contact direct avec leurs semblables.

La théorie d’Ernst Aeppli

Selon Aeppli, le contenu d’un rêve influence l’humeur diurne du rêveur [18] et dans le rêve, « les règles du déterminisme ordinaire ne sont pas respectées ». [19] Ces assertions se dégagent clairement des diégèses. De même, comme nous le verrons, une continuité indéniable peut être observée entre l’ambiance onirique et le comportement  des personnages.

Aeppli décrit quatre sortes de rêves. Il y a ceux qui donnent « une image de notre situation existentielle, image dans laquelle l’inconscient répond aux évènements de la journée par la conception qu’il s’en fait. » [20] C’est le cas, par exemple, d’un rêve de Michel de Plateforme ou de Michel des Paricules élémentaires mais aussi du premier rêve du narrateur d’Extension du domaine de la lutte après la fête chez son collègue. « Dans une deuxième catégorie de rêves, l’inconscient figure ceux des évènements et conflits de la journée qui sont passées inaperçus, c’est-à-dire qui sont restés inconscients. » [21] Dans ce groupe se trouvent toujours des symboles simples. Le symbolisme simple du rêve du narrateur reflète les événements de la journée et ses préoccupations. Dans les rêves du troisième groupe, le psychisme fait entrer des forces internes en jeu par les évènements qu’il présente à la conscience ce qui crée « des conflits avec le moi. » [22] Situation esquissée dans les rêves du même narrateur. Le quatrième groupe fait partie de ce qu’Aeppli nomme les grands rêves. « Ces rêves empruntent uniquement à l’inconscient collectif » et leur apparition est rare dans l’univers onirique. Toutefois, c’est de ce type dont il est question avec le rêve de Daniel25 analysé plus loin.

Il y a encore les rêves qui « se rapportent aux réalités et évolution physiologiques et le fait que l’on puisse « rêver pour les autres. » [23] En outre, certaines causes physiques peuvent influencer le rêveur. Comme pour le second rêve du narrateur d’Extension du domaine de la lutte qui se réveille et a froid. À côté des rêves de situation se trouvent ceux de compensation qui peuvent faire appel au processus d’amplification. Le rêve de compensation est un rêve de complément  qui dit : « Voilà ce qu’il y a en outre. » [24]

Selon Sigmund Freud, les névroses sont le résultat d’un dysfonctionnement sexuel : « Je vois dans la constitution psychosexuelle et dans des dommages causés à la vie sexuelle la source la plus importante des maladies névrotiques qui sont si fréquentes. » [25] Or, le narrateur déprime superbement suite à son divorce. La perturbation qui s’ensuit dans ses besoins affectifs et sexuels insatisfaits lui fournit une piètre image de soi. Cet état de choses lui procure une vision très personnelle d’où émerge une théorisation de la marchandisation de la vie sexuelle dans la société contemporaine de consommation qu’est devenue la sienne. Le narrateur compare les deux systèmes, l’économique et le sexuel, pour les trouver similaires. Avec ce raisonnement en tête, il traverse la vie et se voit, du point de vue sexuel, dans le camp des vaincus.

Extension du domaine du rêve

Lors d’une fête chez un collègue du bureau, il rate et il refuse tout contact et se réfugie dans ses vomissures. La situation revient le hanter au cours d’un rêve :

Les deux boudins se tenaient bras dessus bras dessous dans le couloir qui traverse le service, et elles levaient haut la jambe en chantant à tue-tête :

« Si je me promène cul-nu,

C’est pas pour vous sédui-re !

Si je montre mes jambes poilues,

C’est pour me faire plaisi-re ! »

La fille à la minijupe était dans l’embrasure d’une porte, mais cette fois elle était vêtue d’une longue robe noire, mystérieuse et sobre. Elle les regardait en souriant. Sur ses épaules était perché un perroquet gigantesque, qui représentait le chef de service. De temps en temps elle lui caressait les plumes du ventre, d’une main négligente mais experte. [26]

Ce rêve se divise en deux parties distinctes. La première, faite de prose et de poésie rimée, réfère à deux employées de son service, rencontrées à la fête. Dans le rêve, elles dansent et chantent. La scène frise l’absurdité dans le registre comique. Que deux employées de bureau se transforment en danseuses de french cancan, comme le fait qu’elles lèvent la jambe et se tiennent par le bras le laisse supposer, est possible en soi. Que cela se passe dans le couloir du service, l’est beaucoup moins. En ce sens, la situation onirique traduit l’absurde de sa vie coutumière.

De nos jours, le french cancan est associé à une époque révolue : la Belle époque. Il serait possible de voir dans ce symbole une métaphore de la belle époque du narrateur. Une nostalgie pour le temps où il était encore heureux avec Véronique, son ex-femme. Dans le rêve, il s’agit de deux femmes qu’il qualifie de boudins. Ce terme signifie le peu d’appréciation qu’il ressent à leur égard. Toutefois, le texte de leur chanson fait sourire. Que des femmes se promènent en tenue d’Ève sans intention de séduction est peu plausible et qu’elles exhibent des jambes poilues est quasiment impensable à l’heure où toutes se rasent les pilosités corporelles. Ceci est principalement vrai dans les diégèses houellebecquiennes. Le contraste avec le french cancan n’est  nullement désopilant pour le narrateur qui subit au quotidien l’absence de rapports sexuels satisfaisants, ce que lui rappelle son rêve. En effet, selon Aeppli :

D’une manière toute générale, on peut affirmer que notre situation nous est exposée dans les rêves au moyen du langage typique de l’inconscient ; et toute une catégorie de rêves en effet nous représente cette situation ; ces rêves disent : « Voilà ce qui est. » L’homme arrête rarement la course de ses préoccupations journalières pour se demander : « Où en suis-je exactement ? dans quelle constellation d’événements me place le présent ? et finalement qui suis-je ? » Le symbolisme du rêve, sans être interrogé, répond : « Voilà où tu es et voilà ce que tu es. » [27]

De toute évidence, le rêve lui donne un signal sur sa situation présente qu’il est incapable d’analyser sans tomber dans des généralités sur la société comme le lui fera remarquer sa psychologue.

Le fait que le narrateur mette l’accent sur les jambes (levées très haut) des jeunes femmes n’est pas sans connotation érotique d’autant plus que dans la seconde partie du rêve, la jeune femme qui normalement porte une mini-jupe à l’accoutumée est vêtue d’une longue robe noire, qui dérobe ses jambes au regard et intrigue. Elle se tient entre deux espaces : l’embrasure d’une porte : symbole du « passage entre deux états, deux mondes, le connu et l’inconnu, la lumière et les ténèbres, le trésor et le dénuement. » [28] Ceci pourrait suggérer que le narrateur doit passer par la porte de l’érotisme, accepter ses désirs au lieu de les refouler, avant de pouvoir changer sa situation présente alarmante qui se soldera par un internement psychiatrique. Le seuil d’une porte étant toujours le passage vers un ailleurs, la femme dans l’embrasure est la gardienne de ce passage, divinité mystique, un ara perché sur l’épaule. Elle signale au narrateur de résoudre l’énigme de sa vie journalière pour être en état de procéder plus avant.

Du côté de chez Freud

Dans la première partie de ce rêve, nous voyons donc que le narrateur ressent un certain mépris pour ses collègues. À ce sujet, Freud écrit : « L’attitude de rejet, mêlé de beaucoup de mépris de l’homme à l’égard de la femme doit être attribuée au complexe de castration et à l’influence de ce complexe sur le jugement porté sur la femme. » [29] Au quotidien, le narrateur éprouve des sentiments pour le moins ambigus vis-à-vis des femmes comme le démontre la scène suivante :

Je n’éprouvais aucun désir pour Catherine Lechardoy ; je n’avais nullement envie de la Troncher. Elle me regardait en souriant, buvait du Crémant, elle s’efforçait d’être courageuse ; pourtant, je le savais, elle avait tellement besoin d’être Tronchée. Ce trou qu’elle avait au bas du ventre devait lui apparaître tellement inutile. Une bite, on peut toujours la sectionner ; mais comment oublier la vacuité d’un vagin ? Sa situation me semblait désespérée, et ma cravate commençait à me serrer légèrement. Après mon troisième verre j’ai failli lui proposer de partir ensemble, d’aller baiser dans un bureau ; sur le bureau ou sur la moquette, peu importe ; je me sentais prêt à accomplir les gestes nécessaires. Mais je me suis tu ; et au fond je pense qu’elle n’aurait pas accepté ; ou bien, j’aurais d’abord dû enlacer sa taille, déclarer qu’elle était belle, frôler ses lèvres dans un tendre baiser. Décidément il n’y avait pas d’issue. Je m’excusai brièvement, et je partis vomir dans les toilettes. [30]

 Catherine lui inspire une telle répulsion qu’il doit aller vomir. Mais est-ce Catherine ou l’acte en soi qui lui répugne ? Et n’est-ce pas plutôt l’envie que le mépris qui se profile ici. Envie pour le vagin. Éjaculation buccale contre éjaculation phallique qui se répète lorsqu’il est confronté à une jeune femme qui ressemble à Véronique dans une discothèque :

Je n’ai rien répondu ; je commençais à avoir envie de vomir, et je bandais ; ça n’allait plus du tout. J’ai dit : « Excuse-moi un instant… » et j’ai traversé la discothèque en direction des toilettes. Une fois enfermé j’ai mis deux doigts dans ma gorge, mais la quantité de vomissures s’est avérée faible et décevante. Puis je me suis masturbé, avec un meilleur succès : au début je pensais un peu à Véronique, bien sûr, mais je me suis concentré sur les vagins en général, et ça s’est calmé. L’éjaculation survint au bout de deux minutes ; elle m’apporta confiance et certitude. [31]

 Le narrateur préfère aller se masturber et dégorger que de laisser libre cours à son désir.

Selon la théorie freudienne, les femmes sont jalouses du pénis de l’homme. En revanche, l’homme conçoit du mépris à leur égard : « Nous savons aussi toute la dépréciation de la femme, l’horreur de la femme, la prédisposition à l’homosexualité qui découlent de cette conviction que la femme n’a pas de pénis. » [32] Il va sans dire qu’il s’agit de l’homme névrosé, malade qui en est resté, sexuellement, au stade infantile ou dont la puberté a été perturbée dans son développement. Dans ce cas, la recherche de l’auto-satisfaction sexuelle, l’onanisme, prédispose à la névrose. L’onanisme compulsif du narrateur n’est pas sans danger selon Freud.  Toutefois, Aeppli émet quelques réserves à cette vision freudienne : « Sa conception trop simplifiée de la nature humaine, de la structure et des fonctions du conscient et de l’inconscient, lui valut beaucoup de résistance avant de recevoir un succès considérable, et même finalement la désapprobation de ses principaux collaborateurs. Cela tient à l’importance démesurément exagérée qu’il accordait à l’instinct sexuel, à la vue trop arbitraire qu’il se faisait de l’essence du destin humain. » [33]

Le perroquet est avant tout un oiseau capable d’imiter la parole humaine. Toutefois, s’il parle, il répète et récite sans comprendre ses propos. Dans son côté positif, l’oiseau est le symbole de l’âme. Son vol celui de la relation entre le ciel et le terre. Dans le côté négatif, il est ce que les bouddhistes nomment « la distraction ou, pire, le divertissement. » [34] Il signifie les valeurs solaires et ouraniennes. Dans les rêves, l’oiseau est aussi un des « symboles de la personnalité du rêveur. » [35] Cependant, le narrateur y voit une représentation de son chef qu’il n’apprécie guère.

Le chef de service, transformé en perroquet géant perché sur l’épaule de la jeune femme symbolise le quotidien du narrateur au bureau avec les cancans récurrents près de la machine à café et aussi probablement un côté de la personnalité du narrateur. Celui qui est obligé de se soumettre au rituel des bons rapports sociaux.  La femme de sa main apprivoise le perroquet en lui caressant le ventre. C’est le plaisir aléatoire de ces rapports auquel est convié le narrateur et qu’il récuse. Autrement dit, il devrait essayer d’accepter les problèmes engendrés, de les apprivoiser, de les séduire, de les assimiler au lieu d’en faire une montagne infranchissable et de les laisser envahir son univers onirique car : « Il est reconnu dans la pratique psychologique et psychiatrique que la santé morale de l’homme est gravement menacée lorsque celui-ci continue pendant la nuit à rêver des peines et des horreurs qui ont pu le préoccuper pendant le jour. Ne pas pouvoir, au moins pendant le sommeil, faire lâcher prise aux soucis de la journée a toujours passé pour un désagrément singulier. » [36] Le géantisme observé dans la représentation du perroquet se retrouve également dans le second rêve du narrateur.

La cathédrale de Chartres

Ce rêve, beaucoup plus élaboré, ne laisse rien présager de sa fin cauchemardesque :

Je me réveille. Il fait froid. Je replonge.

A chaque fois, devant ces outils tachés de sang, je ressens au détail près les souffrances de la victime. Bientôt, je suis en érection. Il y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L’idée s’impose : trancher mon sexe. Je m’imagine la paire de ciseaux à la main, la brève résistance des chairs, et soudain le moignon sanguinolent, l’évanouissement probable.

Le moignon, sur la moquette. Collé de sang. [37]

L’angoisse existentielle ressentie par le narrateur est accompagnée de pulsions mortifères. Il serait aisé de conclure, que puisqu’il désire se sectionner le sexe, il est motivé par une pulsion castratrice sous forme d’auto agression. Toutefois, selon Alberoni, l’agressivité est souvent un des constituants de la sexualité masculine.

Dans le cas d’une agressivité retournée contre soi-même, il est possible de parler d’auto punition si l’on en croit Freud et ce comportement serait particulièrement fréquent chez les mélancoliques. En effet, il assure :

Alors que, dans des périodes de santé, le mélancolique peut être, tout comme un autre, plus ou moins sévère avec lui-même, dans l’accès de mélancolie le sur-moi devient excessivement sévère, il injurie, humilie, maltraite le pauvre moi, lui promet les pires châtiments, lui fait des reproches pour des actions depuis longtemps passées qui, en leur temps, avaient été prises avec légèreté, comme si, durant l’intervalle, il avait rassemblé des accusations et n’avait fait qu’attendre son renforcement actuel pour surgir avec elles et pour condamner sur la base de ces accusations. [38]

Or, d’un côté, nous savons que le narrateur est nettement sujet à la mélancolie dont l’apogée est une dépression percutante. Dans cette partie du rêve, le sur-moi pourrait être la cause de cette auto mutilation. L’état dépressif dans lequel il se trouve continuellement le plonge dans une angoisse mortelle. Selon Freud, l’angoisse de la mort est synonyme de l’angoisse de castration : « C’est pourquoi je m’en tiens fermement à la supposition que l’angoisse de mort doit être conçue comme analogen de l’angoisse de castration. » [39] Mais, d’un autre côté, selon Aeppli et « contrairement à la conception freudienne, le rêve ne représente pas seulement la manipulation d’une réalité cachée, mais il constitue en lui-même un événement complet. » [40] De plus, dans ce rêve, la castration engendre un flot de sang éjaculatoire que je considère être  synonyme de l’aboutissement orgasmique.

Le jaillissement du flot de sang est une substitution de l’éjaculation. Le narrateur éjacule rouge. Freud parle de l’envie des femmes pour le phallus. Mais une autre envie se dessine ici. Une qui est aussi de grande importance relationnelle entre les sexes. C’est l’envie des hommes pour l’accouchement des femmes et leur capacité à donner la vie de manière visible et irréfutable. Une paternité on peut toujours la contester voire la nier. Il en va différemment d’une maternité. De plus, la certitude des femmes sur ce point est irréfragable, alors que les hommes restent toujours dans l’incertitude concrète au sujet de leur paternité. Angoisse dont les femmes restent totalement exemptes.

Comme nous venons de le voir, ce que le narrateur envie chez Catherine, c’est justement son vagin. C’est la raison pour laquelle il le dénigre comme une vacuité, c’est aussi la raison pour laquelle il aurait voulu taillader les ovaires de Véronique. Si le vagin peut encore être vu comme un organe de jouissance sexuelle tout autant que de reproduction, l’ambiguïté disparaît pour les ovaires. La capacité reproductrice directe des femmes est l’objet de jalousie du narrateur. Le narrateur voudrait être une femme dont les menstrues sont synonymes de fécondité. Dans la virtualité du songe, ses désirs se transforment en réalité onirique. Il accouche sur la moquette. Cisailler son sexe revient à couper le cordon ombilical pour accoucher de son pénis, un moignon, une petite chose fragile et ensanglantée comme un nouveau-né. Ce rêve comporte neuf parties distinctes plus une conclusion et un épilogue qui est donc l’accouchement. Mais revenons aux moments précédant l’apothéose et le début du rêve.

Retour à l’érotisme

« Je plane au-dessus de la cathédrale de Chartres. J’ai une vision mystique au sujet de la cathédrale de Chartres. Elle semble contenir et représenter un secret – un secret ultime. Pendant ce temps des groupes de religieuses se forment dans les jardins, près des entrées latérales. Elles accueillent des vieillards et même des agonisants, leur expliquant que je vais dévoiler un secret. » [41] Freud voit dans tout rêve de lévitation un symbole de l’érection ce que pourrait démontrer le début du rêve ci-dessus et la fin que nous venons de voir.  « Toutefois, les explorations modernes portant sur les rêves ont établi, non sans produire au début un certain étonnement, que l’inconscient humain possède une intense vie religieuse ; c’est particulièrement le cas d’ailleurs pour les non religieux. La psychologie complexe est pour cette raison arrivée à la certitude que le besoin religieux fait partie des attitudes fondamentales de l’âme. » [42] Dans ce second songe, le vol du narrateur pourrait être le symbole de son âme qui le porte naturellement vers un endroit de culte.

Par ailleurs, il y a dans la description un trait qui le rapproche du héros des romans à l’eau de rose : l’homme charismatique adoré de plusieurs femmes. Ici, l’homme charismatique, le narrateur, est détenteur d’un secret. Conformément à la théorie d’Aeppli émise au sujet de l’homme charismatique, des femmes l’entourent. Plus avant dans le rêve, il se suggère reporter ou journaliste. Cette remarque ne fait que corroborer une position d’autorité. N’appelle-t-on pas la presse le quatrième pouvoir ?

Tel un oiseau, il poursuit son vol et le froid l’enveloppe, terrible : « Puis, à nouveau, je survole la cathédrale de Chartres. Le froid est extrême. Je suis absolument seul. Mes ailes me portent bien. » [43] Le froid ressenti au réveil influence le développement du rêve. Toutefois, la cathédrale devient totalement méconnaissable, menaçante. « Je m’approche des tours, mais je ne reconnais plus rien. Ces tours sont immenses, noires, maléfiques, elles sont faites de marbre noir qui renvoie des éclats durs, le marbre est incrusté de figurines violemment coloriées où éclatent les horreurs de la vie organique. » [44] C’est alors que la scène tourne au viol, à l’émasculation et au meurtre.

  Selon Alberoni, « Dans le roman d’amour, le héros est glacé, lointain, terrible, le visage dur. » [45] Or qui est le héros des rêves du narrateur si ce n’est son chef de service et quoi de plus glacé et dur que le marbre de ces tours phalliques « immenses, noires et maléfiques. » La cathédrale de Chartres avec ses tours de marbre noir a l’air tout aussi menaçant que Patrick Leroy. Dans ce second rêve, elle en est une personnification amplifiée tout comme le perroquet l’était dans le premier. Le narrateur coule dans le vide, la sensation de vide similaire à celle éprouvée lors de la perte ou de l’éloignement de l’être aimé. Il se peut qu’envers et contre tout, le narrateur soit beaucoup plus attiré par son chef de service qu’il ne veuille l’admettre. La possibilité de l’homosexualité suggérée par Freud se profile en filigrane. Toutefois, le nez, symbole phallique, est remplacé par un trou béant d’où s’écoule la matière organique. Menstrues ou foutre suppurent et engendrent un écœurement proche de l’abject. Le narrateur sera transporté dans la plaine où voltigent les flocons de neige, signe de pureté mais aussi de solitude et de stérilité. Chaque épreuve surmontée sera suivie d’un court moment de répit, comme à tout orgasme succède le repos.

Nous savons que le désir d’identification du narrateur avec la gente féminine est si grand qu’il n’hésite pas à envisager l’ablation de sa verge. [46] Est-il utile de rappeler les revues pornographiques où la castration et l’émasculation sont des composants récurrents des fantasmes sadomasochistes. Un rêve où le parcours initiatique tient une place prépondérante. Le succès étant marqué par la transsexualité avec l’accouchement du pénis obtenue grâce à l’ablation par cisaillement pur et simple de celui-ci.

La plaine immaculée avec ses petits « flocons de neige qui volait de part et d’autre » est un symbole de la virginité violée par l’encre noire des « gros caractères agressifs » du journal. Métaphore de l’écriture sur la virginité de la page blanche où tout reste encore à écrire. Métaphore qui se retrouve dans le rêve de Daniel25.

 La possibilité d’un rêve

 La nuit qui suivit mon premier contact avec Marie23, je fis un rêve étrange. J’étais au milieu d’un paysage de montagnes, l’air était si limpide qu’on distinguait le moindre détail des rochers, des cristaux de glace, la vue s’étendait loin au-delà des nuages, au-delà des forêts, jusqu’à la ligne de sommets abrupts, scintillants dans leurs neiges éternelles. Près de moi, à quelques mètres en contrebas, un vieillard de petite taille, vêtu de fourrures, au visage buriné comme celui d’un trappeur kalmouk, creusait patiemment autour d’un piquet, dans la neige ; puis, toujours armé de son modeste couteau, il entreprenait de scier une corde transparente parcourue de fibres optiques. Je savais que cette corde était une de celles conduisant à la salle transparente, la salle au milieu des neiges où se réunissaient les dirigeants du monde. Le regard du vieil homme était avisé et cruel. Je savais qu’il allait réussir, car il avait le temps pour lui, et que les fondations du monde allaient s’écrouler ; il n’était animé d’aucune motivation précise, mais d’une obstination animale ; je lui attribuais la connaissance intuitive, et les pouvoirs d’un chaman. [47]

Le vieil homme selon l’ordre de choses naturel représente l’expérience et personnifie une longue vie. Dans le rêve du narrateur d’Extension du domaine de la lutte, il s’agit de vieilles femmes. Dans celui de Daniel25, d’un vieil homme. Le vieux ou la vieille femme inconnus de nos rêves se sont formés au cours des temps. Ils sont l’aspect immémorial de la vie. Que ce soit le narrateur ou Daniel25, tous les deux, dans leur rêve respectif, devinent qu’il y a dans les personnes âgées rencontrées dans l’univers onirique, la connaissance mûrie de tout ce qui touche aux choses de l’existence. Le vieux kalmouk scie la corde transparente. Par son action un monde va s’écrouler sur ses fondations. Cependant, toute destruction est aussi une création, fût-elle celle du chaos.

Dans le rêve du narrateur, le martyre d’une vieille femme travaillée à la tronçonneuse, ce que sa sœur relate avec force plaisir, révèle au rêveur son identification avec les victimes, toutes féminines. Chaque vieux qui meurt est une bibliothèque qui disparaît. En ce sens, dans les deux rêves se retrouve la disparition d’un monde et la naissance d’un autre, en une sorte d’irréversibilité. À cette différence près qu’elle n’est qu’onirique dans le cas du narrateur qui supprime sa verge alors qu’elle est consommée dans celui de Daniel25 qui quitte définitivement sa vie quotidienne. D’autre part, les rêves de neige et de glace indiquent que le froid est dans l’âme du rêveur. Le paysage d’hiver traduit quelque chose de grandiose et de terrifiant tout à la fois. Malgré les personnages qui les entourent, Daniel25 et le narrateur sont seuls dans leur univers respectifs tant l’onirique que le quotidien.

Quant au vieux, il symbolise les forces destructives en Daniel25, cette énergie agressive qui le pousse en dehors du cocon protecteur dans lequel il vivait jusque-là et le dirige vers la mort. Tout comme le narrateur, il semble posséder en lui des forces primitives dangereuses. Par ailleurs, tout le personnage Daniel25 forme une parabole ironique de l’amour qui se contenterait d’eau fraîche. Lui sont nécessaires l’eau salée, métaphore des larmes, et l’air du temps absorbé par sa peau translucide.  Son rêve reflète la solitude de sa vie par la glace et les cimes des montagnes qui en sont le symbole, comme le sont les tours avec la neige qui suggèrent l’hiver dans celui du narrateur.

En fait

Bachelard, qui s’est plus penché sur la rêverie que sur les rêves, rejoint néanmoins Bakhtine pour qui le moi prend conscience de soi-même uniquement en interaction avec l’Autre, [48] ce que Todorov résume  en « principe dialogique. » [49]  Aucune construction de l’être n’est possible en dehors du contexte social. L’Autre est la condition sine qua non de l’élaboration du Moi : « l’acte le plus personnel même, la prise de conscience de soi, implique toujours déjà un interlocuteur, un regard d’Autrui qui se pose sur nous » [50]. Le narrateur prend conscience sous le regard de l’Autre onirique de sa situation actuelle. Il en est de même pour Daniel25 qui comprend les événements en regard du vieux kalmouk. Par l’intermédiaire de l’Autre s’établit la relation dialogique entre le conscient et l’inconscient chez les deux protagonistes. Toutefois, si les rêves sont à analyser suivant la méthode des Anciens, plus spécialement celle d’Artémidore, que Freud et Aeppli tenaient en grande estime pour ce qui est de son interprétation des songes, ceux-ci seraient avant toute chose une prémonition. Dans ce cas, ni le narrateur ni Daniel25 ne trahissent être conscients de ce caractère prémonitoire. Et cela bien que cette possibilité soit absolument présente dans leur rêve distinctif. En effet, la chute du narrateur entre les tours peut être vue comme sa chute finale dans la dépression et l’écroulement du monde de Daniel25 comme l’affaissement total, à plus ou moins long terme, du réseau informatique, fondation du monde tel qu’il le connaît. Peut-être la raison plus ou moins consciente pour laquelle Daniel25 quitte son habitat protégé. Si j’en crois Bachelard, « toute prise de conscience est un accroissement de conscience, une augmentation de lumière, un renforcement de cohérence. » [51] Or le narrateur et Daniel25 sont bien conscients de leurs rêves. De ce fait leur cohérence psychique en est renforcée et augmente leur crédibilité en tant que personnage.

De ce qui précède, il ressort que le lien entre l’univers onirique des personnages et leur comportement diurne, existe de toute évidence. Sa nature, bien que complexe, n’en reste pas moins cohérente. Elle permet la prise de conscience qui ne peut se révéler qu’au moyen des symboles oniriques, le narrateur, tout autant que Daniel25, étant par trop immergé dans sa situation présente pour en discerner les méandres psychologiques. En ce sens, leurs rêves reflètent leurs préoccupations journalières et leurs désirs sous-jacents. Accessoirement, notons que les rêves chez Michel Houellebecq approfondissent l’image psychologique du personnage, lui donnant plus de véracité, ce qui offre une identification plus profonde au lecteur.

 Notes


[1] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai lu, 1999

[2] Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998

[3] Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001

[4] Voir à ce sujet Murielle Lucie Clément, Houellebecq, Sperme et sang, Paris, L’Harmattan, 2003

[5] Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005

[6] Murielle Lucie Clément, « Michel Houellebecq. Masculin versus féminin », L’Esprit créateur : After the erotic, Vol. XLIV, n° 3, Fall 2004, pp. 28-39, « Michel Houellebecq. Érotisme et pornographie », CRIN 43, 2004, Amsterdam, Rodopi, pp. 99-116

[7] Francesco Alberoni, L’Érotisme (1986), Paris, Ramsay, 1994, Tr. Raymonde Coudert

[8] Ibid. 4ème de couverture

[9] Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, Paris, Pauvert, 1971, Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957

[10] Hélène Cixous, Entre l’écriture, Paris, Des Femmes, 1989

[11] Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, Georges Bataille,

[12] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949

[13] Susan Griffin, Pornography and silence, New York, Harper and Row, 1982

[14] Francesco Alberoni, op.cit.

[15] Gaston Bachelard, Poétique de la rêverie (1960), Paris, PUF, 1999

[16] Ernest Aeppli, Les rêves et leur interprétation (1951), Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2002

[17] Ibid., p. 132

[18] Ibid., p. 17

[19] Ibid., p. 17

[20] Ibid., pp. 51-56

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Sigmund Freud, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 7

[26] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, pp. 6-7, souligné dans le texte

[27] Ernst Aeppli, Les rêves et leur interprétation, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 65

[28] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Le Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 779

[29] Sigmund Freux, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 72

[30] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, pp. 46-47, souligné dans le texte

[31] Ibid., p. 113

[32] Sigmund Freux, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 115

[33] Ernst Aeppli, Les rêves et leur interprétation, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 124

[34] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Le Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 695

[35] Ibid., p. 698

[36] Ernst Aeppli, Les rêves et leur interprétation, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 56

[37] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 141-143

[38] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1936), Paris, Gallimard, 1984, traduction : Anne Bergman, p. 85

[39] Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 2005, p. 44

[40] Ernst Aeppli, Les rêves et leur interprétation, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 24

[41] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 141-143

[42] Ernst Aeppli, Les rêves et leur interprétation, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 344

[43] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 141-143

[44] Ibid.

[45] Francesco Alberoni, L’Érotisme, p. 37

[46] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 113

[47] Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 223

[48] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard, 2003

[49] Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique suivi de Écrits du cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1981

[50] Mikhaïl  Bakhtine, Le principe dialogique, cité par Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le Principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 50

[51] Gaston Bachelard, Poétique de la rêverie (1960), Paris, PUF, 1999, p. 5